Alain MONS est essayiste, chercheur, écrivain ; il a été Professeur en sciences de la communication et arts à l’Université Bordeaux Montaigne, membre du Mica.
Derniers livres publiés Les Lieux du sensible, Cnrs éditions, et Présence/absence. Les battements du contemporain (direction), Presses universitaires Bordeaux, 2022
Résumé :
Le paysage est considéré dans un rapport, selon une anthropoétique. Le cinéma contemporain fait advenir des affects associant la terre et ses formes : devenir-paysage des corps et devenir-corps des paysages. Il nous entraine vers l’errance des transversalités affectives
Des paysages sympoïétiques transparaissent avec une diversité de films explorant les correspondances atmosphériques. Une carte des affects est esquissée à travers les jeux des reflets et des tourbillons.
C’est l’énigme paysagère qui s’ouvre à nous.
Abstract :
The landscape is considered in a relationship, according to an anthropoetics. Contemporary cinema brings about affects associating the earth and its forms: the becoming-landscape of bodies and the becoming-body of landscapes. It leads us towards the wandering of affective transversalities. Sympoietic landscapes shine through with a diversity of films exploring atmospheric correspondences. A map of affects is sketched through the play of reflections and swirls. It is the enigma of the landscape that opens up to us.
Il ne s’agit pas pour moi d’aborder la question de la fabrique des paysages purement en termes de production ou de construction sociale, du moins trop directement, ni non plus de façon psychologique, cognitive, mais plutôt selon une perspective affectologique qui induit des expériences singulières et culturelles, selon des rapports de corps et de sensations à des spatialités traversées ou en résidence. Perspective amorcée en son temps, par un sociologue-philosophe-poète comme Pierre Sansot1.
Il s’agit bien de considérer ce qui nous affecte dans l’exercice des paysages à travers une irruption soudaine, ou au contraire une lente absorption ; et aussi comment nous les affectons en retour pas nos propres souvenirs, associations d ’idées, surimpressions mentales, et désirs, sensations émergentes. Chaque paysage fait advenir des affects, au sens de Deleuze, élaborant notre « culturenature » de façon sympoïétique, nous reviendrons sur ces termes.
Mon propos d’ordre anthropoétique portera donc sur le rapport aux paysages.
Ce qui semble frappant est que dans la vie contemporaine nous avons à fréquenter non pas le paysage mais une diversité de paysages : naturels, urbains, artistiques, filmiques, spectacularisés, fabriqués, ou en jachère, abandonnés. Dès lors, comment passons-nous d’une forme à l’autre dans une circulation des corps et des percepts qui pourrait aboutir à une espèce de méli-mélo incohérent. Cependant qu’une sorte de plan de consistance, de solidité malgré tout, s’élabore à travers la multiplicité des paysages qui sont autant de métamorphoses à l’œuvre, supposant une pratique de l’errance à travers des transversalités du sensible débordant les genres, les cadres, les lieux eux-mêmes, et les corps qui s’y déploient.
Errance est le « concept » ici pour caractériser les transversalités filmiques des affects, en rapport avec des paysages, construits ou émergents, apparaissant ou disparaissant. Il est le concept-image, le nom générique permettant d’articuler des phénomènes spatiaux-temporels comme ceux de la traversée, de l’entre-deux, du dérobement, des traces, et des corps épiphaniques, dans la constitution des paysages qui se veulent des contrepoints. L’errance est le nom poétique, et politique, d’une trans-versée et d’une trans-apparition corrélative aux paysages contemporains de toute nature comme on le verra.
En ce sens il s’agit pour moi, parallèlement à l’évocation de quelques apprentissages personnels, subjectifs peut-être, de m’appuyer en majeure partie sur le cinéma parfaitement apte à rendre compte et exprimer ces glissements, ces traverses, ces articulations ou désarticulations entre des paysages vécus, physiques, et mentaux, imaginaires, en même temps. Puisqu’il s’agit aux dires de P. Sansot de considérer pleinement le rôle de l’affectivité dans le « cadre » du paysage, en nous rendant disponible à ce qui nous est offert : « certes il s’agit d’une disponibilité plus générale aux couleurs, aux volumes, aux significations, à la diversité des lieux, à la vie sensible des hommes mais il nous faut, en chaque circonstance, l’aviver et l’actualiser »2. C’est ce que nous allons tenter d’actualiser, en considérant notre rapport contemporain à la diversité des paysages comme une errance mentale et physique, terrestre, en envisageant des transversalités d’affects troublant les genres, les imaginaires et les catégories sensibles.
