Éditorial
Catherine Chomarat-Ruiz

Quand nous avons diffusé, pour le premier numéro de la revue Design, Arts, Médias, l’appel à contributions « L’exposition de design », nous imaginions recevoir des propositions qui interrogeraient les spécificités des expositions de design, en comparant ces dernières avec les expositions d’art, en opérant un retour sur une expérience de commissariat, en s’immergeant dans le projet de design en tant qu’espace d’exposition… Notre intention était de poser ainsi les prémisses d’une expologie comparatiste des expositions de design : les articles réunis n’ont pas déçu notre attente.

1. Une approche frontale de la singularité des expositions de design

Parmi ces contributions, certaines répondent de façon frontale à la question de la spécificité. Elles soulignent en effet que ces expositions ont une origine historique et une portée bien à elles. On connaît l’importance d’Henry Cole, des expositions universelles et du Crystal Palace. Mais on n’oublie pas que, dans l’Italie des années 30, l’intérêt porté à ce qui deviendra le design est contemporain de la montée du fascisme et de l’esthétisation de la politique. Comme le rappelle Jérôme Glicenstein dans « La fondation de la Triennale de Milan et la question de l’exposition à l’époque du fascisme », la particularité des expositions de design, dont témoigne d’emblée la Triennale de Milan en 1933, tient par conséquent à ce qu’elles ont d’emblée été comprises comme médias, supports susceptibles de soutenir propagande et idéologie.

La question est alors de savoir ce qui perdure de cette origine. Un premier élément de réponse tient à ce que les expositions de design ne fonctionnent pas comme un simple média, un support de communication dont la finalité est de transmettre un message en toute transparence, même s’il ne s’agit plus, comme dans le cas du fascisme, d’endoctriner. C’est ce que montre David Olivier Lartigaud dans «La/le commissaire est un/e visiteur/euse comme les autres». En opérant un retour d’expérience sur deux expositions proposées à la Biennale Internationale Design Saint-Étienne, il montre que cet événement, né d’une école d’art, promeut une approche du design « par l’artistique », « propose un regard perspectif, culturel et/ou critique, s’éloignant absolument d’un salon du meuble ou d’une foire expo ». Or, cette intention ne s’exprime qu’implicitement dans le cahier des charges adressé aux commissaires. Un autre article confirme que les expositions de design constituent un média complexe. Dans «L’exposition de design graphique : projet exposé ou projet d’exposition ? », Margaux Moussinet montre que ce type-là d’exposition relève d’un dispositif en abyme où le design graphique joue sur plusieurs niveaux : en tant qu’objet exposé, outil d’exposition, projet exposé, projet d’exposition, démarche propre à une discipline interscalaire.

Cependant, d’autres contributions remettent en question cette spécificité-là des expositions de design. Il est en effet des expositions d’art ou de design qui disent révéler quelque chose de l’ambiguïté intrinsèque des machines, et qui cachent au moins autant qu’elles montrent. Par exemple, quand les expositions de design et les œuvres sont pilotées par des données, elles font appel à des logiciels qui, eux, ne sont pas montrés au public. Et il arrive aussi qu’elles n’y font pas réellement appel, contrairement à ce qu’elles annoncent. Cette analyse, que Kim Sacks développe dans « Exhibit A : Exposing software », laisse penser que, peu importe que l’exposition soit d’art ou de design, toute exposition (en tant que média) révèle et cache simultanément quelque chose. Ce point de vue s’élargit dans d’autres articles. À moins de retrouver une sorte de jeu, de liberté dans le commissariat comme dans la visite, il n’existera bientôt plus de spécificité des expositions de design dans la mesure où ce type d’événement constitue désormais « le lieu par excellence » de l’« indistinction ». À travers l’analyse qu’elle met en œuvre dans « De quoi faisons-nous au juste l’expérience ? L’exposition à l’ère de l’indistinction », Aline Caillet souligne en effet que, dans une exposition d’art ou de design, on risque très prochainement de ne plus avoir affaire qu’à des « objets culturels » qui, « pris en charge par les industries du même nom », sont moins montrés pour leurs qualités qu’en vertu de la fonction qu’ils occupent dans un système économique et culturel.

Comme si elles répondaient à ce statut ambigu d’une exposition qui dissimule autant qu’elle exhibe, et comme si elles luttaient contre cette « indistinction », Rose Dumesny et Lou Vettier inventent des objets de design ludiques et projettent une exposition baptisée Techno Tales destinés à nous faire prendre conscience d’enjeux scientifiques ou numériques des objets qui peuplent notre vie. C’est cette expérience qu’elles relatent dans « Techno Tales : quelles formes de médiation pour le numérique ? ».

