Le design moderne comme projet suprémaciste, ses conséquences écologiques et sociales.
Delphine Hyvrier

Delphine Hyvrier mène une thèse de recherche création en Arts industriels, à l'Université Jean Monnet et à l'École Supérieure d'Art et Design de Saint-Étienne (ESADSE) et est artiste. Son travail porte sur des lieux où la notion de « nature » n'est pas consensuelle et met à jour des fractures sociales, des enjeux de pouvoir. Elle s'intéresse particulièrement à la transmission de cultures écologiques populaires. Ses articles ont été publiés dans les Carnets du Paysage, Azimut, Design Arts et Médias ou Voix Contemporaines.

Résumé

Le Rapport du Plan de Modernisation et d'Équipement de 1947, La Charte d'Athènes et Machinisme et Bien-Être documentent chacun le contexte idéologique et politique de la démocratisation du design et de l'architecture moderne dans le contexte des Trente Glorieuses/Grande accélération (1950'). La superposition de ces écrits permet de comprendre pour qui et comment la notion de progrès a été développée à cette époque, et de la même façon, sur qui et quoi repose le coût de l'essor du « mode de vie occidental ». Ces projets documentent la modernité comme projet suprémaciste et dessinent ses conséquences sociales et écologiques, dont nous héritons. Pour le confort de lecture de chacun.e, l'autrice tient à prévenir que les extraits cités peuvent mettre mal à l'aise.

Abstract

The 1947 Monnet Plan, the program to rebuild France after World War II, the Athens Charters, the architectural modern manifesto initiated by Le Corbusier and The Causes of Wealth, from historian and economist Jean Fourastié document the ideological and political context of the democratisation of modern architecture and design in the context of the Trente Glorieuses/Great acceleration (1950'). Reading these texts together allow to see for who and how the concept of progress has been at conceptualized at this time, and who and what bore the cost of the rise of the « occidental way of living ». These project document the supremacist ideas rooted in modernity and show the connections between the ecological and social damages we inherit of. The author would like to warn the reader that some quotations can be discomforting.

Pour une introspection écologique et sociale de la discipline

En France, la période de reconstruction de l'après-guerre voit l'essor et la généralisation de l'architecture et du design moderne1 et le déclin des activités de subsistance paysannes. Cette démocratisation du design et des procédés industriels de construction contribue à construire les « Trente Glorieuses », ces années de plein-emploi et de croissance économique uniques dans l'histoire de la France du 20e siècle. Cette période façonne également l'histoire du design par de multiples figures de designers « pionniers », qui restent aujourd'hui citées comme des références pour le confort et le progrès que leurs projets ont apporté à leurs utilisateurs : Le Corbusier, Charlotte Perriand, Charles et Ray Eames, Harry Bertoia, Jean Prouvé... Cette période des Trente Glorieuses est aussi considérée par les historiens de l'environnement comme celle de la « grande accélération », le départ de la courbe exponentielle corrélant l'essor extraordinaire d'activités humaines à la destruction tout aussi extraordinaire d'écosystèmes. Pendant ces années, il fut durablement installé un régime d'extraction, de transformation, de production et de gestion des déchets à une échelle dépassant les limites planétaires et bouleversant aujourd'hui l'habitabilité de la Terre telle que nous la connaissons. Ce régime est communément désigné comme « mode de vie occidental » puisque c'est en Europe de l'Ouest et aux États-Unis (american way of life) qu'il est théorisé et mis en pratique2. Pour le design, la période est donc ambigüe, puisqu'elle est à la fois celle qui voit l'avènement de la discipline et celle où il participe, au nom du progrès, à la création d'un mode d'habiter conduisant à la mise en place de désastres écologiques et sociaux.


Figure 1. La Grande accélération : Tendances socioéconomiques de l'accélération de l'anthropocène de 1750 à 2010. Les données affichées sous forme graphique sont mises à l'échelle pour la valeur en 2010 de chaque donnée. Source : Programme international géosphère-biosphère, Bryanmackinnon, Wikimedia Commons, 2018.

Je voudrais présenter ici trois textes qui documentent cette période et renseignent sur son contexte écologique, politique et social : le Rapport du Plan de Modernisation et d'Équipement porté par le ministère de la Reconstruction, La Charte d'Athènes, du Corbusier et Machinisme et Bien-Être de Jean Fourastié. Respectivement littérature grise, manifeste architectural et essai économique et historique sur les objets industriels, chacun de ces textes éclaire depuis sa perspective le rôle du design et de l'architecture moderne à l'aube de la grande accélération. C'est à Jean Fourastié, ce même historien et contributeur au Rapport du Plan de Modernisation et d'Équipement que l'on doit la notion de « Trente Glorieuses » ; son essai sera ici particulièrement analysé pour la façon dont il prend le soin de définir la notion de « progrès » telle qu'elle a justifié les plans économiques et avancées technologiques de l'époque.

Pour la classe politique de l'après-guerre la priorité était de reconstruire en affirmant le pays comme l'une des grandes puissances ayant gagné la guerre. Les importants risques de pénuries faisaient de la remise à pied des industries comme de l'agriculture une priorité. Politiquement, l'indépendance et l'image de la France à l'international était en jeu : en 1948, le Plan Marshall mettait la France sous la tutelle des États-Unis et le spectre de Vichy restait omniprésent3. Dans ce contexte, le productivisme était érigé comme une solution consensuelle pour l'intégralité du spectre politique4. Le ministère de la reconstruction fut créé en 1944 par le Gouvernement provisoire de la République française dans le but de superviser les travaux de reconstruction, tout comme le Plan de Modernisation et d'Équipement, porté par Jean Monnet en 1947. Dans un pays vivant encore majoritairement de la paysannerie traditionnelle avant les guerres mondiales, il ne s'agissait pas ainsi de « simplement » reconstruire, mais de faire entrer radicalement la France dans la modernité.

Pierre Charbonnier qualifie cette modernité d'alors de double promesse : celle de la liberté, apportée par la démocratie libérale, et celle de l'abondance, rendue possible par l'économie de croissance, la production et consommation de masse permise par l'industrie et les sciences modernes5. Dans le Plan, les objectifs sont sans appel : « Une telle rénovation de nos méthodes et de notre appareil de production n'est pas une entreprise à laquelle la France peut à son gré se consacrer ou renoncer : c'est une nécessité qui n'a d'alternative que la décadence6. » Les moyens proposés comme devant permettre l'aboutissement de ce projet sont un fort accroissement de la productivité et un changement rapide des mentalités. Sans ce dernier, le Plan est catégorique, le risque que la France soit à nouveau techniquement « arriérée7 » ne saurait être évité : « le souci de rendement doit être présent partout, la modernisation n'est pas un état des choses, c'est un état d'esprit8. » Le but de cette modernisation est décrit comme une élévation croissante du niveau de vie9 , notion que Fourastié décrit comme se référant : « à la consommation de tous les biens et services appréciables en monnaie, c'est-à-dire de ceux que procurent les salaires et les revenus, et qui sont appréciés couramment sous le nom de "pouvoir d'achat10" ». L'amélioration du quotidien des Français passe dès lors par l'accès à la consommation de produits conçus en dehors des systèmes de subsistance paysans par les systèmes industriels.