C’est ce double mouvement d’être affecté et d’affecter le paysage qui se répétera tout le long de ce texte, constituant la transversalité dont nous parlons à ce propos.
Nous savons bien que le paysage est un cadrage culturel, il est artialisé par toute une histoire de l’art, de la peinture notamment, comme l’a longuement démontré Alain Roger dans un livre singulier3. Mais aussi bien il peut être décadré, hors champ même, comme avec le cinéma qui le travaille en tous sens4. Cadrage, décadrage, hors cadre, sont les conditions de paysages en mouvement, admirablement captés et projetés par le cinéma ou la création vidéo (on peut penser à Bill Viola, Clément Cogitore, Eija-Lisaa Ahtila). Mais ces paysages mouvementés sont aussi ressentis à travers nos déplacements quotidiens, par les divers modes de transports, dans des voyages, ou des projets d’urbanisme et d’aménagement des espaces. Il y a donc des échos ou des résonances entre ce que nous montre le filmique et la pratique des paysages, l’un se reverse et renverse dans l’autre en quelque sorte.
Prenons en considération aussi que l’accès au paysage est vital pour la santé mentale ; le droit d’avoir une ouverture sur l’horizon est un exercice dynamique pour notre liberté et le sentiment d’infini de la vie. Un célèbre film intitulé Chambre avec vue (1986) de James Ivory , se passant en partie dans la campagne florentine, est éloquent en ce sens, mêlant l’épanouissement des individus, l’amour et un paysage splendide. Tous les prisonniers du monde figés entre quatre murs sont en souffrance terrible de fait de l’absence d’un paysage, d’un prolongement sensible se déployant à l’horizon, à moins de le reconstituer mentalement sans doute.
On abordera en premier lieu des paysages sympoïétiques tels que nous les recevons dans une myriade d’images, et toutes les résonances et vicariances des sensations et souvenirs liés à leur contact Puis on passera par des atmosphères, des reflets et tourbillons dessinant une cartographie des affects, pour conclure sur une énigme ou une béance du devenir corps du paysage. Puisqu’on peut soutenir la double hypothèse d’un corps-paysage et d’un paysage-corps, comme le propose Christelle Robin5 à travers l’analyse de documents iconiques (peinture de Jérôme Bosh par ex) ou littéraires, psychanalytiques. Je situe mon propos dans un rapport au paysage, non pas une essence, autrement dit on ne le saisit pas, nous sommes dans l’espace sous formes de renvois où il n’y a pas des substances données, mais des expériences de vibrations, de résonances, de réverbérations.
1. Des paysages sympoïétiques
Dans le film fabuleux Stalker (1979) de Andreï Tarkovski, le paysage de la forêt est une « zone » préfigurant en quelque sorte celle de Tchernobyl après l’explosion de la centrale atomique. Zone interdite, comme un no man’s land contaminé, aux limites incertaines, qui pourtant se présente comme un monde originaire exploré par trois « éclaireurs » perdus dans un univers sans commencement ni fin, sans bords ni limites claires, s’enfonçant dans la forêt sibérienne immense. Le stalker est le « passeur » qui guide deux scientifiques à la recherche du lieu du Graal sans doute. Le paysage se donne à voir dans toute son épaisseur, sa sidéralité géologique, mais aussi dans ses trouées, ses brèches, qui sont autant de clairières, ou de vides de surface, qui transparaissent ici ou là. L’hébétude des personnages qui sont soit muets soit énonçant des formules métaphysiques surprenantes, est liée à l’hybridité ou friabilité du paysage. Cet effet d’enchainement de fragilités paysagères est intensifié par la technique des cadres en abimes utilisée magnifiquement par Tarkovski, dans le montage des images. L’alternance du pur et de l’impur modélise les images, perturbe ou dramatise le regard : paysages contaminés de machines calcinées, de tanks abandonnés, de rouille, et étendue des forêts profondes, une nature quasi illimitée.
Ce sont autant de glissements des matières, de terrains, d’éboulements imaginaires.
