Doctorante en Arts et Sciences de l’art, spécialité Design, Arts, Médias
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut ACTE
Résumé
Le design graphique s’observe à plusieurs niveaux au sein d’une exposition : en tant qu’objet exposé, outil d’exposition, projet exposé, projet d’exposition, et enfin comme discipline. Dès lors, qu’est-ce qui est exposé au sein des expositions de design graphique ? Si une exposition est d’abord l’affaire d’objets, le projet commence à y prendre part. Une distinction s’avère alors nécessaire entre le projet exposé et le projet d’exposition. Mais, finalement, le projet d’exposition de design graphique n’expose plus des objets graphiques mais le design graphique, en tant que discipline.
Abstract
We can notice that graphic design is involved in several ways in the exhibition: as an exhibited object, an exhibition tool, an exhibited project, an exhibition project and finally as a discipline. Then, what is exhibited in a graphic design exhibition ? At first, an exhibition focuses on objects, but the project begins to take part of it. Therefore, we must distinguish the exhibited project from the exhibition project. But, at last, graphic design exhibition project does not exhibit graphic objects anymore but the graphic design, as a discipline.
Introduction
Si la distinction entre l’œuvre d’art et l’objet de design repose sur la fonctionnalité ou sur l’authenticité, il semble qu’un autre critère soit plus décisif dans le contexte de l’exposition : le design est avant tout une discipline du projet. Cependant, il semble que la place accordée au projet au sein de l’exposition de design est bien sous-estimée : les expôts1 se réduisent souvent à l’objet produit, voire à quelques croquis préliminaires. Ne faudrait-il pas rendre saillant le fait que le design ne se réduit pas à des productions ? Au contraire, ne s’agirait-il pas de montrer que le projet de design fait intervenir de multiples acteurs, s’étend des contraintes aux esquisses, des pistes non explorées à une réalisation technique, alors même que ces aspects de la discipline sont peu exposés ? Néanmoins, si l’on expose le projet de design, il doit se distinguer d’un autre projet : celui de l’exposition. En effet, l’exposition est un projet de design en elle-même. Par conséquent, il semble qu’une des singularités de l’exposition de design réside dans le fait que les expôts et l’exposition elle-même sont de même nature : ce sont des projets.
Mais il est un cas précis où il semble particulièrement délicat de distinguer le projet exposé du projet d’exposition : celui des expositions de design graphique. En effet, le design graphique se situe déjà, dans le contexte de l’exposition, à plusieurs niveaux : en tant qu’objet exposé, ou encore en tant qu’outil participant à la médiation qu’opère l’exposition2. Lorsque l’on décide d’exposer le projet de design graphique, une couche de complexité s’ajoute : comment distinguer ce qui relève du projet exposé, de la communication et de la médiation qu’apporte l’exposition sur ce projet3 ? Comment interagissent le projet graphique exposé, et le projet d’exposition de design graphique ? Nous nous interrogeons sur ce qui est finalement donné à voir lors d’une exposition de design graphique, en nous appuyant sur les questionnements de Lise Brosseau :
« Que va-t-on voir lorsque l’on se rend dans une exposition de design graphique ? Des objets, des collections ? Des auteurs ou, plus justement, des praticiens dont les travaux seraient remarquables ? Une profession et des savoir-faire ? Des supports, des médias ? Des techniques (de production), des méthodes et des processus (de conception) ? Des sujets – ceux qui précèdent et provoquent généralement des productions du design et des centres d’intérêt ? L’histoire d’un champ, son actualité ? Des fictions ou des manières de communiquer ? Des enquêtes, des recherches ? Des commentaires ? Des expérimentations ? Des projets préexistants ou inédits4 ? ».
Finalement, qu’expose-t-on au sein d’une exposition de design graphique ? Au fil de notre étude, nous distinguerons au total cinq niveaux de présence du design graphique.
Figure 1. Margaux Moussinet, Les cinq niveaux de présence du design graphique au sein de l’exposition
S’il semble d’abord acquis que nous exposons des objets, leur statut ne va pas toujours de soi. Puis, nous verrons qu’une place de plus en plus importante est accordée à l’exposition du projet, nous menant à analyser l’articulation entre projet exposé et projet d’exposition. Enfin, nous remarquerons que c’est finalement la discipline elle-même qui est exposée.
1. Exposer des objets graphiques
1.1 Le design graphique, à la fois expôt et outil d’exposition
De prime abord, il semblerait que le visiteur aille dans une exposition de design graphique pour y voir… des objets graphiques ! Nous ajouterions même, pour mieux voir des objets graphiques. En effet, nous ne voyons pas ces objets de la même manière dans notre quotidien que dans le contexte d’exposition : exposés, ils ne sont plus des objets fonctionnels, mais gagnent le statut d’expôt. Le fait même d’exposer l’objet est donc un acte de décontextualisation, afin de mieux le recontextualiser au sein de l’exposition. Rappelons que cet état de fait est déjà le cas des œuvres d’art, comme l’expose Rosalind Krauss dans « Sculpture in the Expanded Field5 ». En effet, elle analyse le modernisme comme un moment où la sculpture serait passée d’un statut de « sculpture-monument6 », attachée à son socle, à un non-lieu lorsqu’elle s’en est détachée. Elle généralise le processus d’autonomisation et de mobilité de l’œuvre d’art qui se met en place dans le modernisme : l’œuvre d’art peut s’apprécier comme un monde en soi, et se trouve émancipée de ses ancrages. L’art se réfugie alors dans l’espace du White Cube, où les œuvres vont trouver un lieu qui les accueille. Le musée est donc présenté comme un lieu d’accueil des objets, indépendant de leur contexte de provenance. Mais qu’en est-il lorsque les objets exposés ne sont pas des œuvres d’art, mais des objets de design graphique ? Au-delà du fait d’être exposés, le dispositif scénographique lui-même nie souvent la fonction de ces objets : affiches exposées sous verre, livres ouverts à une page unique derrière une vitrine, interdiction ou impossibilité de toucher, etc. Ce sont ces modalités d’exposition que l’on retrouve par exemple lors de l’exposition des nouvelles acquisitions de la collection graphique du Musée des Arts Décoratifs7. L’exposition cherche donc, par essence, à entrer en rupture avec toute forme de rapport quotidien que le visiteur entretient avec les objets graphiques dans sa vie. Ainsi s’opère une mise à distance physique avec les visiteurs de l’exposition : les objets sont souvent réduits à des images à regarder. Par conséquent, les objets graphiques exposés tendent à être appréciés moins pour leur fonctionnalité que pour leurs qualités plastiques. En effet, en décontextualisant les objets et, de fait, soustrayant leur fonctionnalité, les visiteurs sont amenés à porter leur attention sur la matérialité et la plasticité des objets graphiques. Si, dans le contexte muséal, ces objets sont appréciés pour leurs qualités visuelles, ils sont dès lors voués à une contemplation esthétique. Ainsi, cette décontextualisation qu’opère l’exposition permettrait de révéler « des propriétés qui passent, dans l’usage, inaperçues8 ». L’exposition fonctionnerait alors comme une mise au point sur d’autres caractéristiques de l’objet. Il s’agirait d’un « changement dans l’usage visuel qui est fait des objets de graphisme9 ». Neutraliser la fonction de l’objet graphique pour orienter le regard vers sa matérialité : telle serait la fonction de l’exposition de design graphique. Cette notion de fonction va se révéler déterminante pour éclairer notre propos. En effet, lorsqu’ils sont exposés, chacun des objets graphiques perdent leur fonction de communication : les expôts, puisqu’ils sont décontextualisés, sont séparés de ce dont ils assuraient la communication. Clémence Imbert ne dit pas autre chose lorsqu’elle souligne que les objets graphiques sont par nature éphémères et « de circonstance10 ». Elle s’appuie pour cela sur la préface du catalogue de l’exposition Vive les graphistes par Jean-François Lyotard, où il déclare que « l’objet graphique est de circonstance, essentiellement. Inséparable de l’évènement qu’il promeut, donc du lieu, du moment, du public où la chose arrive11 ». L’objet graphique exposé est cependant séparé de cet évènement, puisqu’il subit, pour l’exposition, un déplacement spatial et temporel.