Autour de ce projet, les travaux du gouvernement, d'économiste, d'architectes et designers convergèrent et se soutinrent pour déterminer un réaménagement du territoire et des modes d'habiter d'une ampleur et échelle encore inédites. L'accès aux objets, architectures, infrastructures modernes était alors une garantie sociale de l'État devant permettre l'accès à un « niveau de vie » plus élevé.

La Charte d'Athènes peut être lue comme un résumé des moyens trouvés par les architectes modernes de l'avant-guerre pour parvenir à cet objectif « d'élévation du niveau de vie » ainsi promis. Elle fut écrite en 1933 lors du Congrès d'Architecture Moderne, portée par Le Corbusier, dont elle synthétise un certain nombre d'écrits, puis publiée en 1941 sous occupation allemande, et fut prise comme base par le ministère de la Reconstruction pour penser l'aménagement du territoire11. Plus qu'un recueil de préconisations, Le Corbusier introduit le document comme une « injonction à penser droit ». Le document détaille en une longue déclaration ce que peut apporter l'architecture moderne au peuple. Appliquant les méthodes industrielles à l'habiter, les besoins et aspirations sociales des citoyens sont standardisés. Ces standards de bien-être et d'épanouissement sont détaillés (maisons lumineuses et aérées, vie sociale, accès simple au travail...) et des solutions présentées comme les plus rationnelles sont dispensées (orientation des habitations, fonctions de la ville plus clairement définies dans des schémas d'urbanisme...). Urbanisme et architecture y sont pensés de pair : l'orientation des bâtiments au sein de la ville, la disposition des espaces verts, terrains de sports, des écoles sont autant réfléchis que celle des fenêtres de la maison, de la cuisine, des sanitaires. Chacune des propositions est listée en un point clair, numéroté, comportant un en-tête en résumant les grandes idées et sont systématiquement argumentées par les effets bénéfiques qu'ils auront sur la santé physique et mentale des habitants. Abordant chaque point de la vie active de ceux-ci, de leur vie intime à leur participation à la société, la Charte examine ainsi les conditions matérielles nécessaires, prescrit le mode d'habiter garantissant aux citoyens modernes l'aptitude à exercer leurs libertés12 .

En 1951, dans Machinisme et Bien-être Fourastié détaille les conditions de la standardisation et l'élévation des modes de vie et sur quels critères ceux-ci sont imaginés. Prêcheur convaincu de l'idéologie du progrès, l'historien s'y livre à un exercice illustrant parfaitement l'imaginaire de celui-ci, soit un récit historique démontrant l'évolution linéaire méliorative du niveau de vie français grâce aux sciences modernes et au machinisme. Il en résume les objectifs :

« On peut résumer l'influence du progrès technique sur la vie matérielle des hommes en disant que le progrès technique libère les hommes du travail servile ; il accroît leur durée de vie ; il augmente leur autonomie par rapport aux besoins physiologiques et par rapport au milieu extérieur ; il autorise le passage d'un stade végétatif de vie à un stade spéculatif ; il permet à l'homme moyen d'accéder à l'enseignement supérieur et lui ouvre ainsi la voie de la civilisation intellectuelle13. »

Si les deux premières assertions représentent une amélioration de la vie humaine telle qu'elle peut être probablement universellement perçue, les trois suivantes renseignent davantage sur la problématisation du progrès portée à l'époque. Fourastié définit ainsi comme amélioration des modes de vie le fait de s'émanciper des interdépendances écologiques d'un milieu, s'ancrant dans cette longue tradition de pensée occidentale décrite par Aurélien Berlan, faisant de l'autonomie face aux contraintes écologiques la condition de la liberté14. Cette amélioration passe aussi, simplement, par l'accès à la capacité de penser, et plus encore, permettre de penser finement afin de prendre à part à une « civilisation intellectuelle » dont tout le monde ne pouvait autrefois faire partie, selon lui.

Dans son récit de l'amélioration des conditions de vie, la capacité de penser par soi-même n'est en effet possible que sous certaines conditions physiques, qui dépendent de ladite « race15 » auquel les humains appartiendraient. L'analyse de Fourastié du progrès apporté par le machinisme n'a en effet pas de visée universelle, les données qu'il y apporte ne concernent que les hommes de « race blanche ». Fourastié écrit en effet qu'au-delà de 13° et 23° « la vie intellectuelle de l'homme blanc subit un amoindrissement16 ». Avant le machinisme, décrit-il, seule une élite de cette « race » avait accès à ces conditions d'épanouissement intellectuel. Sans celui-ci, comprend-on, les humains auraient été incapables de recréer ces températures qu'il considère comme nécessaires au développement de la pensée. L'historien ne justifie pas le lien entre température et capacités intellectuelles : le phénomène est asséné comme une vérité scientifique. Il ne précise pas davantage quelles techniques machiniques permettraient de résoudre le problème qui serait donc posé par ces températures : parle-t-il de chauffage ? De matériaux isolants ? De vêtements particuliers ? Quoi qu'il en soit, une importante partie de la population du territoire français se voit intellectuellement disqualifiée par le postulat biologisant de l'historien. C'est notamment le cas des habitants des zones montagneuses vivant une partie de l'année à moins de 10° en extérieur, ce qui, selon Fourastié, est donc extrêmement amoindrissant. Le postulat ne concerne que les Français considérés comme « blancs », les autres n'étant simplement pas mentionnés. En rendant les conditions physiques « nécessaires à la pensée » accessibles à un plus grand nombre « d'hommes blancs », le machinisme était donc selon l'économiste et historien, un projet social :

« Le machinisme a rendu et rend chaque année habitable à la race blanche de nouvelles régions du globe. Avant la révolution scientifique, un homme moyen de race blanche ne pouvait vivre durablement ni au-dessous du 35e parallèle, ni au-dessus du 70e. [...] En fait, sous ces latitudes, la vie intellectuelle ne pouvait être le fait que d'une infime minorité, privilégiée par la fortune, par la force physique et par le caractère17. »

Fourastié ne mentionne pas les conditions d'épanouissement des autres « races », et ne précise pas non plus, si le monde serait devenu également plus habitable pour les gens n'étant pas « blancs ». Ses descriptions la Chine ou de l'Inde comme étant des pays arriérés, surpeuplés, cités comme contre-exemple du niveau de vie des Français18 ne semblent pas aller dans ce sens.