En interrogeant sans détour la spécificité de l’exposition du design, on comprend que la compréhension de l’exposition de design comme média (complexe, peu assujetti à la vérité) semble l’avoir emporté, que l’on traite d’art ou de design. Mais l’on saisit aussi que l’apparition d’objets numériques, la façon dont ils ont envahi nos vies, ont poussé les designers à réinventer des formes d’exposition et de nouveaux objets de design. En d’autres termes, la question de la spécificité repose, à nouveau frais, celle de la particularité éventuelle des objets de design.

2. Spécificité des objets de design

On pressent, au regard de ces quelques lignes, comment répondent les auteurs dont nous venons de faire état. Pour Aline Caillet, l’objet même de design est ambivalent dans sa nature et sa finalité, à la fois «désintéressé », voué à la contemplation, et « utilitaire ». Qualifié « d’expôt », neutralisé par les approches communicationnelles des expositions, il se transforme en « objets anxieux », indistincts, privés de propriétés propres, dépendants d’un investissement esthétique, utilitaire, etc. Dans le champ du design graphique, la spécificité des objets exposés est au cœur d’un problème particulier du fait du dispositif en abyme que Margaux Moussinet met au jour : l’objet exposé est déjà en soi un objet de médiation qui doit à son tour être médié par le truchement d’un autre objet graphique… Quelle est sa nature ? Sa spécificité résiderait paradoxalement dans cette absence de substance.

C’est peut-être l’arrivée du numérique qui a bousculé les lignes de l’exposition et fait retrouver à certains objets de design une spécificité consistant à révéler, par une médiation sensible et non par l’acquisition de compétences techniques, les technologies qui, elles, s’incarnent dans les objets qui peuplent notre quotidien, s’y dissimulent dans la mesure où nous ne comprenons pas toujours comment elles fonctionnent. Ces nouveaux objets de design recouvrent une portée critique en nous projetant dans « une réalité alternative ». Ils participent du strange design, design fiction et/ou critique. Par exemple, Physic circus réunit les codes esthétiques du cirque pour expliquer la supraconductivité. C’est un parti pris assez proche du strange design qu’adopte David-Olivier Lartigaud quand il écrit : « En sélectionnant des projets étranges, parfois modestes, aux fonctionnalités inattendues (chaussures pour se rehausser à la taille de son interlocuteur, coquille de bernard-l’hermite à imprimer en 3D, masque d’Anonymous à monter soi-même, secoueur d’I-phone, etc.) nous nous positionnions dans une approche critique mais surtout didactique comme en témoigne le texte du catalogue ».

L’on pourrait rétorquer que ces objets-là sont très particuliers et, qu’en dehors d’eux, un expôt conserve la neutralité de tout expôt. C’est Marine Royer qui permet de répondre à cette objection. Dans « Concevoir en portant attention aux milieux. Étude sur les modalités d’exposition du design de la participation », elle rappelle à propos du « design de la participation », mais cela est vrai de tout champ d’application du design, que les propositions de design sont exposées et proposées dans une « posture incrémentale », «de façon brute, informelle, dans une perspective participative et maïeutique : ce sont des lignes jetées prêtes à être saisies et n’ayant d’autres buts que de concevoir le projet. Ce sont avant tout des images de pensée ». En d’autres termes, la spécificité des objets de design réside non pas tant dans le résultat final, la production, que dans le processus mi-idéel mi-imagé qui a précédé leur réalisation.

C’est pourquoi on comprend mieux le lien entre la spécificité des expôts de design et la question de savoir s’il existe des lieux particuliers pour exposer le design. À sa façon, Marine Royer répond que le lieu d’exposition par excellence, pour le design, c’est le projet. Que faut-il en penser ?

3. Des lieux particuliers pour les expositions de design

Parmi les lieux d’exposition du design, figurent des lieux que l’on pourrait qualifier d’« immatériels », dans la mesure où le design s’est toujours exposé dans les arts du spectacle ou de la scène, notamment à travers les costumes, les décors, le problème étant que ce type d’exposition demeure implicite, vise à produire un message subliminal. L’exposition vaut ici pour promotion, campagne publicitaire en faveur de tel grand couturier associé à tel personnage dans tel film, de tel designer ayant conçu telle ou telle architecture d’intérieur. On sait, pour le dire avec les mots de Brigitte Auziol, que ce type d’exposition s’inscrit dans l’histoire des techniques de l’étalagisme qui, depuis le XIXe siècle et les expositions universelles, exerce un pouvoir prescriptif.

