L'exposition comme montage
Pierre-Damien Huyghe

Professeur émérite des universités, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Membre de l’Institut Acte

Résumé : L’exposition a été historiquement liée à la critique. Cet article interroge l’actualité de cette liaison. Suivant la lecture que fit Benjamin de Baudelaire, il propose à cette fin de mettre en tension l’idée même d’exposition et montre que la critique de pratiques comme la photographie et le design requiert qu’on expose dans un certain écart à l’égard du modèle traditionnel des arts plastiques. De là l’intérêt porté à la notion de montage.

Abstract : Historically exhibition and critique have been linked. This paper questions the actuality of this link. For this purpose, following Benjamin of Baudelaire’s reading, it proposes to put the very idea of exhibition in tension and shows that the critic of practices such as photography and design admits to exhibit, but in moving away from the traditional model of fine arts. From this derives the interest in the concept of film editing.

Introduction

Nous ne sommes plus au temps des Salons et de leurs expositions. En art, nous avons désormais affaire à des installations. Entre ces deux mots – installation et exposition – une significative différence de préfixe. On s’installe ou on installe quelque chose dans un lieu, en raison du sentiment qu’on a d’y être appelé. Pour l’exposition, c’est différent. Par définition, ce qui s’expose échappe, le temps au moins de sa tenue dans cette situation, à la certitude de son statut. Il en résulte, pour simplifier, que dans une installation artistique la question n’est pas en jeu de savoir si c’est de l’art ou pas. Cette question se règle préalablement, et de manière professionnelle, au niveau de l’invitation ou de l’appel. Je vais ici une fois de plus rappeler que « professer », c’est déclarer publiquement et qu’un jeu de déclarations se trouve bien en l’occurrence activé : une institution artistique déclare qu’elle ouvre un espace pour une installation, un artiste déclare une réponse possible et cette réponse est acceptée pour ce qu’elle professe. La question qui se pose dès lors aux récepteurs ultimes (les spectateurs, les passants) n’est pas de savoir si c’est de l’art (cette question est déjà réglée, la réponse est dans le jeu des déclarations initiales), mais de comprendre ou le cas échéant de se faire à l’idée qu’en effet ça en est.
Dans leur histoire les Salons ont montré par l’exemple la possibilité d’une autre logique concernant, elle, des opérateurs de métiers, ce dernier mot ayant d’abord moins renvoyé à l’exercice de compétences personnelles qu’à la possession d’un appareillage déterminé d’outils. Ces opérateurs, dans les circonstances où leurs travaux n’étaient pas seulement présentés à un public mais bel et bien exposés à une critique, apparaissaient en l’occurrence d’abord comme des prétendants : pour ce qu’ils avaient mis en œuvre depuis ou avec leurs métiers ils espéraient une considération que la seule possession de l’outillage ne suffisait pas à attribuer, celle qu’on accordait aux œuvres d’art. Il y allait, pour ainsi dire, d’un supplément de reconnaissance. La question qui se posait était bien alors l’inverse de la précédente : non pas comprendre en quoi c’est de l’art, mais juger si ça en est. « Si vous exigez que je vous confère le titre d’artiste ou d’amateur des beaux-arts... », disait Baudelaire dans les premières pages de son Salon de 1859 avant de prendre le temps de l’examen et de trancher dans plusieurs cas malgré l’espérance des prétendants. Ce n’était pas sans conséquence pour eux dont le statut de profession dépendait pour une grande part du jugement critique à quoi ouvrait l’exposition.
Que pareil jugement critique fût en dernière analyse un jugement de goût qui se décidait « sans concept », qu’il ne fût pas un savoir, qu’il fût lui-même pour lui-même en situation critique, jamais sûr au fond de sa propre décision et par conséquent ouvert à son tour à un second degré de critique possible, c’est une affaire qui aura fait couler beaucoup d’encre et trouvé sa justification foncière dans la philosophie de Kant. Je n’y reviens pas. Mon intention est de réfléchir davantage à la particulière prétention que le propos baudelairien aura lié au caractère de l’exposition de 1859. Le Salon cette année-là fut en effet inhabituel car ouvert aux tenants d’une « industrie nouvelle » (entendons, comme dit aussi le texte, un « stratagème » technique, une sorte de «procédé1 »). Le critique Baudelaire affirma qu’il vaudrait mieux ne pas permettre à cette industrie « de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions2 ». Si on persistait à la laisser faire ainsi « concurrence », c’est tout l’art qui se trouverait bientôt, pensait-il, « supplanté ou corrompu tout à fait3 ». Ce que Baudelaire écartait ainsi du champ des expositions possibles, c’est, nous le savons, la photographie. Ce n’est pas qu’il la rejetait absolument. Elle pouvait par ailleurs « servir », disait-il. Lisant et relisant ce propos, j’en viens à me demander si la colère qui s’y déploie est aussi générale et drastique qu’elle paraît à première lecture. L’évoquant lui-même à quelques soixante-dix ans de distance, Walter Benjamin affirma pour sa part qu’il fallait en « déplacer l’accent » et que ce qui s’y nichait c’était malgré tout une réelle « défense contre toutes les usurpations de la photographie artistique4 ».