Ses écrits s'appuient sur des références tacites : il n'est pas détaillé en quoi ces déterminants sensés garantir l'habitabilité du monde pour les blancs représenterait un progrès, les personnes lisant sont supposées le savoir. Sans plus de précision ou argument particulier à ce sujet, le discours de l'historien se fond dans le grand récit colonial de l'amélioration du monde par la « race blanche ». Le machinisme tel que pensé par Fourastié est d'ailleurs d'une grande proximité avec les arguments du naturaliste Buffon, qui fut une référence quant aux tentatives de détermination de l'origine des « races » au 18e siècle19. Pour Buffon, l'action de l'homme européen sur la nature est souhaitable afin de « modifier les influences du climat qu'il habite et en fixer pour ainsi le degré au point qui lui convient20 ». Le naturaliste cite en contre-exemple les peuples d'Amérique et d'Afrique dont la « sauvagerie » serait due aux climats arides qu'ils habitent et qu'ils seraient, elles, incapables « d'améliorer ». Partant de ce constat, Buffon préconise des moyens pour que l'homme blanc puisse transformer ces climats à son profit, ce qui aurait, selon lui, des conséquences vertueuses sur l'ensemble du système terrestre21. Transformer les climats grâce aux objets et infrastructures produits par le machinisme pour permettre à « l'homme blanc » d'habiter de nouvelles zones, le rendre capable d'y avoir une vie intellectuelle quand cela y aurait autrefois été « impossible » est un ancien thème dans l'idéologie de la suprématie blanche. Que le design et l'architecture soient pensés comme des outils utiles à de tels projets n'est pas non plus un concept nouveau. Pour des architectes célèbres comme Viollet-le-Duc, Charles Garnier ou Adolf Loos les techniques industrielles de conception étaient des moyens utiles à la préservation et l'évolution de la « race blanche » (« aryenne » chez Viollet-le-Duc) et devant servir à son expansion22. Les concepts raciaux déployés par Fourastié sont ainsi un ensemble de poncifs scientistes répandus dans l'élite culturelle de la fin du 18e siècle.

L'historien prend d'ailleurs comme exemple de modernisation inspirante le cas des États-Unis, pays qui a, selon lui, pu « s'ouvrir à la vie intellectuelle23 » sous ces « climats difficiles » uniquement par l'industrie. L'économiste reprend là le récit colonial États-Unien, présentant l'Amérique comme un continent vierge, à la nature et aux autochtones « sauvages ». Les États-Unis y auraient été fondés par le travail de conquête et « civilisation » des pionniers blancs24. En parlant de l'élévation de la « race blanche » dans un pays bâti sur le génocide, l'esclavage et le pillage des terres au nom de la prétendue supériorité raciale européenne, pratiquant la ségrégation raciale à la date de publication du livre, l'économiste situe l'industrialisation de l'après-guerre dans la continuité de l'expansionnisme colonial. Le machinisme, le design et l'architecture en étant issus sont présentés comme un ensemble de techniques et de concepts en permettant la poursuite.

Dans la pensée du progrès de Fourastié, il existerait ainsi un stade stagnant de l'humanité et les hommes blancs seraient parvenus à s'en émanciper grâce aux techniques modernes. Puisque le progrès est pour lui une vision du temps linéaire où chaque jour est une amélioration par rapport au précédent, il lui faut un exemple frappant d'archaïsme pour démontrer l'élévation du niveau de vie que le machinisme a opéré. S'ancrant dans un motif classique de la théorisation de la modernité, cet exemple sera la paysannerie française d'avant la révolution industrielle. 1700 est le point de départ de ce récit historique narrant la délivrance des Européens des contraintes écologiques. À l'époque, écrit l'économiste, les communautés rurales survivaient à peine, et dans une misère inimaginable, amalgamant par-là les notions de subsistance et de survie, de pauvreté et de misère25. Pour Fourastié, les paysans ne pensaient pas, et étaient intellectuellement plus proches du règne animal ou végétal que de l'espèce humaine : « l'humanité traditionnelle était végétative, c'est-à-dire qu'elle laissait en friche ses facultés intellectuelles26 ». Outre le climat qui serait rarement adapté aux développements des activités intellectuelles, Fourastié condamne le travail de la terre comme une aliénation dont il faudrait délivrer le peuple.

Contrant toute velléité de nuance quant à cette assertion, il multiplie les citations condescendantes de descriptions de la vie paysanne par des intellectuels de la fin du 17^e^ siècle. Celles-ci sont particulièrement violentes envers les femmes. Notons, pour sa bizarrerie mêlant érotisme et pathétique, un extrait de Vauban décrivant des paysans tellement misérables qu'ils attelleraient des femmes nues pour labourer les champs27. Citons encore ces extraits de journaux d'un intellectuel anglais du 18^e^ siècle décrivant en France des servantes d'auberges comme si sales et stupides qu'elles ne seraient plus humaines, mais bien des : « animaux [...] en réalité ce sont des fumiers ambulants [...] femelles sans chaussures et sans bas exquisement laides28 ».

Plus généralement, pour Fourastié la culture de ces paysans de 1700 n'en était pas une. Leurs habitations et objets auraient été aussi primitifs et stagnants qu'eux, inchangés depuis la préhistoire :

« De manière générale, on peut dire que le logement était, depuis les temps les plus reculés jusqu'au siècle dernier, essentiellement un abri : un abri contre la pluie, un abri contre le froid, contre les bêtes féroces ou contre les individus malveillants et hostiles. La maison traditionnelle est essentiellement une défense. Elle n'est pas active, mais passive ; elle protège, mais ne sert pas29. »

Dans ce récit de la vie paysanne, Fourastié ne mentionne aucun des modes d'organisation du monde rural, leur agriculture comme leurs modes de construction ne semblent pas réfléchis, mais être des réflexes de survie. Ils seraient incapables de choix ou de créativité, dépourvus d'agentivité sur leur vie ou leur communauté, paralysés par les risques de famine, de maladie et de mort30 : « Le rythme de la vie était réglé par celui des saisons et les preuves abondent de la léthargie qui s'emparait de la société la plus civilisée dès le début de l'automne, comme elle s'empare encore d'une fraction notable, quoique rapidement décroissante, des classes paysannes de nos campagnes actuelles, en Europe31. » Si aujourd'hui de nombreuses études en géographie, architecture ou ethnobotanique permettent de contrecarrer facilement ces affirmations32, on peut aussi citer les écrits de notables du 18e recensés par Anne-Marie Granet-Abisset, confus de rencontrer des paysans des Alpes maîtriser la culture de l'élite, parlant latin et jouant Molière pendant leurs veillées33. Si les disettes et les maladies étaient des risques bien présents dans toutes ces sociétés, Fourastié réduit ces cultures, là encore, à des stéréotypes ; les « classes paysannes de nos campagnes actuelles, en Europe34 » vivant en interrelation avec la nature ne peuvent être que des exemples du retard subsistant partout où le machinisme n'opère pas.