Mais d’autres objets de l’exposition ont justement pour fonction d’assurer la communication sur les objets exposés : ce sont les outils d’exposition. Nous nous appuyons ici sur la distinction que Jean Davallon opère entre deux types d’objets présents au sein de l’exposition : les objets exposés et les objets outils d’exposition12. Dans son ouvrage sur les expositions d’art contemporain, Jérôme Glicenstein cite d’ailleurs quelques-uns de ces outils d’exposition :
« les panneaux explicatifs, cloisons mobiles, cartels, pictogrammes, plan et schémas explicatifs, cimaises, couleurs ajoutées, vitrines, cadres, socles, système d’éclairage ou de présentation audiovisuelle…Tous ces outils ont pour fonction de mettre en scène les objets exposés. Ils permettent de séparer les objets sélectionnés d’avec le monde quotidien, tout en attirant l’attention sur eux, en les désignant comme étant dignes d’attention13 ».
Dans cette liste, nous repérons donc plusieurs outils d’exposition qui sont des objets graphiques. C’est ainsi que le design graphique est mobilisé, dans le contexte de l’exposition, à plusieurs niveaux : premièrement, par les objets exposés qui sont eux-mêmes de nature graphique et, deuxièmement, en tant qu’outil privilégié de la communication et de la médiation qu’opère l’exposition. Un travail graphique est donc nécessaire au sein de toute exposition :
« Pour fonctionner comme dispositif, toute exposition a recours à des objets et des signes dont la réalisation est confiée à un graphiste. Au-delà de ses limites physiques et temporelles, une exposition existe au travers d’une affiche, d’un catalogue et de cartons d’invitation. Le graphiste intervient également dans l’espace d’exposition pour concevoir des éléments de signalétique, la mise en forme typographique des cartels et des textes muraux, mais aussi dans certains cas, réaliser des frises chronologiques, des plans ou des schémas illustratifs, autant d’éléments qui matérialisent visuellement le discours de l’exposition et participent de son autorité. En cela, il faut sans doute réévaluer la place du design graphique dans la scénographie d’exposition, que l’on conçoit traditionnellement sur le mode exclusivement architectural. Nous pouvons faire l’hypothèse que le dispositif d’exposition, c'est-à-dire l’ensemble des moyens mis en place pour encadrer l’expérience du visiteur, est peut-être autant affaire de typographie que de scénographie14 ».
Difficile, donc, de nier la prééminence du design graphique au sein de l’exposition. Ce travail fait d’ailleurs l’objet d’une commande spécifique à un designer graphique, par les concepteurs de l’exposition. Nous pouvons donc noter ici que deux designers graphiques différents interviennent dans l’exposition de design graphique : d’une part, le designer qui a produit les objets devenus expôts, et d’autre part le designer auprès duquel a été commandé le design graphique qui sert d’outil d’exposition, au moment où les concepteurs de l’exposition définissent leur projet et leurs intentions.
Ainsi, c’est par les objets outils d’exposition que peut s’opérer la communication sur les objets exposés. En effet, l’exposition est intrinsèquement un dispositif de communication, telle que Jean Davallon la définit : « Dans sa plus grande généralité, on peut alors définir l’exposition comme un dispositif résultant d’un arrangement de choses dans un espace avec l’intention (constitutive) de rendre celle-ci accessible à des sujets sociaux15 ». Nous pouvons donc considérer que l’exposition est un média, qui produit une signification des objets exposés à destination des visiteurs. Parce que l’exposition leur permet de comprendre les objets exposés, elle est un dispositif communicationnel. Dès lors, il semblerait que les objets exposés perdent leur fonction de communication, alors que les objets outils d’expositions l’acquièrent. Nous distinguons donc, pour l’instant, deux niveaux de présence : le design graphique des objets exposés et le design graphique de l’exposition, qui participe à la communication sur ces objets. Mais cette distinction est-elle toujours aisée ? Au sein de certains dispositifs, les objets sont ambigus et il est alors difficile de déterminer s’ils relèvent des outils d’exposition, ou bien des expôts.