1. Une affaire d’authenticité

« Usurpation » ? Le mot est fort, et l’ensemble de l’expression où il apparaît pas moins difficile à lire que la source qu’elle commente. On peut comprendre, retrouvant alors la pente la plus manifeste du propos baudelairien, que la photographie fait tort à l’art quand elle prétend y paraître de la même manière – selon les mêmes règles d’exposition et au même titre – que, par exemple, la peinture, mais on peut aussi considérer, à l’inverse pour ainsi dire, que Benjamin, au moins lui, et Baudelaire peut-être aussi de façon latente, évoquent la possibilité paradoxale pour la photographie de manquer à sa propre « authenticité » (ce terme est aussitôt lâché par Benjamin) dans tous les cas où elle accepte de rivaliser avec les tableaux. C’est la photographie qui produirait alors d’elle-même un usage usurpé, se faisant d’une manière ou d’une autre violence en acceptant de s’exposer à la façon des œuvres. Sans doute s’agit-il alors pour elle d’accéder à une reconnaissance dont la valeur n’est pas en soi contestable. Mais cette reconnaissance, même si elle s’accompagne de quelques avantages, au fond authentiquement ne lui convient pas (ou ne lui convient qu’à la condition qu’elle perde en authenticité). Pareille trahison de soi procède, je suppose, d’une volonté, celle qui détermine la capacité opératoire d’ordre nouveau qu’elle est à s’engager dans la simulation esthétique d’un art plus ancien qu’elle, en l’occurrence la peinture. La photographie ferait tableau comme on fait semblant et (c’est tout un finalement) se montrerait de la manière qui convient à cette semblance, en panneaux accrochés sur des murs, quand d’autres présentations sont possibles qui feraient davantage voir les spécificités de la capacité d’image qu’elle met en jeu.
Pensons dès lors au design. Ne pouvons-nous pas envisager que ce qui s’est joué et discuté à propos de la photographie se joue et se discute derechef avec lui ? À son tour il n’a pas pour milieu a priori celui des métiers artistiques et il est sûrement parent de quelques industries nouvelles. Vouloir l’exposer, n’est-ce pas alors lui faire courir un risque, celui de se soumettre à une modalité de présentation, non plus la peinture sans doute, mais la sculpture, qui, ne lui convenant pas essentiellement, n’étant pas de son époque technique, ne saurait l’ouvrir au jugement de goût – à une sorte au moins d’appréciation critique – qu’en trahissant sa condition même ? C’est bien possible. Cependant l’argument en dernière analyse benjaminien qui donne à cette hypothèse sa plausibilité peut être encore autrement considéré et étendu. Car s’il y a quelque chose d’inauthentique dans une photographie ou un design qui s’exposeraient comme telle ou telle pièce se revendiquant d’un art de tradition ou d’une histoire de l’art (ce serait là mieux dire, j’y reviens dans un instant), ne pouvons-nous imaginer qu’existent des expositions elles-mêmes inauthentiques, c’est-à-dire des expositions qui, empruntant à leur propre histoire, mimant en quelque sorte leur tradition, donnent ou donneraient toutes les apparences, mais seulement les apparences en la circonstance attendues ? Pareilles expositions sembleraient exposer, mais il leur manquerait, et ce n’est pas rien, la substance, c’est-à-dire l’indécision initiale propre à l’enjeu critique. S’il y a bien là risque, n’est-ce pas pour autant cependant que l’idée même d’exposition demeure enfermée dans son modèle historique, celui des arts plastiques ? Posant cette question, je ne pense pas seulement à l’organisation spatiale, aux lieux, aux sites, aux dispositions et, comme on dit encore, aux accrochages : tout cela n’est-il pas trop modélisé et diffère-t-il suffisamment en raison de l’époque ? Il y va aussi du titre par hypothèse supposé se jouer : une exposition aujourd’hui inauthentique serait une exposition persistant dans la même et constante arrière-pensée, celle de considérer et de faire considérer comme art ce à quoi elle touche.