Cependant que souterrainement se forme un paysage liquide comme habituellement chez le cinéaste russe, une espèce de paysage informe filmé au fil de l’eau où transparence et opacité des matières s’assemblent ; l’élément aquatique et les objets altérés se composent et se décomposent incessamment engendrant une opacification de la transparence. Nous sommes des lors dans une incomplétude des éléments engendrant une perception du trouble, comme lorsqu’un corps étranger en envahit un autre. Ainsi toutes les séquences de tourbillons, de bourrasque de poussières, d’une voltige d’atomes et d’éléments de l’air qui troublent la vision du paysage. Il y a précipitation et prolifération de la matière visuelle du paysage, tout se déforme même l’informe. Le sentiment d’un chaos lent, tranquille, quasi imperceptible, est bien présent, le paysage est certes tourmenté mais comme de l’intérieur, et cela ne se voit pas forcément à l’extérieur qui se constitue comme une absence, sauf à considérer des détails incongrus, des plans lents et mystérieux.
Le concept de sympoïése avancé par Donna.J.Haraway me semble opératoire pour rendre compte de ce genre de paysages composites et décomposées en permanence, caractérisant des systèmes complexes. Puisque tout semble se produire dans des interférences, même et surtout entre des éléments hétérogènes dans la perception des paysages qu’ils soient naturels, urbains, scénographiques. L’anthropologue écrit : « « Sympoiése » un mot simple. Il signifie « construire avec », « fabriquer avec », « réaliser-avec ». Rien ne se fait tout seul. Rien n’est absolument autopoïétique. Never alone »6. Il faut penser en termes de symbiogenèse, d'assemblages, d’enchâssements entre les choses, entre les vivants et les non-vivants ; ce qui n’empêche pas des formes de solitude contrairement à ce que suggère peut être Haraway. Les paysages dans les films de Tarkovski sont sympoïétiques par tous les assemblages visuels et matériels, et sympoétiques par les métaphores et les formes de langage mobilisées, les singularités nomadisées.
D’autres créations fort différentes pourraient aller dans ce sens. Comme un film croate récent Murina (2022) de A. Alamat Kusijanovic qui se passe dans une ile en Croatie ; une jeune femme les trois quarts du temps en maillot de bain de plongeuse se heurte à la rudesse obstinée et dangereuse de son père machiste, à un patriarcat oppressif encore en vigueur. La dramaturgie sociale et familiale est assurée, mais aussi ce qu’on voit avec fascination c’est ce corps féminin qui glisse dans l’eau, se fond dans le paysage méditerranéen, s’assemble à tous les éléments constituant un paysage, comme pour le porter à son incandescence. Le corps de la jeune femme brune s’incruste dans les rochers et se dissout dans les eaux maritimes, dans un devenir aquatique, réalisant la sympoïése du paysage qui oscille du minéral au corporel et inversement. Car il y a des métamorphoses réciproques entre un paysage affecté par le corps-femme-poisson et ce corps féminin imprégné par tous les recoins du paysage insulaire et maritime. Comme le remarque Emanuele Coccia : « Depuis des millions d’années, cette vie se transmet de corps en corps, d’individu en individus, d’espéce en espèces, de régnes en régne »7 ; or c’est vraiment cette sensation que donne le film d’une histoire familiale se passant sur une ile ou tout se transmet de corps en corps, de règne en règne, y compris la tradition la plus archaïque et rébarbative. Justement le comportement rebelle de la fille va tout perturber en rejoignant le dynamisme originaire de la métamorphose qui constitue à la fois le métabolisme et le basculement du monde vers d’autres formes. Or toutes ces mutations d’espèces, toutes ces transmigrations des éléments passent par le paysage filmé qui devient comme un espace de la Sirène, faisant écho à l’épopée d’Ulysse. Le paysage apparaît certes hiératique, un éternel recommencement, mais il est comme fissuré, tourmenté par la dramaturgie des êtres qui se déchirent, transformant notre regard sur cette immobilité apparente de l'île et de la mer qui deviennent soudainement violents, incertains, inquiétants. Ce paysage est donc affecté par cette histoire, tout comme les corps sont en vibration constante avec les environs. Alors rien n’est fixe, rien n’est stable sur Terre, et c’est la mer qui scande le mouvement incessant.