1.2 Des statuts ambigus
Plus précisément, le problème qui nous intéresse advient quand le designer graphique qui participe au projet d’exposition se mêle, non plus simplement de servir la communication en s’effaçant devant les expôts, mais de créer quelque chose qui va jusqu’à brouiller cette communication. C’est ainsi que cohabitent, au sein d’un même espace d’exposition, des objets exposés et des objets outils d’exposition qui sont de même nature et se situent au même niveau, au point qu’il n’est plus toujours aisé de les distinguer. Tout d’abord, certains outils d’exposition tendent à devenir des expôts, ou du moins à être regardés comme tels. En effet, si le visiteur se concentre sur les qualités plastiques du design graphique de l’exposition, au point d’en oublier sa fonction de communication, ne s’agit-il pas du même regard que celui qu’il porte sur les expôts ? Nous pouvons ici évoquer la typographie de Jocelyn Cottencin créée sur-mesure pour les textes de l’exposition Roman Cieslewicz : La fabrique des images16. Cette typographie, projet à part entière, sert à la communication de la rétrospective du travail de Roman Cieslewicz. Mais, étant présente dans l’exposition, ne peut-on pas considérer qu’elle est ici exposée ? Si elle a été créée comme un outil d’exposition, n’est-elle pas un expôt à part entière ? Finalement, le design graphique créé spécifiquement pour une exposition ne peut-il pas être regardé comme un expôt ? C’est la décision qu’assume Jon Sueda pour l’exposition Work from California17 :
« j’ai eu l’idée de faire de l’identité visuelle de l’exposition une pièce à exposer. J’ai sollicité une icône californienne du graphisme, le designer et enseignant Ed Fella. Sa réponse a consisté en un titre écrit à la main, avec un style caractéristique, orné, et un étrange logo typographique bilingue qui comprenait un C et un A alternés pour remplacer la traduction tchèque. […] au regard de la contribution unique de Fella, j’ai pensé qu’il serait bien plus intéressant d’exposer sa maquette, utilisant ainsi une œuvre de l’exposition comme un objet de signalétique18 ».
Figure 2. Vue du logo d’Ed Fella exposé dans Work from California
Dans ce cas, un même objet est à la fois exposé, tout en étant initialement un outil d’exposition. Si ces objets outils d’exposition sont à regarder comme des expôts, ne finissent-ils pas par perdre leur fonction de communication au sein de l’exposition ? Ceux qui étaient de purs objets de communication sont, à l’arrivée, transformés en expôts.
À l’inverse, un expôt peut gagner la fonction d’outil d’exposition. En voici un exemple explicite :
« dans l’exposition «Typorama », Philippe Apeloig a placé ses propres pictogrammes pour le Louvre Abu Dhabi sur les portes des toilettes se trouvant dans l’espace d’exposition. Les pictogrammes sont accompagnés d’un cartel (un élément du dispositif d’exposition) qui les désignent comme des expôts, c'est-à-dire comme appartenant à l’exposition, sans les empêcher cependant de jouer leur rôle d’élément signalétique19 ».
Ici, les pictogrammes créés pour la signalétique du Louvre Abu Dhabi sont tout d’abord des expôts (comme l’indique le cartel), mais, en même temps, ils retrouvent leur fonction de signalétique au sein du Musée des Arts Décoratifs qui accueille l’exposition. Enfin, d’autres objets sont encore plus difficilement catégorisables. C’est par exemple le cas de citations affichées sur les cimaises de l’exposition Étienne au carré20.
Figure 3 : Citation de László Moholy-Nagy, exposée dans Étienne au carré
Consacrée au travail d’Étienne Robial, cette exposition donne pourtant à voir des citations d’autres designers graphiques, imprimées et accrochées. Faut-il y voir des expôts, ou des outils d’exposition qui participent à la médiation du travail d’Étienne Robial ? Etant donné que les choix graphiques de ces citations ont été effectués par le commissaire Étienne Hervy, nous serions tentés de regarder ces citations comme des outils d’exposition. Mais Étienne Hervy étant lui-même designer graphique, nous nous retrouvons dans le même cas que l’exposition sur Roman Cieslewicz : le travail du designer graphique exposé et le travail graphique de l’exposition cohabitent dans l’espace, et c’est au visiteur de choisir, inconsciemment, à quelles modalités de regard il soumet chaque objet.
Au terme de ce premier moment, nous avons analysés deux niveaux de présence du design graphique au sein d’une exposition. D’une part, le design graphique des objets exposés, expôts qui résultent des projets d’un premier designer graphique. D’autre part, le design graphique des outils d’exposition, qui fait partie du projet d’exposition d’un commissaire, et qui est commandé à un second designer graphique. Nous avons décelé que cette cohabitation est parfois confuse, car il n’est pas toujours aisé de distinguer les objets qui relèvent des expôts, de ceux qui sont des outils d’exposition. Mais, plus qu’une question d’objets, c’est la question du projet qui est ici centrale. En effet, les objets exposés et l’exposition elle-même sont de même nature : ils résultent d’un projet de design. Ce n’est donc pas tant l’indistinction des expôts et des outils d’exposition qui nous intéresse, que ce qui se joue au niveau du projet : une (con)fusion du projet exposé avec le projet d’exposition.
2. Projet exposé/projet d’exposition
2.1 Exposer le projet de design graphique
Le design graphique, comme tout champ du design, est avant tout une discipline du projet. Dès lors, moins que l’objet qui en résulte, c’est plutôt le processus de conception qui fonde tout l’intérêt de cette discipline. Comme le précise Alain Findeli, lorsqu’il émet l’hypothèse que le design concerne désormais moins l’objet que ce qui se passe en amont et aval de sa production, l’objet disparaît au profit de sa conception et de sa réception21. Mais quelle est la place accordée au projet de design au sein des expositions ? Il semblerait que la disparition de l’objet que repère Alain Findeli soit, en deçà du champ théorique où se situe le propos de cet auteur, de plus en plus à l’œuvre au sein des expositions de design graphique : on tend maintenant à exposer le projet, la démarche créative qui a abouti à un objet. Mais comment exposer le projet ? Qu’exposer du projet ? Le projet est bien le lieu de tout ce qui préexiste à l’objet. On peut parfois voir exposés des croquis préliminaires ou des esquisses, comme le font par exemple les frères Bouroullec, lors de leur exposition Momentané22. Plus généralement, ce sont tous les documents produits par les designers pour donner à voir et à expliquer leur projet (lors de la phase de conception) qui deviennent une matière à exposer. Ils permettent ainsi de présenter le processus de création. Mais quel statut ont ces objets, ces documents, cette matière qui retrace le projet ? Sont-ils des expôts, ou des outils d’exposition ? C’est ici un troisième niveau de présence du design graphique qui apparaît au sein de l’exposition : les représentations du projet. Nous allons voir que l’exposition du projet de design graphique met en jeu des objets dont le statut et le rôle sont plus que difficiles à définir.
D’une part, Brigitte Auziol insiste sur la fonction de communication qu’ont ces modélisations du projet en design :
« il faut représenter, modéliser pour communiquer aux différents acteurs du projet, ce qui va être réalisé. […] Mais les maquettes, les plans techniques, les prototypes sont également utiles pour une médiation du projet en cours d’élaboration. Sans cesse, se pose la question de la communication de son travail pour que les acteurs du projet comprennent ce qui est en train d’être fait et puissent apporter leur contribution à la validation du processus en cours23 ».