2. Des titres à conférer

Pour examiner cette affaire avec un peu de précision, revenons à la phrase clé de Baudelaire : « Si vous exigez que je vous confère le titre d’artiste ou d’amateur des beaux-arts... ». Pareille phrase repose sur une double supposition. De la première, j’ai déjà commencé à parler : il s’agit que le titre en jeu ne soit pas conféré antérieurement à l’exposition. Quant à la seconde, elle requiert que le sujet conférant ne soit pas lui-même dans les secrets de la fabrication. Une exposition inauthentique pourrait bien être dans ces conditions une exposition jouée d’avance parce que livrée à une critique trop connaisseuse et pas assez « amateur », une exposition où le moment en principe indécis d’abord, et jamais définitivement réglé, de la critique se trouverait ainsi en quelque sorte court-circuité. Et ce court-circuit lui-même nous commençons à comprendre ce qui pourrait le produire : non pas l’expérience même de l’exposition (son moment esthétique), mais son entour. Je dis « entour » car il s’agit bien de tout un enveloppement, je pourrais aussi bien dire « légende » pour ce que ce mot rapporté à sa forme étymologique latine (un adjectif verbal) implique d’obligation pour le dire (une légende, littéralement, c’est ce qui doit être lu). Tout est là : si l’on s’est déjà arrangé avec le titre à conférer (« art » dans le cas de Baudelaire, « design » dans ce que je vais m’efforcer de préciser), si ce titre a déjà été attribué, il n’y a pas d’enjeu à l’exposition et ce n’est une exposition que de nom. C’est la même chose à chaque fois qu’une suggestion, fût-elle réduite aux propositions d’un mince carton, dévie du côté d’un savoir contextuel l’esprit du critique, lui épargnant l’épreuve qu’il faudrait au contraire lui réserver, celle du jugement qui, hésitant, ne sachant quoi penser, réfléchit sur ou depuis le moment, dans la situation et non en raison d’informations substantiellement aptes à occuper l’esprit et à réduire ce faisant l’espace du sentiment authentique.
Reste l’autre question, l’autre aspect plutôt de la question. Si exposer c’est, en principe, donner site à l’exercice d’un jugement critique, ce site peut-il varier dans son allure, s’éloigner du modèle historique des arts plastiques et s’ouvrir ainsi à des titres qui ne seraient pas d’art ? Certes la colère de Baudelaire en 1859 ne fait guère de place à l’idée d’une exposition où le titre à conférer serait, indépendamment donc de l’art, celui de photographie. Certes il n’imagine pas qu’il puisse exister une critique photographique se prononçant à l’occasion d’expositions d’un style nouveau où les images à juger ne seraient pas présentées agrandies en tableaux mais suivant davantage leur format. Rien de tout cela ne se trouve pourtant absolument interdit, et c’est bien, comme j’ai dit déjà, ce dont Benjamin fera prendre conscience au-delà des pages où il commente directement le propos baudelairien. Il s’agit pour lui en effet, comme il le dira quelques années plus tard, de suggérer un retournement de l’interrogation : non pas se demander si la photographie peut être un art, mais considérer ce qu’est devenue l’idée d’art à une époque où une technique comme la photographie en a reproduit et répandu, avec ses cadrages et dans ses formats spécifiques, nombre de clichés. Cette considération n’interdit nullement a priori de penser que tout ce qui prétend à la photographie n’y prétend pas au même titre : certaines images, avons-nous lu tout à l’heure, sont de ce point de vue plus «authentiques » que d’autres. Autrement dit : une critique de la photographie est pensable, d’où pourrait par suite se redéfinir comme jamais, pour qui l’envisagerait encore utile, l’estime portée à l’art. Nous ne pourrions en sommes avoir dans l’époque quelque discernement en cette dernière matière qu’à la condition d’être en mesure de porter sur ce qui se donne comme photographique un regard critique.
Chacun, j’imagine, aura compris où je veux en venir : à suggérer que ce que je viens de dire à propos de la photographie chez Benjamin, je pourrais aussi bien le dire à propos du design. Pouvoir discerner parmi les prétentions à ce dernier titre devrait avoir quelque chose de primordial dans une époque qui, devenue elle-même principalement d’industrie, ne donne à l’art ni la place ni même le sens qui furent autrefois les siens. Encore faut-il ou faudrait-il pour cela qu’il y ait non pas une prétention globale, mais bien des prétentions, c’est-à-dire des propositions de diverses natures et formes, et que ces prétentions existent comme telles dans un champ d’indécision préalable ou, cela revient au même dans mon raisonnement, qu’elles ne soient pas l’affaire d’une entente à l’avance déterminée.