2. Correspondances atmosphériques
Ce que l’on comprend bien est que tout paysage est « relationnel » en quelque manière, puisqu’ il met en relation toutes sortes d’éléments, d’espèces, de physicalités, de pensées, de songes, de sensualités mises à l’épreuve, d’évènements. C’est cette globalité qu’il nous faut considérer ; ainsi la conception du Fûdo japonais8, qui intègre cette finesse d’une multiplicité du milieu humain et non-humain, et que l’on pourrait désigner comme une atmosphère, ou une ambiance. Le paysage est atmosphérique assurément. Alors il s’agit moins de penser en termes d’interactions entre éléments d’un environnement, mais plutôt en termes de « correspondances », au sens baudelairien. Le poète a écrit admirablement :
« Comme de long échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »9
L’anthropologue Tim Ingold remarque : « Faire consiste alors en un processus de mise en correspondance : non pas imposer une forme préconçue à une substance matérielle brute, mais dessiner ou délivrer les potentialités immanentes d’un monde en devenir »10 ; ceci dans un univers phénoménal ou chaque matériau ouvre un « dédale de trajectoires ». Il ne s’agit certes pas d’imposer une construction fictionnelle au monde phénoménal des matières et des mouvements, dont certains paysages semblent être des émergences puissantes. Mais ce monde des matériaux, cet « étant donné » est-il si indépendant que cela des fictions qui les traversent ? C’est précisément là où les notions de « correspondances » ou de « résonances » prennent toute leur amplitude. Pour cela nous allons évoquer deux créations cinématographiques qui semblent aux antipodes, le film de Jane Campion The power of dog (2021) et La fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov (2021)
Ainsi le film de Jane Campion se passant dans le Montana en 1925, se présente comme un western classique à première vue, mais qui est brouillé par la question d’une guerre des genres, un milieu machiste supervisé par un mâle dominant qui prend comme souffre-douleur un jeune homme efféminé. Cependant toute une ambiguïté va s’installer dans leur relation et leurs rôles, révélant peu à peu toute « la force du faible » comme disait Jean François Lyotard à propos des grecs, à travers des ruses et des travestissements de soi. Les immenses paysages filmés en sont comme teintés ; avec une superposition fine de la force et de la fragilité des éléments de composition. Ils sont comme affectés par cette tourmente du genre, et deviennent à la fois superbes, sauvages, et comme subrepticement inquiétants. Toute la correspondance entre la bataille des subjectivités de genre et la naturalité des paysages grandioses du western se déploie dans une sorte de contamination des images elles-mêmes, par une lutte entre le masculin minéral et le féminin végétal si l’on peut dire, bien que justement les frontières entre les matières et les espèces se confondent de plus en plus dans un paysage qui fonctionne comme des échos dont la bande-son rend bien compte.
Aux antipodes de cette quiétude fracassée se situe La fièvre de Petrov , où nous avons un défilé de paysages urbains, dévastés, déglingués, dont la Russie aujourd’hui serait le vaste terrain de bataille. C’est plutôt cet environnement devenu dément qui imprègne les personnages fiévreux, comme ivres tout le temps, pris dans une folie nihiliste ; on se souvient des fameuses scènes des transports publics où les voyageurs délirent tout en traversant des périphéries improbables, des paysages urbains détruits, des champs ruinés. C’est l’abandon qui domine le film, et les paysages sont à la dérive, transposés cependant par des images surprenantes, magnifiquement chaotiques, bouleversantes à bien des égards. Et l’on comprend dans quelle folie est engagé ce pays dans sa clôture mentale et le paysage qui lui fait écho. Seule la dernière partie du film étrange et poétique, détachée du reste, pourrait constituer comme une ligne de fuite tchekhovienne dans ce vertige d'événements absurdes, accélérés, inquiétants.