On observe donc, tout au long du processus, une production de documents, outils de médiation, qui servent la communication entre les différents acteurs du projet. De fait, Brigitte Auziol considère que la communication et la médiation d’un projet sont intrinsèques à la discipline du design, car il s’agit de réussir à donner à voir et à expliquer quelque chose qui n’existe pas encore. Par leur essence communicationnelle, on pourrait alors identifier ces objets comme des outils d’exposition. Dans cette perspective, lorsque l’on expose le projet de design graphique, la médiation s’opèrerait à deux niveaux : par les représentations graphiques qui donnent à voir le projet, mais également par l’exposition elle-même et ses outils de communication, que nous avons évoqués précédemment. À cet égard, on peut parler d’« un dispositif dans le dispositif24 », ou de deux dispositifs de communication qui se superposent au sein de l’exposition de design graphique.
Mais, d’autre part, il semblerait que l’on incite plutôt le visiteur à regarder les représentations du projet comme des expôts. En effet, on constate tout d’abord que des éléments qui permettent de retracer le processus créatif d’un designer graphique sont souvent exposés selon les mêmes modalités que les objets aboutis. À titre d’exemple, évoquons les boîtes thématiques de Roman Cieslewicz. Ce designer graphique pratiquait une collecte d’images foisonnante, qu’il découpait et classait dans des boîtes thématiques, afin de devenir le futur matériau des images qu’il créait. Lors de la rétrospective de ce designer au Musée des Arts Décoratifs, le contenu de certaines de ces boîtes était mis à plat et exposé sous des vitrines, de la même manière que des œuvres du designer graphique.
Figure 4. Boîte thématique « Rouge », exposée dans Roman Cieslewicz : la fabrique des images
Doit-on y déceler un statut d’expôt accordé à ces images, qui ne sont que des morceaux de magazine découpés ? Ce statut semble légitime étant donné que cette matière première fait partie intégrante du processus créatif du designer graphique exposé. Nous retrouvons ici la distinction entre ce qui relève du projet du designer graphique exposé, et ce qui est créé par le designer graphique de l’exposition. Il en va de même lorsque les recherches graphiques qui ont mené à l’objet sont exposées. Par exemple, nous pouvons voir dans Étienne au carré des planches de dessins des logos qu’Étienne Robial a conçu pour les chaînes du groupe Canal+. Etant donné qu’ils ont été dessinés de la main du designer graphique exposé, on les considère aisément comme des expôts.
Mais d’autres objets ont un statut plus ambigu, et des frictions peuvent rapidement apparaître. Pensons à l’exposition de carnets de designers. Lorsqu’ils sont exposés sous verre, ouverts à une page unique, le visiteur les considère comme des expôts car ce mode de présentation le suggère. Mais qu’en est-il lorsque le visiteur peut consulter librement les carnets ? Nous pouvons à cet égard nous référer à l’exposition Chair de graphisme, dont l’intention était justement d’exposer « la chair du projet25 ». Ainsi, la première salle proposait en libre consultation les carnets des designers graphiques.
Figure 5. Vue des carnets des designers graphiques exposés dans Chair de graphisme
Ces carnets étaient exposés de manière authentique, sans chercher à s’esthétiser auprès des visiteurs : ces pages sont exposées pour témoigner d’une création vivante, de « tout ce qui grouille et s’agite, et permet, étrangement, de faire œuvre26 », des notes prises sur le vif tout comme des recherches erratiques. Mais, si ces carnets donnent à voir les projets exposés, ne font-ils pas pourtant partie du projet de l’exposition ? Comme nous l’avons évoqué, c’était l’intention même de cette exposition de donner à voir au visiteur le processus de conception du design graphique. Il s’agit donc, par le projet, de recontextualiser l’objet exposé : l’exposition se propose d’immerger le visiteur au sein du contexte de création des objets. Cette intention est rendue visible dès l’entrée de l’exposition, où sont exposées des photographies des ateliers des designers graphiques exposés. Nous avons vu que les expôts sont généralement coupés de leur contexte de création, pour être replacés au sein du contexte de l’exposition. À l’inverse, le contexte d’exposition se veut ici être le moment où le visiteur pourra avoir pleinement accès au contexte de création des objets. Ainsi, les expôts qui présentent le projet exposé semblent tout autant faire partie du projet d’exposition. Est-il donc possible de distinguer le projet exposé, du projet d’exposition ?
2.2 Le projet d’exposition comme projet exposé
Il y a effectivement des expositions où projet exposé et projet d’exposition ne font qu’un. Dans ce cas, la distinction entre expôts et outils d’expositions n’a plus lieu d’être. C’est par exemple le cas d’expositions qui font l’objet d’une commande, où le contexte d’exposition devient le contexte même de création. À cet égard, l’exposition Graphic Design in the White Cube est exemplaire. À l’occasion de la 22ème Biennale Internationale de Design Graphique de Brno en 2006, Peter Bil’ak est le commissaire d’une exposition à la Moravská Galerie27, et décide qu’« au lieu d’apporter un travail extérieur à l’intérieur de la galerie, le travail est fait pour la galerie. Au lieu de recréer le contexte pour l’exposition, les conditions de la galerie sont le contexte du travail28 ». Ainsi, il décide de remédier à cette décontextualisation des objets qu’opère l’exposition, en imposant que l’exposition soit elle-même le contexte de création. Par ce choix, Peter Bil’ak interroge le fait qu’« organiser une exposition de design graphique est toujours problématique : le design graphique n’existe pas dans le vide, et les murs de l’espace d’exposition isolent efficacement le travail de design du monde réel. Placer un livre, un album ou une affiche dans une galerie l’enlève de son contexte culturel, commercial et historique, sans lequel il ne peut pas être compris29 ». Il souligne que le contexte de création de l’objet est essentiel à sa compréhension. En effet, comment juger des choix effectués par les designers graphiques pour leur projet, si nous ne disposons pas d’informations quant à la destination de ce projet ? Pour ce faire, Peter Bil’ak précise que la commande qu’il a adressée aux designers graphiques était également exposée « afin que le public puisse évaluer si le travail communiquait efficacement30 ». Cette exposition présente donc bien un processus créatif complet, de la commande au résultat final. Elle inclut également les croquis ainsi que les idées qui n’ont pas abouti, qui sont rarement exposés :
« Ce qui est peut-être inhabituel dans cette exposition est qu’elle rend certains éléments invisibles, visibles. La commande originale du projet est dominante dans l’exposition, ainsi que tous les croquis qu’ont fait les designers. Le but n’est pas de sacraliser le projet, ou de créer un matériau pour le jugement de valeur, mais de découvrir le processus du projet, en présentant tous les croquis des designers, même ceux qui n’ont mené nulle part. Les échecs peuvent donner plus d’informations sur le design graphique que la simple présentation de ses succès31 ».