L'unique solution pensée par Fourastié pour l'élévation civilisationnelle est le détachement des humains des contraintes naturelles, et la participation la plus complète à la production de biens industriels35. Ceux-ci, par leur fonctionnement et leurs formes même garantissent l'accès de tous à la pensée rationnelle : « Les machines de plus en plus nombreuses (machines à laver, à cirer, aspirateurs, réfrigérateurs) dont la maîtresse de maison moderne se trouve entourée développent peu à peu la mentalité scientifique dans les nouvelles générations ; l'intuition, le flair, la chance et la fantaisie reculent devant la méthode, les mesures quantitatives, l'application et l'exactitude36 ». L'habitat moderne n'est pour lui plus un abri passif, il est devenu actif en se transformant en machine. Il rejoint là, mot pour mot, les recherches d'architectes comme Loos ou le Corbusier, pour qui « Une maison est une machine à habiter [...] le fauteuil est une machine à asseoir37 », Fourastié allant jusqu'à considérer certains objets comme des « esclaves mécaniques38 » au service de la « maîtresse de maison ». À ses yeux, objets et biens de consommation suivent le cours de cette histoire progressiste et chaque décennie les hommes (« blancs ») créèrent de nouvelles techniques pour les mettre au service de leur émancipation. L'évolution du mobilier témoignerait alors de l'élévation de la civilisation européenne39.

Consommation, élévation du niveau de vie et production sont un cercle qu'il présente comme vertueux, l'un soutenant l'autre dans une perpétuelle quête de progrès tournée vers l'avenir : « La consommation résulte de la production. Pas d'accroissement du niveau de vie sans accroissement de la production40. » Recentrer la culture matérielle de l'intégralité de la France sur le productivisme industriel implique un accroissement drastique de l'extraction et de la transformation des ressources. L'économiste est parfaitement lucide sur le coût énergétique de sa vision de l'élévation du niveau de vie. Le design tel qu'il est envisagé ici, dépend de l'augmentation continue de la production d'énergie, soit des programmes de constructions de barrages et de centrales nucléaires en cours à l'époque : « il faudra multiplier par trois notre consommation d'électricité, et donc aussi notre production41 ».

Le Plan, les écrits de Corbusier et Machinisme et Bien-Être sont des documents perméables les uns aux autres, se rejoignant dans les constats et les préconisations techniques pour faire advenir cette modernité garante de liberté. On y retrouve l'apologie d'une pensée rationnelle, s'appuyant sur le quantitatif : c'est « le sentiment mécanique », « L'homme intelligent, froid et calme » chez le Corbusier l'apprentissage de la « méthode » des « mesures quantitatives et de l'exactitude » chez Fourastié, la modernité comme « état d'esprit » dans le Plan. La solution pour l'amélioration du niveau de vie est unanimement le productivisme par le machinisme, les biens industrialisés garantissant un environnement plus sain comme le stipulent la Charte d'Athènes et Machinisme et Bien-Être, écartant le risque de « décadence » dans le Plan.

Le travail de la terre et les corvées quotidiennes seraient aliénants, l'architecture et le design moderne permettraient de s'en délivrer pour réellement s'épanouir, écrivent ainsi Fourastié42 et Le Corbusier43. Le design de revêtements facilement nettoyables de cuisines fonctionnelles, de machines à laver diverses auraient par exemple « libéré la femme », comme le clamaient les publicités de l'époque. L'analyse de la provenance et des modes de production au sortir de la guerre de ces matériaux innovants incite à nuancer l'assertion comme quoi ils auraient été durablement facteurs d'émancipation. Parmi d'autres cas similaires, le Téflon par le groupe DuPont peut tenir d'excellente étude de cas. Le Téflon, revêtement issu des recherches pour l'armement américain pendant la Deuxième Guerre Mondiale, fut commercialisé comme antiadhésif miracle pour les poêles. DuPont savait dès les années 1950 que le PFOA (acide perfluorooctanoïque) utilisé dans la composition du Téflon était entre autres conséquences graves, cancérigène et reprotoxique pour les personnes y étant exposées durablement. Salarié.e.s, habitant.e.s des environs des usines et consommateur.ice.s étaient livrés aux conséquences mortelles de ces productions en pleine connaissance de cause par l'entreprise. DuPont a cessé de produire cette substance en 2013 suite à de nombreuses poursuites judiciaires médiatisées44. Le plastique, l'acier, le caoutchouc, largement employés comme matériaux innovants par les designers modernes sont transformés via des chaînes de production nées de l'économie coloniale et perpétuant ses procédés45.

Par ailleurs, si le design de ces objets réduisit en effet la difficulté des tâches ménagères leur étant assignées, il ne remit pas en question le rapport genré aux tâches ménagères. Dans leur quête d'émancipation, architectes et designers modernes ont pu reconnaître la difficulté du travail domestique et convenir de le rendre moins pénible grâce aux machines. Cependant, ils n'ont pas souhaité prendre en compte les apports, critiques et revendications féministes pointant que l'émancipation ne se cantonnait pas à quelques solutions techniques mais impliquait de remettre en question les normes sociales construisant le patriarcat dans chaque détail et interaction sociale quotidienne. En plus des grèves et émeutes où les ouvrières firent éclater leurs critiques d'un machinisme les exposant à davantage de contrôle patriarcal46, de nombreuses figures politiques avaient publié et rendu audibles d'importantes remises en question de la soi-disant supériorité masculine, les oppressions qu'elle légitimait, les systèmes politiques et économiques les autorisant et établi des critiques connectant anti-impérialisme, lutte des classes et féminisme47. Même à l'époque, il n'était pas nécessaire de faire des études poussées sur le droit des femmes pour avoir accès à ces analyses proposant de repenser la façon dont l'industrie instaurait des dominations de genre, de classe et de « race ». S'ils ont depuis été minorisés, les textes de figures politiques comme Flora Tristan, Clara Zetkin ou Alexandra Kollontaï sur les conditions de l'émancipation féminine eurent un rôle assez important dans la vie politique de la fin du 19e et début du 20e siècle48 pour ne pas passer inaperçus.