3. Opérer des montages

Cela est-il possible ? Quels sont ceux qui, n’entendant pas d’avance, pourraient réellement se demander avant d’en juger à quel point ce qui leur est présenté au nom design mérite ce nom (notez bien, au passage, la nuance que j’introduis : je ne suis pas aussi radical que Baudelaire, je ne dis pas qu’il s’agit de dire si c’est ou non du design, mais dans quelle mesure ça peut en être et par quoi c’est polarisé) ? Logiquement, ce ne devrait pas être des professionnels pour cette raison, déjà avancée ici en d’autres termes, que la profession ne s’expose pas mais défend la patente qu’elle a par ailleurs obtenue. Un historien alors ? Peut-être, mais il est un risque qu’on a pu observer en nombre d’occasions : bien des « expositions » historiques du design et, pour mieux dire peut-être, bien des expositions du design historique ne font pas problème mais savoir, et même illustration de savoir, quant à ce qu’elles exposent. Les notices sont de même tendance : en renseignant le passant, elles peuvent lui éviter le temps de la perplexité. Or c’est justement ce temps qu’il faudrait mettre en jeu, même chez les habitués, même chez ceux qui savent, à l’occasion d’une authentique exposition. Je ne trouve à cette fin qu’une suggestion : non pas rapporter aux contextes dans l’intention d’expliquer les pièces qu’on montre, mais, afin de susciter un commentaire5, opérer des montages, monter côte à côte ou face à face des objets à la fois voisins et différents. Je rêve encore d’une exposition consacrée au Bauhaus qui, montrant par exemple la chaise de Breuer à côté d’une autre du même temps employant peut-être les mêmes matériaux, mais pas de la même façon ni pour la même forme, ferait par ce fait même sentir par différence. S’il faut à la plausibilité de pareille exposition une garantie, ce sera celle de Jean Prouvé écrivant :

« C’est à l’époque du Bauhaus, en 1930 si je ne me trompe, que j’ai vu apparaître les chaises en tube d’acier. Ça m’agaçait : je trouvais qu’avec un tube, on faisait n’importe quoi, on faisait un poteau, on le coudait… Cela m’a pris du temps de faire une chaise. Je ne crois pas que ce soit en réaction, mais quand je l’ai faite, je l’ai faite différemment6 ».