De plus, il convient de préciser que les affiches produites dans le contexte de cette exposition fonctionnaient ainsi sur deux niveaux : à la fois objets exposés, résultant de la commande de ce projet, mais également outils de communication, puisqu’elles promouvaient elles-mêmes l’exposition. Ces objets graphiques assurent de fait un rôle double : ils constituent à la fois les expôts, et les outils d’exposition.
En outre, cette idée du projet exposé confondu avec le projet d’exposition est aisément illustrée par les expositions où la scénographie devient un projet à part entière, qui est indissociable des projets exposés. Pensons à l’exposition The Happy Show32 de Stefan Sagmeister. Cette exposition matérialise les recherches du designer à propos de la notion de bonheur. On peut notamment y trouver un mur de vingt-et-un mètres exposant une grande datavisualisation, où le designer graphique met en forme les statistiques recueillies sur le sujet. Au-delà des éléments exposés, cette exposition se veut être une véritable expérience permettant d’éprouver l’idée de bonheur. Par exemple, des distributeurs de chewing-gum permettent d’évaluer le bonheur des visiteurs de l’exposition : échelonnés de un à dix, les visiteurs choisissent dans quel distributeur ils veulent prendre leur chewing-gum, en fonction du bonheur qu’ils éprouvent33. Plusieurs activités sont ainsi proposées au visiteur, qui expérimente alors un dispositif, plus qu’il ne regarde des objets. Citons à cet égard les mots du designer lui-même :
« Je ne pense pas que les gens deviendront plus heureux en regardant l’exposition une heure ou deux, de la même manière que ce n’est pas en regardant une salle de sport que l’on deviendra plus mince. Il faudra faire les exercices soi-même. Mais j’espère que certains visiteurs trouveront mon expérience assez stimulante pour essayer une de mes stratégies34 ».
Cette exposition illustre donc, par son aspect participatif, le fait que la scénographie de l’exposition et les expériences proposées sont intrinsèquement liées et demandent à être vécues conjointement. Les visiteurs ne viennent pas y voir des objets graphiques, mais viennent vivre l’expérience que propose l’exposition elle-même. Il n’y a donc pas de séparation entre les projets exposés et le projet d’exposition, mais un tout indissociable : le projet d’exposition de design graphique.
En outre, un projet d’exposition peut s’inscrire dans un plus vaste dessein. Par exemple, la pratique les commissaires de Ce n’est pas la taille qui compte35 (François Havegeer, Sacha Léopold et Quentin Schmerber), eux-mêmes designers graphiques, s’accompagne d’une réflexion sur leur discipline. Depuis quelques années, ils donnent à voir ces réflexions en concevant plusieurs expositions. Pour l’exposition à la Maison d’Art Bernard Anthonioz, leur point de départ est la constitution d’un « Fonds International d’Objets Imprimés de Petite Taille ». Alors qu’une exposition de design graphique s’articule en général autour du travail d’un designer, d’une période historique, ou d’un procédé technique, ici, on note une « absence d’évidence qui la motive36 ». De fait, les expôts sont moins les objets graphiques eux-mêmes, que le projet qui est à l’initiative de l’exposition : la constitution d’archives graphiques. C’est ce projet de constitution d’un Fonds International d’Objets Imprimés de Petite Taille qui est ici exposé, et donné à voir aux visiteurs. D’ailleurs, le dispositif scénographique accompagne cette notion d’archivage : de grandes étagères métalliques, sur lesquelles sont rangées des boîtes étiquetées et nomenclaturées, où reposent les objets.
Figure 6. Vue de l’exposition Ce n’est pas la taille qui compte à la Maison d'Art Bernard Anthonioz
Figure 7. Étiquette recontextualisant un travail d’Alexandru Balgiu et Olivier Lebrun exposé dans Ce n’est pas la taille qui compte
Ce dernier exemple de projet d’exposition rend saillant une nouvelle pratique des designers graphiques. Ici, les designers du collectif Syndicat ne créent pas les objets graphiques exposés, ni même le design graphique de l’exposition, mais l’exposition elle-même. Leur projet n’aboutit pas à la conception d’un objet, mais à celle d’une exposition. Plus que designers graphiques, ils deviennent alors commissaires d’exposition de design graphique. Il semblerait qu’il s’agisse ici d’un quatrième niveau de présence du design graphique au sein de l’exposition : le projet d’exposition de design graphique, comme nouveau terrain pour explorer la discipline.
3. Exposer la discipline
3.1 Le projet d’exposition de design graphique : un lieu d’expérimentation
Le design graphique fait de plus en plus l’objet d’une exploration par des projets d’expositions. Ce constat s’accompagne de l’évolution de la pratique du designer graphique : il ne produit plus seulement les objets exposés, ou le design graphique d’une exposition, mais devient commissaire d’exposition. Référons-nous à la réserve qu’émet Maddalena Dalla Mura, chercheuse spécialisée en design graphique et son exposition, quant à l’exposition Graphic Design in the White Cube :
« Malgré cette avancée dans l’exploration de l’exposition en tant que forme, et sa tentative d’établir un lien entre le monde de la rue et la galerie, les images de l’exposition (toujours disponibles en ligne) montrent que la présentation finale était loin d’être séduisante. On peut toutefois arguer que la valeur du projet de Bil’ak réside moins dans l’exposition elle-même que dans le débat généré par et autour de celle-ci37 ».
Elle met ici en évidence que l’intérêt de l’exposition de design graphique ne réside plus dans les objets qui sont exposés, mais dans la démarche même du projet d’exposition. Le cœur du projet de Peter Bil’ak est l’expérimentation des limites du format de l’exposition de design graphique. En effet, son projet s’inscrit dans un design graphique auto-initié que l’on pourrait qualifier de « graphisme d’auteur », qui cherche à se démarquer du design graphique produit dans le contexte de commandes commerciales. Il décrit lui-même cette démarche :
« Une tendance plus récente est un design qui refuse d’être seulement vu comme un objet du consumérisme, mais qui dresse un parallèle avec l’art, reflétant l’autonomie du designer dans son travail, ainsi que sa volonté d’initier des projets par lui-même. […] Le travail auto-initié en design graphique devient de plus en plus important pour les designers, qui se lancent dans des projets qui n’auraient sinon jamais vus le jour38 ».