Pour Fourastié, il est ainsi envisageable au nom de « l'élévation civilisationnelle » de modifier le climat mais plus complexe de songer à garantir la santé des ouvrier.ère.s ou de partager les tâches ménagères. Si les modernes évoquent l'émancipation féminine permise par l'électroménager, les études féministes décoloniales ont démontré que l'accès à des professions plus qualifiées et à davantage de temps libre des femmes blanches aisées, quand il a été possible, ne l'a pas tant été par l'apparition de machines nettoyantes - « esclaves mécaniques » chez Fourastié - que par le fait qu'elles aient pu embaucher des femmes pauvres, majoritairement racisées pour se décharger de ce même travail49. Pour ces hommes modernes, l'entretien et le soin du foyer comme celui des machines ne peut être un travail reconnu comme important, nécessitant des compétences. Il n'est jamais perçu que comme une corvée faisant obstacle à la liberté. C'est sur la vulnérabilisation de catégories de population, au profit d'autres, que se construit le projet de modernisation par le design et l'architecture de l'après-guerre.

Après le choc des Deux Guerres Mondiales, la documentation de la Shoah et les luttes anticoloniales rendirent l'affirmation trop franche des discours sur la suprématie raciale européenne moins évidentes qu'à la fin du 19e siècle. Ni la Charte d'Athènes ni le Plan ne mentionnent directement le « devoir de civiliser les races inférieures » comme le faisait Jules Ferry à l'Assemblée nationale à la fin du 19e50. Fourastié est le seul à nommer clairement ce contre quoi la modernité se positionne et que le Plan et la Charte ne font que suggérer en les désignant comme des situations « arriérées » : la condition des peuples africains, asiatiques, centre et sud-américains, la « stagnation intellectuelle » des pauvres, ces paysans « végétatifs », leur dépendance visible aux cycles naturels. L'idéologie coloniale et capitaliste permettait avant les Guerres Mondiales l'affirmation claire de la supériorité raciale de l'homme blanc riche et de son machinisme industriel. Après-guerre, ce standard suprémaciste ne disparaît pas. Il se perpétue et évolue tout en devenant implicite dans les discours sur le « développement » continuant de définir les systèmes sociaux, leurs fonctionnements et leurs productions par sa colonialité51.

L'accès à la « civilisation », au confort et au progrès grâce au design et à l'industrie moderne concerne un groupe social délivré du coût humain et écologique de ces produits par d'autres (personnes pauvres, racisées, femmes...), exposées aux tâches dangereuses, pénibles et peu gratifiantes. Ces trois textes éclairent un point important de la construction de cette modernité et de ses conséquences actuelles : ce mode de vie occidental ne dépasse pas les limites planétaires mais les déplace. Les dépendances matérielles et écologiques dont cette modernité promettait de s'affranchir n'ont pas été abolies, elles ont simplement été davantage externalisées ; reportées sur la vie et les territoires de ceux théorisés par la modernité comme subalternes.

À long terme, la généralisation de ce mode de vie, pensé comme la solution à l'émancipation d'une supposée race dégrade l'ensemble des écosystèmes planétaires et menace les grands équilibres écologiques mondiaux. Suivant l'accélération exponentielle des systèmes de production enclenchés pendant les Trente Glorieuses, la France excède aujourd'hui de 82 % les ressources naturelles renouvelables disponibles sur son territoire selon l'ONG Global Footprint Network52, L'ONG Earth Overshoot Day estime quant à elle que le jour du dépassement était pour la France de 2022 le 28 juillet53 et WWF calcule que 2,9 planètes seraient nécessaires pour subvenir aux demandes de l'humanité si celle-ci consommait au même rythme que les Français54. Plus encore qu'une vulnérabilisation, c'est-à-dire de rendre plus précaires, endommageables, fragiles, personnes et écosystèmes, ces modes de production exposent directement ceux-ci à des risques et des dangers directs dus à la pollution, à de mauvaises conditions de travail, aux bouleversements climatiques en général. Habitants, travailleurs, écosystèmes ne sont plus dans une position de vulnérabilité mais sont directement exposés au danger.

Designer.euse.s, usager.ère.s, théoricienne.s ne furent cependant pas dupes longtemps de la supercherie que représentait la conception du progrès telle qu'imaginée par Fourastié, le Plan ou le Corbusier. Les années 1960 et 1970 voient fleurir nombre de critiques de la société de consommation et de ses objets, pointant l'aliénation et les pollutions qu'elle produit en plus de son échec à assurer, comme elle le promettait (quoique uniquement aux « blancs ») une réelle élévation du niveau de vie. Les textes d'Henri Lefebvre, décrivant les appartements de la ville nouvelle de Mourenx montrent par exemple l'obsolescence rapide de ces bâtiments et objets pourtant modernes et l'isolement social de ses habitant.e.s55. Le progrès social analyse-t-il, n'est pas forcément corrélé aux avancées techniques que préconisaient les trois textes étudiés plus haut, c'est-à-dire celles permettant l'accès à davantage de marchandise ou à des appartements équipés d'eau chaude. En Guyane, la création de la ville nouvelle de Kourou, présentée comme l'avant-garde du progrès et du développement apporté aux Outre-Mer des années 1960, instaure une catastrophique ségrégation raciale. Il n'échappe à aucun observateur que les populations perçues comme non-blanches sont durablement précarisées par ce projet urbain sensé être garant de développement et que les appartements modernes sont en réalité moins bien adaptés au climat que l'architecture vernaculaire56.

En 1970 l'International Design Conference d'Aspen, grand évènement de 4 jours rassemblant professionnel.le.s de l'industrie, du design, étudiant.e.s et théoricien.ne.s, avait choisi pour thème les possibilités qu'offraient le design face aux dégradations écologiques déjà très documentées. Les participant.e.s y débattirent des liens entre design et écologie et finirent par remettre en cause, au vu des enjeux, la pertinence de la conférence en elle-même. Les constats généraux qui en furent tirés, après plusieurs jours d'échange sont des adresses politiques au gouvernement étasunien, ne traitant pas directement de design, mais de politiques publiques.