Pourtant dans les deux films absolument différents dans la façon de filmer, de scénariser l’histoire, de construire des images, il y a le souci d’une résonance au monde à travers des modalités paysagères radicalement opposées. Résonances au sens où en parle le philosophe Harmut Rosa, c’est-à-dire selon une attention (et non pas intention), une non-maîtrise, afin de laisser le monde nous déborder, afin de rendre les paysages comme indisponibles à notre rationalité et façon de les instrumentaliser. Le paysage westernien hollywoodien à la John Ford très genré (J. Wayne étant l’acteur prototype caricatural masculin), a été virilisé à outrance à travers la lutte des cowboys contre les indiens méprisés, pour la conquête des territoires et des femmes. Or justement il se « féminise » jusqu’au trouble, jusqu’à la mort du mâle dominant vaincu par la subtilité des renversements des corps et des paysages oubliés, relégués, et qui refont surface comme forces de la fluidité. Seul peut être dans les westerns hollywoodiens, et cela est la force d’un John Ford, le paysage échappe à la main mise puisqu’il fuit au loin dans le plan, ouvrant l’horizon à l’infini. D’une toute autre façon les paysages urbains chez Serebrennikov sont dévastés, brisés, barrés, partis en morceaux, violentés, immaîtrisables dans la tourmente chaotique dans laquelle ils sont aspirés. Rosa note que « les effets transformatifs d’une relation de résonance échappent constamment et inévitablement au contrôle des sujets ; on ne peut ni les calculer ni les maîtriser »11, autrement dit il s’agit d’un phénomène dont l’issue ne peut être déterminée à l’avance.
Une circulation des fluides se produit dans le cinéma fabriquant les paysages, entre les personnages et entre les choses spatiales dans un plan donné. On se rappellera à l'occasion Le crime était presque parfait (1954) d'Alfred Hitchcock, dans lequel des forces invisibles travaillent l’atmosphère, et c'est cela qui est filmé en vérité. L'intensité s'insinue dans les interstices du voir, du langage, des corps, puisqu'il y a une part fluidique en chaque chose, en chaque être vivant. Elle vient se manifester dans le paysage clair-obscur, ébauché, dans le silence, le geste esquissé, l'expression furtive, la situation incongrue, une image passagère, un suspens de la durée, un instant révélé. Une part d'impondérable qui est ressentie, entendue, de façon somme toute mystérieuse. Or c’est cette partie fluidique qui constitue la matrice des correspondances atmosphériques et affectives dont nous parlons :
« Sortis ensemble dans l’air du matin, nous sommes chargés ensemble d’une certaine manière d’exister »12écrit Watsuji Tetsurô.
Alors une captation des fluides s’effectue selon un art du hors-champ ou bien du flou, qui charge et accomplit le champ visuel et sensible. Il s'agit d'une dramaturgie fluidique constituant un infra-texte, un au-delà ou un en-deçà de la re-présentation, à travers le coté viscéral de la création des images paysagères.
3. La carte des affects : la vacance et le flou
Une vidéo de Dominique Gonzalez-Foerster faite à Hong-Kong lors d’une errance dans cette ville-monde, est liée à une période de crise personnelle si l’on comprend bien. Dans Parc central, Hong Kong (2008) le filmage est tremblé, bancal, volontairement « amateur », mais par cette façon offrant un sentiment géographique intérieur puissant. Ce film vidéo constitue une carte des affects en rapport avec les lieux vacants, des paysages urbains désolés ou lointains qui nous sont donnés à contempler. Les sous-titres qui accompagnent les prises de vue invitent à une déambulation mélancolique où l’intime suinte de toutes parts. La tonalité des images, ciel nuageux, brumes dissipées, pluie, grisaille, tremblé du visible ; nous convie à un réalisme subjectif, comme on pourrait le caractériser. La bande-son, et les commentaires, renvoient à un monde parallèle qui travaille du dedans ce dehors auquel nous sommes confrontés avec Hong-Kong. La ville imaginaire devient la ville réelle, car ces images volontairement imparfaites nous affectent par la dimension autobiographique ou autofictionnelle bien que le personnage humain soit absent et remplacé par l’apparition de lieux à travers des coupes successives de plans.
En retour, nous affectons ces images par notre propre subjectivité, d’autant qu’elles sont floues, mal cadrées, incertaines, comme vides. Une telle « affectologie » à l’œuvre engendre la fluctuation mélancolique qui imprègne les paysages, notre propre intimité et identité. Comme le remarque Gilles Deleuze à propos de “l’affection” chez Spinoza : “ Ce sont des passages, des devenirs, des montées et des chutes, des variations continues de puissance, qui vont d’un état à l’autre : on les appellera affects , à proprement parler”13. On ne saurait mieux dire concernant notre rapport aux paysages et aux corps notamment.