Et Prouvé d’ajouter ce que je lis comme deux lignes de discernement possible en cas d’exposition comparée, d’une part : « [...] tous mes meubles ont des formes d’égale résistance », d’autre part : « Un fauteuil basculant, chez moi, a des pleins et des déliés7 ». J’ajoute pour ma part : cela ne se dit pas seulement comme ici, cela peut se voir et s’apercevoir, sans mot d’abord, par différence. Ainsi y a-t-il matière à organiser les conditions moins d’un savoir que, pour commencer, d’un sentiment différencié quant au design ? Pareille organisation conduit à réfléchir par et depuis un discernement esthétique des choses. Tôt ou tard, cherchant à porter au langage la diversité du sentiment à laquelle on serait ainsi exposé, on exercerait la critique.

4. Mettre en tension l’esprit du temps

Reste à savoir si pareille critique, la période historique qui est nôtre la désire. Cinq ans après avoir effectué sa lecture de Baudelaire dans la Petite histoire de la photographie, Benjamin, écrivant cette fois L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, établit en substance, que ce qui va à la photographie, que ce qui tout à la fois lui convient et accompagne sa venue, bref que la sorte de contemporanéité qui se constitue avec elle, c’est la reproduction (je dirais pour ma part aujourd’hui : la diffusion). Cette reproduction ne fait pas seulement, comme on sait, « dépérir l’aura » traditionnellement attachée aux œuvres d’art. Non, Benjamin traite aussi d’une façon pour la « valeur d’exposition » de primer comme jamais. « Comme jamais », car cette valeur désormais promue n’est pas celle qui présidait au temps de la critique. En d’autres termes, ce qui se trouve exposé à l’époque de la reproduction mécanisée, c’est l’exposition même, c’est l’exposition dans sa fonction foncière de critique. Cela veut dire que l’esprit qui se trouvait impliqué comme garant dans le fait d’exposer est lui-même à présent non pas seulement exposé, mais plutôt, mais surtout sur-exposé. Ou confié au tout-venant. C’est-à-dire en dernière analyse éparpillé, émietté, disséminé. Partout possible, il n’a plus de lieu (local ou revue), on ne le situe pas, il n’est pas localisé. Ça se joue d’abord, si ça se joue encore, de façon diffuse.
Au reste, que pourrait bien être aujourd’hui le titre à décerner ? Dans un monde qui a pour industrie de produire en série et de diffuser en masse, la question qui compte n’est pas de savoir si c’est beau, ni si c’est de l’art, ni même du design, mais si c’est répandu et disponible, si ça se vend, si ça plaît, bref si c’est acceptable. « La masse», écrivait pour sa part Benjamin, « revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu’elle prétend à déprécier l’unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple8 ». Dans ces conditions, et c’est une notable différence avec le temps des Salons, la qualité compte moins que la tendance9. La carrière des objets ne procède pas du moment où, par hypothèse, ils seraient soumis à une exposition mais de la capacité de leur économie à en faire publicité et à les diffuser sans avoir jamais à les exposer vraiment quelque part. L’enjeu, pour cette économie, c’est moins de former que de fournir. Je dis : « fournir », et même, pour être plus précis : « fournir en nombre », je pourrais dire aussi, me reposant sur une métaphore qu’on trouve régulièrement empruntée par les auteurs historiques du design, « nourrir », « abonder dans la nourriture ». Sans doute pareille tendance n’exclut-elle pas le développement d’addictions. Mais surtout, parce qu’elle substitue à grande échelle le plaire au goûter, le bien aimer au juger et l’accepter au réfléchir, elle met plus que jamais toute critique qui voudrait encore opérer et se distinguer dans le risque de l’impopularité. Elle la place en fait a priori dans la situation d’avoir à déplaire au grand nombre. Quelle instance, quelle institution est capable de courir pareil risque ? Qui sait prendre de la distance avec la puissance qui s’affirme dans la diffusion ? Comment faire pour que pareille opération, si quand même elle a lieu, ne tourne pas à la réaction ? Pour traiter ces questions, pour y réfléchir du moins, je suggérerai volontiers, même si ce n’est pas suffisant, d’aller voir du côté de Brecht et de le lire derechef. Benjamin déjà avait montré cette voie dans L’auteur comme producteur. Il faudrait revenir à ce genre de textes. En jeu : les méthodes de distanciation ou, pour ceux qui trouvent ce dernier mot comme une traduction problématique, d’étrangéisation. Il ne s’agit pas, sous prétexte d’esprit critique, de camper sur une position, en fait une posture, de refus quant aux poussées de l’époque. Non il s’agit de les faire paraître dans un registre qui n’est pas déjà le leur dans la diffusion, qui donc n’est pas dans leur façon plus ordinaire de convenir et pour lequel il est arrivé à Brecht d’employer un mot qui fut aussi de Baudelaire : l’étonnement, une sorte du moins d’étonnement.
Une exposition, ça n’a jamais eu à entériner ni à confirmer les opinions et même les savoirs ou les supposés savoirs qui se forgent par ailleurs. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de mettre en perspective, mais en tension l’esprit du temps. Dans cette idée, l’actualité des expositions, s’il en est, ne tient pas tant aux objets dont elles font mention (il n’est pas obligé que ces objets soient du dernier cri ni qu’on mesure tout ce qu’on a à l’esprit et qu’on voudrait montrer à l’aune du récent, voire du tout récent). Elle tient surtout aux modalités de perception déployées. Disant cela, je pense au cinéma, non pour me demander seulement comment on pourrait exposer les produits du design au filmage des caméras mais pour suggérer aussi de penser l’espace des expositions en termes de plans, séquences, montages et autres qualités propres aux formes de sensibilité des appareils d’enregistrement. L’écart qu’on peut attendre d’une exposition quant au diffus ne saurait réellement se produire sans que cette exposition, s’écartant elle-même d’une manière ou d’une autre de sa modalité historique la plus sanctionnée, ne se mette de son propre chef en tension.