« Les designers présents à la conférence mettent un terme à leur consommation inutile de ressources en refusant de créer des structures dont l'unique objectif est la création de profit et qui sont donc une force de destruction dans notre société. [...] Le pays somme le président des États-Unis de se retirer immédiatement d'Asie du Sud-Est, que le ministère de la santé, de l'éducation et du bien-être apporte une assistance médicale gratuite, des logements adéquats et la garantie d'une alimentation équilibrée à tous ceux qui vivent aux États-Unis. Les États-Unis doivent légaliser l'avortement57. »

Par-là, les personnes présentes souhaitaient relier design, luttes sociales et environnementales. Sans pensée globale de l'accès à la santé et à disposer dignement de son corps de tou.s.te.s les habitant.e.s du pays, sans pensée sur la façon dont les États-Unis détruisaient, au nom de leur politique impérialiste, humains et forêts au Vietnam et ailleurs, des solutions écologistes venues du design seraient nécessairement superficielles. Ces revendications laissent penser que les participant.e.s statuèrent que la discipline, en elle-même, bien que permettant des solutions techniques, ne pouvait se substituer à des débats et légiférations politiques. Ils et elles nommèrent consensuellement que la destruction de l'environnement était liée à l'organisation de la production industrielle et insistèrent sur le fait que le design ne pouvait pas proposer de solutions efficaces si l'ensemble de cette organisation n'était questionné. Ce constat était cependant loin d'être assez critique pour la délégation française présente à la conférence, incluant notamment le théoricien Jean Baudrillard. Pour la délégation, cette analyse du solutionnisme technologique devait être poussée plus loin, et la conférence d'Aspen échouait à décrire le design, en lui-même, comme l'émanation d'un système économique écologiquement et socialement destructeur :

« Aspen, c'est le Disneyland du design et de l'environnement ; on y traite de l'Apocalypse et de thérapeutique universelle dans une ambiance idéale et enchantée. Mais le problème dépasse de loin Aspen : c'est toute la théorie du design et de l'environnement elle-même, qui constitue une utopie généralisée, utopie mise en place et sécrétée par un ordre capitaliste, qui se donne pour une seconde nature, afin de se survivre et de se perpétuer sous le prétexte de la nature58. »

Lors de ce sommet majeur du design, les analyses exposées et approuvées par les professionnels internationaux de la discipline statuent ainsi, plus ou moins radicalement sur l'impossibilité du design à agir seul sur les bouleversements sociaux et écologiques qu'il a contribué à fabriquer en participant à la société de consommation et sur l'importance d'action politique de plus grande envergure. Il s'en dégage un refus de considérer le design en dehors des autres moyens d'action politiques, et en particulier les luttes sociales, sans quoi la discipline passerait à côté des enjeux qu'elle prétendrait solutionner.

La profession voit donc rapidement émerger des critiques écologistes et sociales complexes du progrès soi-disant porté par le design moderne, et de nombreuses propositions d'alternatives, de pistes de recherches pour remettre en question ces méthodologies solutionnistes, racistes, sexistes, extractivistes de l'après-guerre. En dépit de ce consensus dans la profession, il émerge dans les décennies suivantes des concepts tels que l'écodesign, le design biomorphique ou le design pour le développement durable prétendant chacun apporter des solutions écologiques sans réellement questionner les systèmes de production des objets. Plus récemment, sous l'impulsion, notamment, des écrits de Bruno Latour, le design tend à délaisser ce greenwashing trop évident pour progressivement imaginer des narrations devant permettre aux usagers de se reconnecter à la nature. Davantage que de pures solutions techniques, designers et artistes travaillent par exemple à imaginer des exercices de prise de conscience de son lien au vivant (par exemple Terraforma, Manuel de cartographie potentielles) ou de prise de décision avec le vivant via des dispositifs de recherche-action (atelier « Décider avec le Vivant59 ») L'une comme l'autre de ces mouvances ne se saisissent pas du constat d'Aspen et présentent les problématiques écologiques comme réduites à des choix de consommateurs ou d'usagers. En imaginant que si les prises de décisions publiques ou individuelles ne sont pas allées dans une direction réellement écologiste ces dernières années, ce serait par manque d'information ou de sensibilité à la nature, ces projets semblent ignorer et réinventer des décennies de luttes nouant condition sociale, responsabilité des États et des entreprises et catastrophes écologiques60.

Si les désastres écologiques liés au colonialisme et à l'industrie n'ont eu de cesse d'être dénoncés depuis leurs débuts61, l'après-guerre a marqué un tournant dans l'histoire environnementale par l'intensification de modes intensifs d'extraction des ressources et de leur transformation au nom du mode de vie occidental. Il en découle une égale intensification des conséquences écologiques, quand bien même des alertes n'ont jamais cessé d'être sonnées62. Les groupes sociaux catégorisés comme subalternes dans la hiérarchie sociale sous-entendue par les textes du Corbusier, de Fourastié et du Plan, c'est-à-dire les personnes les plus pauvres, celles socialement considérées comme « non-blanches », les femmes et minorités de genre sont systématiquement les personnes les plus touchées par ces conséquences63. Comme l'ont nommé Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, les bouleversements actuels ne peuvent être qualifiés de « crise » puisqu'ils s'insèrent en réalité dans une longue continuité de dégradations des écosystèmes et d'une « désinhibition » des industries et États face aux alertes données64.

L'étude de la Charte d'Athènes, du Plan et de Machinisme et Bien-Être appelle à interroger profondément l'économie et l'idéologie qui continuent de façonner les circuits de production de design et d'architecture et à se demander s'ils vont réellement dans le sens d'une justice environnementale. Alors que les dégradations écologiques issues des conséquences du « développement occidental » sont aujourd'hui difficiles à ignorer, réarticuler le design et l'architecture autour d'enjeux écologiques ne nécessite pas simplement d'interroger le rapport des humains à la nature mais notre organisation sociale avec elle. Tout au long du siècle, des critiques, alertes, oppositions ont été émises, nommant avec précision que les dégradations écologiques sont un problème social très majoritairement issu de l'organisation industrielle coloniale et de sa persistance. Les analyses critiques de ces systèmes ont été nombreuses (à l'instar des conclusions de la conférence d'Aspen) mais peinent toujours à être durablement entendues et prises en compte.

Nous héritons donc à la fois de structures et pédagogies infusées de suprémacisme blanc, de leurs conséquences sociales et écologiques et de l'invisibilisation de leurs critiques. Dès lors, comment imaginer des projets qui soient écologistes depuis une discipline qui donne encore trop peu d'importance aux constats écologiques et sociaux des dernières décennies et à l'introspection de ses théories fondatrices, comme la Charte d'Athènes ? Les analyses écologistes passées auraient pu permettre, à toutes époques, de mettre en œuvre des solutions nous permettant d'éviter la situation écologique et sociale actuelle. La conférence d'Aspen et ses critiques sont un exemple parmi d'autres d'un évènement où un constat et des propositions claires furent émises pour être par la suite oubliées. Designers et théoriciens du design pourraient probablement apporter de pertinentes solutions aux problématiques écologiques en enquêtant sur comment et pourquoi ces analyses et propositions ont pu être si aisément contournées.