Cette initiative des designers graphiques, d’investir par eux-mêmes le format de l’exposition, reflète une volonté de s’émanciper d’un contexte de création commerciale où ils ne sont que producteurs d’objets. Les designers graphiques tendent de plus en plus à se détacher de ce modèle, devenant des designers-auteurs qui allient la conception d’objets à une réflexion sur leur discipline. Une des voies illustrant cet engagement est le « graphisme d’auteur », débattu par Michael Rock39. Cette pratique personnelle du design graphique, en dehors d’une commande, où les designers graphiques s’engagent et revendiquent la propriété intellectuelle de leurs productions, se manifeste par exemple par l’autoédition. De même, les projets d’exposition de design graphique cherchent une autre manière de pratiquer cette discipline, comme une alternative au modèle du problem-solving de la production commerciale. Les designers graphiques qui s’emparent du format de l’exposition s’inscrivent donc dans cette démarche d’auteur, et adoptent une posture réflexive vis-à-vis de cette discipline qu’ils pratiquent. Comme le suggère Steven Mc Carthy, le rôle du designer s’étend désormais de producteur d’objets à auteur, commissaire, entrepreneur40… Plus précisément, il postule le fait que le designer-commissaire devient un méta-auteur : auteur des objets produits, mais également auteur de l’exposition de ces objets41.
Dès lors, les designers graphiques mènent leur recherche par le biais du projet d’exposition. L’exploration graphique se situe moins dans les formes d’objets produits, que dans le format même de l’exposition. Ainsi, l’exposition n’est pas à appréhender comme une œuvre qui prendrait la forme d’une exposition (comme c’est le cas par exemple des livres d’artistes, œuvres qui prennent la forme d’un livre), mais comme un format permettant d’explorer, d’expérimenter, de tester les limites du design graphique et de son exposition. On peut alors définir le projet d’exposition de design graphique comme une « exploitation du vocabulaire et des potentialités de l’exposition comme supports d’expérimentations, de prolongements des activités du design42 ». Par conséquent, le projet d’exposition de design graphique présente moins du design graphique que le design graphique, en tant que discipline. Ici, l’exposition n’est plus le lieu et le moment de présentation et de communication sur des objets graphiques, qui intervient après leur production. Il s’agit plutôt d’une démarche engagée, d’un projet réflexif sur la discipline. Mais cette mise en abyme du design graphique est-elle heuristique ? Qu’apporte-t-elle réellement à la compréhension du design graphique ?
3.2 Des enjeux de la discipline exposés
Dans ce contexte d’exposition, ce ne sont plus des objets graphiques qui sont donnés à voir aux visiteurs, mais des enjeux de la pratique du design graphique. C’est alors le design graphique, en tant que discipline, qui est exposé. Sont présentées aux visiteurs les potentialités, problématiques et limites de cette discipline. Il semblerait que nous soyons ici arrivés au cinquième mode d’apparition du design graphique au sein de l’exposition : le design graphique en tant que discipline. Dès lors, le projet d’exposition de design graphique « pourrait constituer tout à la fois le support et le sujet d’un propos curatorial43 » : dans Graphic Design in the White Cube, comment séparer les affiches produites du projet même de l’exposition ? Comment distinguer, dans The Happy Show, ce qui relève de l’œuvre de Stefan Sagmeister et ce qui relève de l’expérience que propose l’exposition ? Ici, il n’est pas tellement question d’une exposition qui surplomberait le travail du designer graphique afin d’y porter une réflexion. Etant à l’initiative de l’exposition, dans un rôle de designer-auteur-commissaire, le designer graphique ne laisse pas la réflexion sur sa discipline à d’autres, mais s’approprie le format de l’exposition afin de construire lui-même cette réflexion. Nous avons vu que le projet de Graphic Design in the White Cube part d’une critique de la décontextualisation des objets graphiques par leur exposition. Quant à The Happy Show, Stefan Sagmeister y explore une dimension plus anthropologique de l’exposition de design graphique, en la transformant en une expérience à vivre par le visiteur. Enfin, ce sont des questions d’archives et de collection du design graphique qui occupent les designers-commissaires de Ce n’est pas la taille qui compte. En effet, il semble légitime de se demander « y a-t-il donc exposition44 ?», face à ces objets graphiques qui sont plus rangés qu’exposés. Cette exposition est un « espace à mi-chemin entre bibliothèque et lieu d’archivage45 », entre conservation et monstration. S’il s’agit bien d’une exposition au sens d’une présentation organisée, d’une mise en vue destinée à un public, il est toutefois indiqué que ce fonds « sera ensuite conservé par un lieu choisi, capable de mettre efficacement les objets en consultation46 » : quelle différence est donc établie entre une exposition et une conservation consultable ? De plus, cette exposition dépasse la négation de la fonction, que nous avons repérée dans la première partie, en proposant une libre consultation et manipulation des objets. Puisque cette exposition propose au visiteur de s’intéresser à « l’intelligence des formes, des savoir-faire techniques et économiques47 » des objets présentés, elle est centrée sur le rapport tactile des visiteurs aux objets. Ce choix des commissaires est d’autant plus pertinent que ces objets sont « adressés à l’intime48 » : dans le quotidien, ils sont utilisés et manipulés indifféremment des autres objets de la vie, sans aucune distance. Dans cette exposition, le visiteur tend à retrouver la relation fonctionnelle qu’il a avec l’objet dans la vie quotidienne, ce qui surligne bien les limites des modalités d’exposition des objets les plus répandues.
Dès lors, le visiteur de l’exposition est moins invité à apprécier les qualités graphiques des objets, qu’à s’interroger sur cette discipline elle-même. L’exposition de design graphique devient tant le moyen que le sujet exposé. Ce temps de réflexion soumis au visiteur de l’exposition s’appuie sur la fonction pédagogique de l’exposition de design graphique. En effet, cette discipline n’est que peu comprise par le grand public, et l’exposition est un moyen d’y remédier. Toute exposition de design est une forme de communication sur la discipline, et contribue à sa visibilité et à sa compréhension. À cet égard, Brigitte Auziol remarque que « l’exposition apparaît dans cette approche comme mode majeur de communication pour les designers : un soutien des manifestes, un moyen de montrer la qualité de production d’un appareil industriel, un outil pour montrer sa création mais aussi faire partie de sa démarche de projet, et même parfois comme un outil pour expliquer ce qu’est le design49 ». Ainsi, les designers communiqueraient au moyen de l’exposition ce qu’ils ne pourraient pas communiquer autrement (ou du moins avec un rayonnement moindre), à savoir leurs réflexions et interrogations sur la discipline. Maddalena Dalla Mura affirme clairement que « l’activité curatoriale est simplement un modèle de communication parmi d’autres50 ». Dans ce contexte, il s’agit plutôt de regarder l’exposition comme une communication sur la discipline, en l’occurrence le design graphique, à destination des visiteurs. On peut donc conclure qu’il s’agit moins « d’exposer du graphisme que d’exposer le public au graphisme51 ».