À côté de ces lieux immatériels, existent des lieux « physiques » propres aux expositions du design. Parmi les institutions privées qui montrent le design, l’entreprise d’édition Vitra, sise à Weil am Rhein, tient une place singulière qu’analyse Brigitte Auziol dans « Le campus Vitra : pratiques et intentions d’expositions d’un éditeur de design, premières investigations ». Sur son site, cet éditeur de design fait coexister « un show-room dédié à ses productions, les réserves visitables de sa collection patrimoniale et des expositions temporaires monographiques ou thématiques ». Le visiteur est par conséquent confronté à un ensemble hétérogène associant dimensions commerciales, culturelles, voire patrimoniale. Ici, le problème tient, comme le souligne Aline Caillet, à la finalité coercitive de tout dispositif. Au fond, ce type de « méta-dispositif » s’inscrit dans une histoire des lieux d’exposition du design qui, inaugurée avec le Crystal Palace, viserait une forme de surveillance s’exerçant dans et par la transparence ou, si l’on préfère « l’exhibition ».

Du coup, le projet apparaît bien comme étant un lieu moins marqué du sceau de l’idéologie, du marketing que ces lieux-là d’exposition. La question que pose Marine Royer est alors de savoir où rendre compte, au sein d’une exposition, de ce lieu originel de l’exposition propre au design. Elle répond qu’il y a autant de lieux que de problèmes soumis au designer : « école, lycée, marché, bibliothèque, friche, place, bidonville, hôpital, etc. » qui ont pour particularité de relever de « l’enceinte, la vacance et l’espace délaissé » des milieux.

La spécificité des lieux d’exposition de design tient donc au fait que tout lieu est potentiellement un lieu d’exposition du design. Mais le questionnement ne peut que rebondir. Car si la question du lieu peut être tranchée, on ne sait pas pour autant comment rendre compte, au sein d’une exposition, de ce lieu originel de l’exposition propre au design. Étant donné que le projet en tant que processus est constitué d’étapes intermédiaires destinées à se succéder les unes aux autres, à changer en fonction des suggestions des publics concernés (usagers, habitants, patients, etc.), à s’effacer jusqu’à l’obtention d’une solution consensuelle, comment exposer ces expositions des phases projectuelles ?

4. Comment opère une exposition de design

Si l’on considère l’ensemble des contributions à ce dossier, aucune ne répond spécifiquement à cette question-là, ce qui laisse entendre que ces « accrochages-in-progress » requièrent les mêmes moyens, les mêmes façons d’opérer, que n’importe quelle autre exposition. Quels sont-ils ?

À propos de Vitra, Brigitte Auziol précise que, par « méta-dispositif », elle entend l’ensemble des moyens constitutifs de l’exposition, c’est-à-dire « la scénographie de l’exposition (le cadre, le mobilier, le parcours, les textes, l’éclairage), les objets exposés mais aussi les consignes plus ou moins impératives faites au visiteur ». C’est en employant ces moyens-là que « les concepteurs de l’exposition agissent et tentent de produire les effets d’exposition ». Dans le cas de Vitra, il s’agit d’inciter le visiteur à contempler, expérimenter, acheter non pas des produits dérivés, comme dans toute exposition, mais les objets eux-mêmes.

Pas moins de quatre contributions précisent ce propos sur les moyens mobilisés. Dans « Exposições como forma de relação entre arte, curadoria e design », Renata Perim rappelle que, par la médiation du design, tout commissaire d’exposition cherche à réduire la distance existant entre les œuvres et le public, tandis que dans « L’exposition de l’objet de design : réflexion sur la démarche du designer-scénographe », Chiara Rubessi montre combien, parmi les moyens empruntés au design pour exposer le design, la scénographie demeure toute puissante : c’est en effet elle qui fait l’espace et pas le contraire.

Le problème soulevé par nos deux contributrices tient précisément au fait que cette médiation, si elle devient trop présente, peut réduire la polysémie inhérente à l’expôt, tandis que cette puissance de la scénographie peut occulter l’expôt au profit du designer-scénographe éventuellement commissaire. Empruntés au design, les moyens mobilisés risquent de l’emporter sur la finalité de l’exposition de design. Pour éviter l’écueil de la réduction du sens, Pierre-Damien Huyghe, qui plaide pour que les moyens requis par les expositions de design ne soient pas les mêmes que pour la peinture ou la sculpture, suggère que les expositions de design procèdent du montage cinématographique. Dans « L’exposition comme montage », il suggère que le problème de l’accrochage n’est pas tant de rapporter au contexte telle ou telle pièce, mais de « susciter un commentaire », voire un « étonnement », devant la mise « en tension de l’esprit du temps ». C’est pourquoi il écrit : « Je rêve encore d’une exposition consacrée au Bauhaus qui, montrant par exemple la chaise de Breuer à côté d’une autre du même temps employant peut-être les mêmes matériaux, mais pas de la même façon ni pour la même forme, ferait par ce fait même sentir par différence. »

De son côté, Dorian Reunkrilerk part du constat que les expositions de design laissent peu de place au « vécu » du visiteur. Dans l’article intitulé « Donner à vivre le projet en design : perspective pour l’expologie du design», il soutient que, pour y remédier, il s’agit d’inventer des formes plus dynamiques «où l’exposition se mêle au projet de design », des formes qui transforment le spectateur en acteur, c’est-à-dire des formes « agentives ». Cette approche des moyens dévolus aux expositions de design, qui se fonde sur une manière projectuelle de produire des effets d’agentivité, ne permettrait-elle pas d’éviter l’écueil de la toute-puissance de la scénographie ?