Que s'est-il passé dans la façon d'enseigner et d'exercer cette discipline pour qu'elle n'ait pas pris en compte les critiques constructives que ses propres praticien.ne.s lui ont adressées ? Comment celles-ci ont-elles pu sombrer dans l'oubli ? Pourquoi ces enseignements n'ont-ils pas été davantage poursuivis ? Le constat de la redécouverte et réinvention, par la discipline d'analyses déjà établies il y a longtemps de façon plus radicale pourrait être accablant, mais il appelle un chantier immense et réellement émancipant : celui de poursuivre les analyses des théories et institutions modernes qui continuent d'être présentées comme d'inspirantes références, rechercher quelles contre-propositions leur ont déjà été opposées, comprendre pourquoi elles ont été invisibilisées, se les réapproprier, republier, donner à lire et à voir de toutes les façons possibles les projets et écrits populaires, féministes, antiracistes, décoloniaux qui depuis le début de l'industrialisation, ont esquissé des futurs réellement plus enviables que ceux imaginés par le Corbusier ou Fourastié.


  1. Ragon, Michel, Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, 2. Naissance de la cité moderne 1900-1940, Paris, Casterlan, « Points, Essais », 1986. 

  2. Gemenne, François, Rankovic, Aleksandar, atelier de cartographie de Sciences Po, Atlas de l'anthropocène, Paris, Sciences Po les Presses, 2020. p.22. 

  3. Pessis, Céline, Topçu, Sezin, Bonneuil, Christophe dir., Une Autre histoire des "Trente Glorieuses", Modernisation, contestations et pollutions dans la France d'après-guerre, Paris, La Découverte, Poche, 2016, p.8. 

  4. Ibid., p.66. 

  5. Charbonnier, Pierre, Abondance et Liberté, une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2020, p.41. 

  6. Commissariat général du plan de la modernisation et équipement, Rapport général sur le Premier Plan de Modernisation et d'Équipement, Paris, Novembre 1946 -Janvier 1947, p.10. 

  7. Ibid., p.10. 

  8. Ibid. 

  9. Ibid

  10. Ibid., p.15. 

  11. Pouvreau, Benoît, « La Politique d'aménagement du territoire d'Eugène Claudius-Petit », in Vingtième Siècle, Revue d'Histoire n°79, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p.45. 

  12. Jean Giraudoux introduira la tâche dans son discours liminaire avec emphase : « chaque homme possédant la Terre, chaque citoyen possédant son Pays au même titre que tous les autres hommes et citoyens, il n'est de politique humaine et nationale que dans l'ambition de lui rendre et facile et réel l'exercice de cette égalité » Giraudoux, Jean « Discours liminaire », in Le Corbusier, La Charte d'Athènes, Paris, Points, coll. « Essais », p.11. 

  13. Fourastié, Jean, Machinisme et Bien-être, Niveau de vie et genre de vie de 1700 à nos jours, Paris, Éditions de Minuit, p.242. 

  14. Berlan, Aurélien, Terre et Liberté, la quête d'autonomie contre le fantasme de la délivrance, Saint-Michel de Vax, La lenteur, 2021, p. 64. 

  15. Par l'emploi du terme, Jean Fourastié s'inscrit dans l'idéologie scientiste née au siècle des Lumières en Europe imaginant que l'humanité se diviserait en « races » et qui fut utilisée pour justifier le colonialisme et l'esclavagisme européen. 

  16. Fourastié, Jean, Machinisme et Bien-être, op. cit., p. 205. 

  17. Ibid., p. 204. 

  18. Ibid., pp.112-113, 238. 

  19. Curran, Andrew, « Buffon et l'histoire naturelle des Africains », in. Diop, David, Graille, Patrick, Zatorska, Izabella dir., Dix-Huitième Siècle n°44, « L'Afrique », Paris, Société Française d'Étude du Dix-huitième Siècle, 2012. 

  20. Fressoz, Jean-Baptiste, Locher, Fabien Les Révoltes du ciel, une histoire des changements climatiques, XV-XXe siècle, Paris, Seuil, « l'Univers historique », 2020, p. 52. 

  21. Ibid. 

  22. Cheng, Irene, « Strucural Racialism in Modern Architecture Theory », in Cheng, Irene, Davis II, Charles, Mabel Wilson Mabel, dir., Race and Modern Architecture, A Critical History from the Enlightenment to the Present, op. cit., p.142 ; Baridon, Laurent, « Viollet-Le-Duc, Eugène Emmanuel » in Sénéchal, Philippe et Barbillon, Claire, dir. Dictionnaire critique des historiens de l'art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre Mondiale, inha.fr, 2019, \< https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/viollet-le-duc-eugene-emmanuel.html >, (consulté le 10 octobre 2022). 

  23. Fourastié, Jean, Machinisme et Bien-être, op. cit., p. 204. 

  24. Voir Arnould, Paul, Glon. Éric, « Wilderness, usages et perceptions de la nature en Amérique du Nord » in Annales de Géographie, t. 115, n°649, « Wilderness. La Nature en Amérique du nord », Paris, Armand Colin, 2006, p. 235 ; O'Brien, William E., Ngaru iya Njambi, Wairimu, « Marginal Voices in "Wild" America : Race, Ethnicity and Gender and "Nature" in The National Parks », The Journal of American Culture n°35, New-York, Wiley, 2012. 

  25. La subsistance s'agissant de garantir à chaque membre d'une communauté de pouvoir vivre dans la durée au regard des ressources écologiques disponibles, la survie de surmonter des évènements dramatiques. Voir Rahnema, Majid et Robert, Jean, La Puissance des pauvres, Arles, Actes Sud « Babel », 2012. p. 62 ; Mies, Maria, Bennholdt-Thomsen, Veronika, La Subsistance, une perspective éco-féministe, Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur, 2022, p. 175 ; Berlan, Aurélien, Terre et Liberté, la quête d'autonomie contre le fantasme de la délivrance, Saint-Michel de Vax, La lenteur, 2021, p. 64. 

  26. Fourastié, Jean Machinisme et Bien-être, op. cit., p. 236. 

  27. Ibid., p.14. Notons que dans des moments de crise extrême, notamment durant la Deuxième Guerre Mondiale, les paysan.ne.s durent bel et bien remplacer les bêtes de trait pour labourer leurs champs. Cela n'est aucunement un signe d'arriération ou d'inaptitude technique durable, mais une difficile, ponctuelle, solution de crise. La nudité des femmes dans de telles circonstances semble par contre difficilement justifiable et pourrait être une invention érotisante. 

  28. Young, Arthur, Voyage en France, 1787, cité, Ibid. 

  29. Ibid., p.205. 

  30. Ibid., pp.73-74. 

  31. Ibid., p.198. 

  32. Gall, Laurent, « Métaphores et métamorphoses du vivant en Basse-Bretagne » in Lieutaghi, Pierre et Musset, Danielle, dir., Temps des plantes, temps des humains, séminaire de Salagon, Forcalquier, C'est-à-dire, coll. « un territoire et des hommes « , 2014, p. 81 ; de la Soudière, Martin, Larrère, Raphaël, Cueillir la montagne : à travers landes, pâtures et sous-bois, Paris, Ibiss Press, coll. « Nature, technique et patrimoine », 2010, Barrué-Pastor, Monique dir., Cultures du risque en montagne, le pays de Toy, Paris, l'Harmattan, coll. « Itinéraires géographiques », 2014 ; Frey, Pierre, Learning from vernacular, pour une nouvelle architecture vernaculaire, Arles, Actes Sud, 2010. 