Conclusion
Au terme de cette étude, qui demanderait à être développée, il apparaît que le design graphique s’insère à plusieurs niveaux dans l’exposition : en tant qu’objet exposé, outil d’exposition, projet de design graphique exposé, projet d’exposition de design graphique, et enfin comme discipline. Nous passons donc progressivement d’une exposition d’objets graphiques, à l’exposition d’une discipline. Ces différents modes d’apparition du design graphique s’articulent entre projet exposé et projet d’exposition. Ainsi, c’est également le rôle du designer graphique qui est décliné : producteur de l’objet exposé, designer du graphisme de l’exposition, ou commissaire d’exposition. Portés par une forme hybride de designer-auteur-commissaire, les projets d’expositions de design graphique orientent le regard du visiteur, moins sur des objets graphiques que sur la discipline elle-même. Enfin, à la manière dont Jérôme Glicenstein suggère une histoire des expositions d’art contemporain52, peut-être faudrait-il faire des projets d’exposition de design graphique un objet d’étude en soi. Nous pouvons à cet égard citer un exercice demandé par Jon Sueda lors d’un cours à la Rhode Island School of Design53 : il proposa à ses élèves d’étudier une exposition, puis d’en proposer une seconde qui mettrait en lumière un aspect particulier de l’exposition initialement étudiée. Le but de cette réinterprétation de l’exposition était de « permettre d’ouvrir le dialogue ou de constituer un portrait, un commentaire ou une critique54 ». Ils créèrent ainsi des expositions sur les expositions, comme si les expositions elles-mêmes devenaient un objet… un expôt ?
Bibliographie
Auziol, Brigitte, Exposer le design : formes et intentions, Thèse de doctorat en Sciences de l'information et de la communication, Avignon, Avignon Université, 2019 (non publiée).
Bil’ak, Peter, « Graphic Design in the White Cube », mis en ligne le 17 juin 2006, consulté le 17 juin 2020 sur https://www.typotheque.com/articles/graphic_design_in_the_white_cube
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Crédits et légendes
Figure 1. Les cinq niveaux de présence du design graphique au sein de l’exposition © Margaux Moussinet
Figure 2. Vue du logo d’Ed Fella exposé dans Work from California © Johnna Arnold
Source : Sueda, Jon, « Expositions : graphisme, participation, commissariat, enseignement », Graphisme en France, n°24, 2018, p. 67
Figure 3 : Citation de László Moholy-Nagy, exposée dans Étienne au carré © Maison d’Art Bernard Anthonioz
Figure 4 : Boîte thématique « Rouge », exposée dans Roman Cieslewicz : la fabrique des images © Musée des Arts décoratifs
Figure 5 : Vue des carnets des designers graphiques exposés dans Chair de graphisme © Centre Tignous d’Art Contemporain
Figure 6 : Vue de l’exposition Ce n’est pas la taille qui compte à la Maison d'Art Bernard Anthonioz © Maison d’Art Bernard Anthonioz
Image 7 : Étiquette recontextualisant un travail d’Alexandru Balgiu et Olivier Lebrun exposé dans Ce n’est pas la taille qui compte © Maison d’Arts Bernard Anthonioz
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Terme défini par André Desvallées comme une « unité élémentaire mise en exposition, quelles qu’en soient la nature et la forme, qu’il s’agisse d’une vraie chose, d’un original ou d’un substitut, d’une image ou d’un son. Selon la forme prise par l’exposition et sa nature, il peut s’agit d’un simple objet de musée, d’une unité écologique ou même d’une installation complexe ». Cf. Desvallées, André, « Cent quarante termes muséologiques ou petit glossaire de l’exposition », dans De Bary, Marie-Odile, Tobelem, Jean-Michel (dir.), Manuel de muséographie. Petit guide à l’usage des responsables de musée, Biarritz, Séguier, 1998, p. 223. ↩
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Voir les travaux de Jean Davallon, notamment « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », Médiamorphoses, n°9, 2003, p. 27-30. ↩
-
Jean Davallon opère à ce sujet la distinction entre « les objets exposés et les objets outils d’exposition », dans Davallon, Jean, L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 166. ↩
-
Brosseau, Lise, « Notes sur les pratiques curatoriales des designers graphiques », Graphisme en France, n°24, 2018, p. 54. ↩
-
Krauss, Rosalind, « Sculpture in the Expanded Field », October, n°8, 1979, disponible en ligne sur https://www.jstor.org/stable/778224, consulté le 10 octobre 2020. ↩
-
Ibid. ↩
-
Design graphique : acquisitions récentes, Paris, Musée des Arts décoratifs, du 30 mars au 27 août 2017. ↩
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Imbert, Clémence, « “Vous en faites un œuvre”. Quelques réflexions sur les expositions de graphisme », Graphisme en France, n°24, 2018, p. 9. ↩
-
Ibid., p. 11. ↩
-
Ibid., p. 7. ↩
-
Lyotard, Jean-François, « Intriguer, ou le paradoxe du graphiste », dans Vive les graphistes : Petit inventaire du graphisme français, Paris, Centre Georges Pompidou, 1990, souligné par nous. ↩
-
Voir Davallon, Jean, L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, op.cit., p. 166. ↩
-
Glicenstein, Jérôme, L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 97. ↩
-
Imbert, Clémence, « Un dispositif dans le dispositif. Les expositions de design graphique contemporain », Marges, n°20, 2015, p. 88-89. ↩
-
Davallon, Jean, L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, op.cit., p. 11. ↩
-
Roman Cieslewicz : La fabrique des images, Paris, Musée des Arts Décoratifs, du 3 mai au 23 septembre 2018. ↩
-
Work from California, exposition à l’occasion de la 25ème Biennale Internationale de Design Graphique de Brno, 2012. ↩
-
Sueda, Jon, « Expositions : graphisme, participation, commissariat, enseignement », Graphisme en France, n°24, 2018, p. 68. ↩
-
Imbert, Clémence, « Un dispositif dans le dispositif. Les expositions de design graphique contemporain », op. cit., p. 96. ↩
-
Étienne au carré, Nogent-sur-Marne, Maison d’Art Bernard Anthonioz, du 5 septembre au 15 décembre 2019. ↩
-
Voir Findeli, Alain, « La recherche-projet : une méthode pour la recherche en design », communication donnée lors du premier Symposium de recherche sur le design à la HKG de Bâle les 13 et 14 mai 2004, [en ligne], disponible sur http://projekt.unimes.fr/files/2014/04/Findeli.2005.Recherche-projet.pdf, consulté le 9 janvier 2020. ↩