Bibliographie

Charles, Baudelaire, « Salon de 1859 », dans Curiosités esthétiques. Oeuvres complètes, volume II Paris, Michel Lévy frères, 1868.
Disponible sur : disponible sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Salon_de_1859, consulté le 4 décembre 2020.

Walter, Benjamin, Petite histoire de la photographie, 1931 ; réédition, Études photographiques n°1 (tiré à part), traduction André Gunthert, 1996.
—, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », traduction Pierre Klossowski, 1939, dans Benjamin, Walter, Écrits français, Gallimard-Folio, 1991.
—, « L’auteur comme producteur », traduction Philippe Ivernel, 1934, dans Benjamin, Walter, Essais sur Brecht, La Fabrique éditions, 2003.

Jean Prouvé, Jean Prouvé par lui-même, Fermanville, éditions du Linteau, 2001.


  1. Charles, Baudelaire, « Salon de 1859 », dans Curiosités esthétiques. Oeuvres complètes, volume II, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 258 ; disponible sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Salon_de_1859, consulté le 4 décembre 2020.  

  2. Charles Baudelaire, « Salon de 1859 », op. cit., p. 261. 

  3. Ibidem 

  4. Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, 1931 ; Études photographiques n°1 (tiré à part), traduction André Gunthert, 1996, p. 28-29. 

  5. Je me suis déjà expliqué plusieurs fois sur la différence que je fais jouer ici de nouveau entre « expliquer » et « commenter ». Ce qui opère dans une explication, c’est la ratio, c’est le logos. Dans le commentaire, la tournure d’esprit est autrement mentale : elle tient à la mens, ces derniers mots (« mentale » et mens) étant parents de « mémoire » mais aussi de mimesis. Bref, le commentaire n’exerce pas l’esprit selon les seules logiques explicatives, il met dans le langage des moments de mémoire sensible qui n’ont pas de répondant conceptuel satisfaisant ou, pour parler comme Kant, synthétique. 

  6. Jean Prouvé, Jean Prouvé par lui-même, Fermanville, éditions du Linteau, 2001, p. 37-38. Je remercie Sophie Fétro de m’avoir signalé ce texte. 

  7. Ibidem 

  8. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, traduction Pierre Klossowski, 1939, in Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard-Folio, 1991, p. 183. 

  9. Je choisis ces mots : « qualité » et « tendance » par allusion au propos de W. Benjamin dans L’auteur comme producteur