  33. Granet-Abisset, Anne-Marie, « ''Retard et enfermement", érudits et historiens face aux sociétés alpines (XIX-XXe siècle) », in Pelen, Jean-Noël, Granet-Abisset, Anne-Marie dir., Le Monde Alpin et Rhodanien. Revue régionale d'ethnologie, le temps bricolé, les représentations du progrès (XIXe-XXe siècle), p.63, p.70. 

  34. Fourastié, Jean, Machinisme et Bien-être, op. cit., p.198 

  35. Ibid., p.13 

  36. Ibid., p.214. 

  37. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Champs, « arts », 2008, p.5 

  38. Fourastié, Jean, Machinisme et Bien-être, Niveau de vie et genre de vie de 1700 à nos jours, op. cit., p.205. 

  39. Ibid., p. 215. 

  40. Ibid., p.239. 

  41. Ibid., p.219. 

  42. Fourastié, Jean, Machinisme et Bien-être, op. cit., p.205. 

  43. Ibid., p.80. 

  44. Bilott, Robert Exposure: Poisoned Water, Corporate Greed, and One Lawyer\'s Twenty-Year Battle against DuPont, Atria Books, 2019. 

  45. Michitake, Aso, Rubber and the Making of Vietnam: An Ecological History, 1897-1975, Chapel Hill : University of

    North Carolina Press, 2018. 

  46. Perrot, Michelle, Les femmes ou les silences de l'histoire, Paris, Flammarion, « Champs », 1998, p. 184. 

  47. Voir par exemple Zetkin, Clara, La lutte pour la libération des femmes, discours à la première internationale ouvrière, 1889. 

  48. Chacunes furent très influentes sur les partis politiques de l'époque et contribuèrent à structurer de façon féministe les politiques sociales de leur époque. Flora Tristan écrivit par exemple la première proposition d'une internationale ouvrière et documenta les conditions de travail dans les colonies péruviennes et les usines de Londres et se fit plagier par Marx et Engels la formule « prolétaires de tous pays, unissez-vous ». Voir Zévaès, Alexandre, « Flora Tristan et l'Union ouvrière » in La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, n°151, 1934 ; pp. 213-222 ; Bronnikova, Olga, Renault, Mathieu, Kollontaï, Défaire la famille, refaire l'amour, Paris, La Fabrique, 2024 ; Zetkin, Clara, Je veux me battre partout où il y a de la vie, Marseille, Hors d'atteinte, « Faits et idées », 2021. 

  49. hooks, bell Feminist Theory, from margins to center, Boston, South End Press, 1984, Vergès, Françoise, Un Féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019, p. 114. 

  50. Ferry, Jules, Les Fondements de la politique coloniale, 28 juillet 1885, Assemblée nationale, \< https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/jules-ferry-28-juillet-1885] > (consulté le 9 mai 2022). 

  51. Quijano, Anibal, « Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America », in Nepantla: Views from the South n°3, Durham, Duke University Press, 2000, p. 539. 

  52. [data.footprintnetwork.org]{.underline} \< en ligne :

    https://data.footprintnetwork.org/_ga=2.121244108.578178107.1633515115-1508988212.1633515115#/ > (consulté le 28 octobre 2021). 

  53. « Country Overshoot Day », overshootday.org, \< https://www.overshootday.org/newsroom/country-overshoot-days/ > (consulté le 28 octobre 202). 

  54. WWF, « 22 juillet 2022, Jour du dépassement, l'humanité entre dans le rouge », wwf.fr \< en ligne : https://www.wwf.fr/jour-du-depassement > (consulté le 31/10/2022). 

  55. Voir par exemple Lefebvre, Henri, « Les nouveaux ensembles urbains (un cas concret : Lacq-Mourenx et les problèmes urbains de la nouvelle classe ouvrière.) » in : Revue française de sociologie, 1960, pp. 186-201. 

  56. Decoudras, Pierre-Marie, « Kourou, ville spatiale, technologie et croissance urbaine sur le site d'un village chargé d'histoire », thèse de géographie sous la direction de Guy Lassère, Faculté de lettres et de sciences humaines de Bordeaux, 1971. 

  57. Noyes, Eliot, Weil, Claudia, Aspen 1970, 22 min 03, Cyclops Films, IDCA, 1970. 

  58. La Déclaration de la délégation française à Aspen, publié par Gilles de Bure dans les Sommets d'Aspen, Créé, n° 6 (novembre-décembre 1970), rosab.net \< http://rosab.net/fr/la-conference-d-aspen-1970/la-declaration-de-la-delegation.html >, (consulté le 12 avril 2024). 

  59. Présentation de l'atelier « Décider avec le vivant » \<https://polau.org/incubations/decider-avec-le-vivant/> (consulté le 12 avril 2024). 

  60. Hyvrier, Delphine, « Designer de nouveaux imaginaires de la nature, designer de nouvelles morales de classe », in Design Arts et Médias, « Design & industrie à l'ère de l'Anthropocène » 2020. 

  61. Voir Jack Forbes, Christophe Colomb et autres cannibales, Paris, Le Passager clandestin, « boomerang », 2018 ; Christophe Bonneuil, Pierre de Jouvancourt, « En finir avec l'Epopée », Terrestres, Montreuil, 9 juin 2014 \< https://www.terrestres.org/2014/06/09/en-finir-avec-lepopee/#_ftn33 > (consulté le 10 /10/2022) ; Serge Audier, l'Âge productiviste, hégémonies prométhéennes brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, « Sciences Humaines », 2019 ; Caroline Ford, Naissance de l'écologie, les polémiques françaises sur l'environnement (1800-1930), Paris, Alma éditeur, « essais, histoire », 2018.

  62. Pour ne citer que des évènements de spécialistes occidentaux accrédités d'une légitimité sociale et scientifique, par exemple : Les limites à la Croissance, de 1972, pointant les désastres écologiques qu'allaient produire le productivisme industriel, l'American Wildlife Committee de 1938 statuant que le mode d'habiter occidental industriel nuisait à la nature durablement à la nature, jusqu'à l'Accumulation du Capital, de Rosa Luxembourg relatant la destruction par l'industrie des modes de vie paysans écologiquement et socialement durables. 

  63. Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille, Paris, la Découverte, 2014 ; 

  64. Jean-Baptiste Fressoz, Christophe Bonneuil, L'Évènement anthropocène, La Terre l'histoire et nous, Paris, Points, « Histoire », p. 94-95.