-
Momentané, Paris, Musée de Arts Décoratifs, du 26 avril au 1er septembre 2013. ↩
-
Auziol, Brigitte, Exposer le design : formes et intentions, Thèse de doctorat en Sciences de l'information et de la communication, Avignon, Avignon Université, 2019, p. 17. ↩
-
Voir Imbert, Clémence, « Un dispositif dans le dispositif. Les expositions de design graphique contemporain », op. cit., p. 96. ↩
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Livret accompagnant l’exposition Chair de graphisme, Montreuil, Centre Tignous d’Art Contemporain, du 2 au 20 septembre 2020. ↩
-
Ibid. ↩
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Voir les photographies de l’exposition sur
https://www.typotheque.com/studio/graphic_design_in_a_white_cube, consulté le 10 octobre 2020. ↩ -
“Instead of bringing work from the outside to the gallery, the work is made for the gallery. Instead of recreating the context for the exhibition, gallery conditions are the context for the work.” Bil’ak Peter, « Graphic Design in the White Cube », mis en ligne le 17 juin 2006, [en ligne], disponible sur https://www.typotheque.com/articles/graphic_design_in_the_white_cube. Consulté le 17 juin 2020. ↩
-
“Organizing graphic design exhibitions is always problematic: graphic design does not exist in a vacuum, and the walls of the exhibition space effectively isolate the work of design from the real world. Placing a book, a music album, or a poster in a gallery removes it from the cultural, commercial, and historical context without which the work cannot be understood”. Ibid. ↩
-
“The words of the commissioners in the formulation of the original brief were presented instead of the designer’s retrospective comments. The original brief illuminated the purpose of the work, while the public could evaluate how successfully it communicated”. Ibid. ↩
-
“What is perhaps unusual about the exhibition is that it makes some invisible components visible. The original brief of the project is dominantly presented in the exhibition, as are all sketches that the designers made. The objective is not to lionize the work, or create easy material for value judgment, but to uncover the process of work, presenting all the sketches that designers made, including those not leading anywhere. Failures can provide more information about visual art than just a presentation of its successes”. Ibid. ↩
-
The Happy Show, Paris, La Gaîté Lyrique, du 28 novembre 2013 au 9 mars 2014. ↩
-
Voir la vidéo mise en ligne par La Gaîté Lyrique sur https://vimeo.com/83017309, consultée le 17 août 2020. ↩
-
“I don’t think that anybody actually become happier, just from looking at the exhibition for an hour or two, in the same way that if you look at a gym for an hour or two, you also won’t become skinnier. It’s, you would have to do the exercises yourself, but I would hope that some visitors might find my experience compelling enough as they might try one of my strategies out themselves”. Ibid.
La Gaîté Lyrique, « The Happy Show de Stefan Sagmeister », vidéo mise en ligne le 31 décembre 2013, [en ligne], disponible sur https://vimeo.com/83017309, consultée le 17 août 2020. ↩ -
Ce n’est pas la taille qui compte, Nogent-sur-Marne, Maison d’Art Bernard Anthonioz, du 13 septembre au 16 décembre 2018. ↩
-
Hervy, Étienne, « Un peu quand même », étapes, n°246, novembre-décembre 2018, p. 36. ↩
-
Dalla Mura, Maddalena, « Les graphistes face au commissariat d’exposition et au graphisme d’auteur », Graphisme en France, n°24, 2018, p. 32. ↩
-
“A more recent trend is design which refuses to be seen only as an object of consumerism but draws parallels with art, reflecting the autonomy of the designer in his work, as well as a willingness to initiate projects himself. […] Some designers today however integrate self-initiated work into their daily practice, no longer distinguishing between projects done in and outside of their working hours. Self-initiated work in graphic design is becoming increasingly more important for designers, starting up projects which probably would otherwise never see the light of day.” Bil’ak Peter, « Graphic Design in the White Cube », op. cit. ↩
-
Voir Rock, Michael, « Le graphiste-auteur », dans Armstrong, Helen (dir.), Le graphisme en textes, lectures indispensables, Paris, Pyramyd, 1996, p. 108‑114. ↩
-
Voir McCarthy, Steven, The Designer as Author, Producer, Activist, Entrepreneur, Curator and Collaborator: New Models for Communicating, Amsterdam, BIS Publishers, 2013. ↩
-
Voir McCarthy, Steven, « Curating as meta design-authorship », Research Journal of the Australian Graphic Design Association, vol. 2, n°2, 2006, p. 48‑56. ↩
-
Brosseau, Lise, « Notes sur les pratiques curatoriales des designers graphiques », op. cit., p. 47. ↩
-
Ibid., p. 46. ↩
-
Hervy, Étienne, « Un peu quand même », op. cit., p. 35. ↩
-
Dépliant accompagnant l’exposition Ce n’est pas la taille qui compte, Nogent-sur-Marne, Maison d’Art Bernard Anthonioz, 2018, disponible en ligne sur http://www.fondsinternational.com/ ↩
-
Site du Fonds international d’objets imprimés de petite taille, en ligne sur http://www.fondsinternational.com/, consulté le 20 août 2020. ↩
-
Dépliant accompagnant l’exposition Ce n’est pas la taille qui compte, Nogent-sur-Marne, Maison d’Art Bernard Anthonioz, 2018, disponible en ligne sur http://www.fondsinternational.com/ ↩
-
Hervy, Étienne, « Un peu quand même », op. cit., p. 36. ↩
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Auziol, Brigitte, Exposer le design : formes et intentions, op.cit., p. 88. ↩
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Dalla Mura Maddalena, « Les graphistes face au commissariat d’exposition et au graphisme d’auteur », op. cit., p. 34. ↩
-
Imbert, Clémence, « Un dispositif dans le dispositif. Les expositions de design graphique contemporain », op. cit., p. 95, citant l’expression de l’Éditorial du festival Une Saison Graphique XIII ↩
-
Voir Glicenstein, Jérôme, L’art : une histoire d’expositions, op.cit., p. 241-251. ↩
-
Voir Sueda, Jon, « Expositions : graphisme, participation, commissariat, enseignement », op.cit., p. 72-73. ↩
-
Ibid. p. 72. ↩