Quoi qu’il en soit, cela signifie que le projet demeure l’alpha et l’oméga des expositions de design. À la fois lieu originel et moyen d’exposer le design, il n’y a qu’en tant qu’expôt à privilégier qu’il ne fait pas l’unanimité !

Dans leur complémentarité, les contributions composant notre dossier thématique ont donc cerné, pour le design, la spécificité des expositions, des expôts, des lieux, des moyens mobilisés. Elles ont en outre instruit l’hypothèse d’une expologie comparatiste des expositions de design.

5. Une expologie spécifique au design

On pourrait en effet penser que l’on n’a pas attendu de mettre au point une telle expologie pour étudier les expositions. De fait, les retours sur expérience de commissaire qui décrivent, à la façon dont l’anthropologie pourrait le faire, le processus à l’œuvre dans une exposition commentent avec précision les stades de la commande, le choix des œuvres, le contrat de confiance établi avec les œuvres ou les projets à exposer, la scénographie, etc. C’est ce à quoi se livre David-Olivier Lartigaud quand il étudie, à l’aide de deux expériences de commissariat, la Biennale Internationale Design de Saint-Étienne. On pourrait ajouter, avec Aline Caillet, que les expositions de design, qui ont d’emblée été saisies comme médias, sont légitimement étudiées par les Sciences de l’information et de la communication. Comme si elle pressentait l’objection qui consisterait à avancer que le retour d’expérience, fût-il fondé sur l’anthropologie, est toujours partiel s’il ne fait pas l’objet d’une théorisation plus vaste, tandis que, depuis l’apport méthodologique de Jean Davallon, les sciences de l’information et de la communication servent à étudier, indistinctement, les expositions d’art et de design, Brigitte Auziol repart de l’idée qu’ une exposition relève d’un « méta-dispositif » spécifique qui, en tant que tel, appelle « une approche holistique». Que faut-il entendre par là ? Et quel est le rapprochement à opérer avec le type d’expologie que nous appelons de nos vœux ?

En premier lieu, une approche des expositions pourrait être dite « holistique » si elle est comparatiste. C’est en rappelant ce qui s’est passé pour la photographie lors du salon de 1859 – on se souvient de la critique de Baudelaire – que Pierre-Damien Huyghe analyse ce qui se joue, de nos jours, pour le design que l’on s’acharne à montrer comme la peinture ou la sculpture. En d’autres termes, si l’on veut poser les jalons d’une expologie du design, il faut que cette expologie soit comparatiste, notamment à l’égard des expositions consacrées à l’art. Comparer, c’est en effet se donner les moyens d’échapper à l’indistinction art/design en faisant surgir les traits saillants du design. Ce comparatisme serait tout aussi éclairant à propos des mutations conjointes du monde de l’art et du monde du design ; mutations qui, de façon similaire à ce qui s’est passé pour les artistes, ont peut-être conduit les designers à devenir commissaires pour éviter la maltraitance des expôts, une médiation envahissante, une restauration acharnée des œuvres. Mutations qui, de façon paradoxale, ont pu conduire à l’artialisation des designers stars (Chiara Rubessi). Enfin, ce comparatisme serait également intéressant pour rappeler que si musées et autres galeries (d’art ou de design) peuvent fonctionner comme autant de dispositifs, servir une articulation coercitive de savoirs et de pouvoirs, ils ont aussi été pensés comme des « appareils démocratiques », susceptibles d’offrir à la vue des collections et de former le jugement critique des individus.

En second lieu, une approche des expositions pourrait être « holistique » à condition de ne pas se situer en surplomb, c’est-à-dire à la condition de se mettre à hauteur de vue des expositions de design. C’est pourquoi seule une expologie des expositions de design peut réellement correspondre à l’approche holistique dont nous avons fait mention.

Si cette sorte d’expologie paraît nécessaire dès lors qu’elle ne peut se réduire à la manière dont procède l’étude actuelle des expositions de design, s’il apparaît qu’elle doit d’être holiste, comparatiste et à hauteur de vue des expositions, il reste encore à en établir les prémisses. C’est ce à quoi se risque l’article intitulé « Jalons pour une expologie comparatiste du design » qui, s’il clôt ce dossier, a pour seule ambition d’en appeler à ses lecteurs pour mieux ouvrir le débat !