Dominique Gonzalez-Foerster tourne des temps morts, ou flottants, des variations d'intensité qui trouent la grande ville mondiale chinoise à l’époque de son indépendance. Le documentaire fiction montre des moments inoccupés, disponibles, asignifiants dans une ville capitaliste de transit, et l’existence suspendue qui en résulte. Or ces instants apparemment vides peuvent être pleins de demi-teintes, de douceur secondaire, de violence calme, de strates subtiles. Après tout, les temporalités infimes constituent autant sinon plus notre mode d’être, que les évènements de haute intensité qui restent exceptionnels dans la vie. Ces moments incertains, eux-mêmes flous, permettent le battement du regard et un rapport aux présences et aux absences qui peuplent nos agglomérations existentielles. L’expérience de la vacance des choses frôle certes le Rien, le nihil, mais n’y bascule pas, justement parce qu’il s’y produit l’ambivalence du vital (dehors-dedans, présence-absence, réel-imaginaire). Alors nous avons l’émergence d’une ontologie vacillante si l’on peut dire, car au bord du non-être, se glissant par contrecoup dans des devenirs, comme s’il fallait faire l’expérience du désert pour pouvoir retracer des cheminements de vie. Tous ces éléments ontologiques et sociaux sont dans cette création vidéo sur Hong-Kong, qui traite le cinéma comme une langue étrangère, aux dires de l’artiste.
Le paradoxe est que le flou en tant qu’émanation du réel passe par l’image du paysage qui est une construction de la réalité. Comme si l’image comme artefact était déjà incurvée dans le réel et demandait à se développer. Il n’y a pas de substance stable et uniforme qui formerait le monde (urbain par exemple) mais un ensemble qui relève d’une multiplicité de multiplications infinies14, et le regard est entraîné dans ce vertige, la perception du réel est toujours instable, imparfaite. Ce pourquoi certainement des formes vagues, dites flottantes, traduisent au mieux ce réel inachevé, infini, fuyant de toutes parts. C’est ainsi que nous voyons notre réalité environnante, à travers une myopie caractérisée. Le flou est naturel. Il s’agit d’intégrer les dimensions du fugace, de l’indéterminé, du vague, dans une esthétique météorologique contribuant aux sciences de l’incertain.
4. Le jeu des réverbérations et des tourbillons
Ainsi nous faisons l’apprentissage des reflets des paysages à travers le cinéma, la vidéo, ou la photographie ; mais aussi bien dans notre expérience quotidienne et socialisée. Aujourd’hui nombre de miroirs sont disséminés dans les espaces de vie, des vitrines, des écrans, mais aussi avec la manifestation du jeu des lumières naturelles ou artificielles en leurs variations. Ils constituent en quelque sorte des phénomènes proto-esthétiques à travers lesquels nous nous situons, et avec lesquels nous nous formons comme des sujets de la perception. Ce qui me touche particulièrement c’est l’étrangeté des reflets multiples, apparaissant ou s’estompant dans les divers paysages, on ne peut pas réduire ceux-ci à des questions purement spéculaires, ni même à de la pure réflexivité. Ils peuvent être appréhendés aussi en termes d’ambivalence, de flottement, de fluidité, de co-présences des choses, et de subjectivités projetées.
Le reflet ou reflexus, c’est la lumière réfléchie par un corps accompagnée par une sensation, ou alors l’image qui se réfléchit dans un miroir ; ces deux fonctions sont concomitantes. Reflets et spatialités s’informent et se forment réciproquement. A condition de considérer qu’il s’agit des espaces existentiels et de reflets quasi phénoménaux. La frontière entre un dedans et un dehors est troublée du point de vue des affects et des percepts, dans les coprésences et les démultiplications, l’immersion de soi dans le paysage. Il s’agit là aussi de concevoir une affectologie des reflets en divers lieux de notre expérience des émotions quotidiennes, subtiles, quasi inconscientes.
Les reflets agissant dans les espaces découpent et déploient de nouveaux territoires existentiels, des paysages donc, où se joue le battement des présences et des absences au monde à travers le jeu perceptuel spatio-temporel. Ainsi ils nous affectent comme sujets sensibles, mais en retour nous les affectons à travers des formes de subjectivation et d’individuation qui sont à l’œuvre dans notre rapport aux reflets environnants. La réverbération serait d’abord matérielle, ou « luciforme », terme emprunté à Jacques Roubaud dans son bel essai sur la lumière comme forme originaire et source des images15. Mais elle est aussi bien mentale, favorisant les jeux de renvoi de l’imaginaire, les images de pensée.
L’essentiel ne se situe-t-il pas dans une apparition des choses qui ne peut être qu’un moment offert ? Les reflets nous initient à une sorte de phénoménologie du proto-esthétique avec les émergences du caché-montré, le battement des apparitions et des disparitions du visible engendré par la réflexion matérielle généralisée dans les espaces de vie, le clair-obscur des choses passagères, les variations subtiles de la durée. On comprend qu’avec notre rapport aux reflets multiples, nous sommes dans les dimensions de l’impondérable. A contrario d’une logique de système qui prétend totaliser le sens, l’existence fait l’épreuve d’une réalité qui lui échappe, elle fait l’expérience de «l’intotalisable» comme la désigne le philosophe Philippe Grosos16.
Ainsi l’existence des reflets et leur façon de nous charmer, de nous intriguer, de nous traverser profondément et en surface, confirme la nécessité vitale de l’illusion. L’illusio et le réel ne font qu’un dans l’oscillation de l’être contextuel, puisqu’elle veut dire jouer, se jouer de ; cependant ce serait une erreur de la réduire au pur jeu des perceptions, car elle engage aussi une dimension quasi métaphysique comme dans la peinture de Chirico, consistant à faire voir les choses différemment de la façon dont elles se donnent habituellement entrainant le mental vers d’autres horizons.
L’hypothèse étant que les reflets qui se déploient dans les espaces de vie se constituent comme des formes subtiles, ondoyantes, sensitives, de la relation entre un paysage de l’étant-donné, physique, et un monde intérieur, sensible. De cette façon la grande photographe américaine Lisette Model a produit une série d’images intitulée Windows Reflections (1945) précisément sur le paysage de New York, où les surimpressions et les reflets de la ville se répondent à l’infini dans ses clichés admirables noir et blanc.
Le poète Philippe Jaccottet peut écrire : « Ce qui est vu autrement , ce qui est vu , en quelque sorte de l’intérieur de nous-mêmes, bien que vu au-dehors, semble rejoindre en nous ce que nous avons de plus intime , ou ne se révéler tout entier qu’au plus intime de nous »17…Le jeu complexe de l’intérieur et de l’extérieur où l’objet est appréhendé du dedans, mais est lui-même totalement dehors, dans une émergence des choses du monde, peut s’étendre dans la perception des reflets. Ces derniers alors se perpétuent comme des lignes flottantes ou brisées selon des moments furtifs, où se profilent et se glissent continuellement ces va-et-vient entre transparence ou opacité.
Ainsi il y a de multiples façons de représenter le paysage à travers les réflections du monde, notamment de façon métaphorique, ce que fait brillamment Bill Viola à travers diverses créations vidéo. Les images et les humains deviennent des espèces mutantes par rapport à l’instabilité du monde ; il s’agit de communiquer des états effervescents ou liquides du paysage. En 1979 cet artiste américain produit une vidéo The reflecting pool, sorte de paradigme pour toute l’œuvre à venir.
Comme on le voit dans ce film, toute une manière savante se met en place entre des régimes visuels, mouvants ou arrêtés, lents ou continus. Le jeu des métamorphoses surfaciales constitue l’enjeu des perceptions. Le bassin d’eau est élaboré comme un miroir absorbant les reflets, où se meuvent des images évolutives étranges alors que le corps de l’homme est en suspens et s’estompe progressivement dans l’environnement, selon un habile flou disparaissant. Tout se produit dans une dimension flottante de la vision et des atmosphères engendrées, Viola utilisant subtilement un flou virant au trouble continuellement. Toute une esthétique de l’immersion / émersion s’élabore déjà qui marquera ensuite toute l’œuvre de cet artiste majeur à notre époque. je ferais deux remarques, l’une temporelle et l’autre visuelle, constituant à mes yeux deux forces de cristallisation de cette vidéo emblématique de l’art contemporain.
Dans cette vidéo le cycle vital est dans des devenirs matériels et immatériels, dans les reflets éparpillés. Et il y a la figure du corps en suspens incarnant l’instant éternel qui va finir par disparaitre et se fondre dans la dimension environnante. Le milieu révélé opère par une confusion de tous les éléments de composition. La surface de la piscine devient un tourbillon, il s’agit d’un véritable miroir alchimique en ébullition, dans des transformations successives ou superposées aboutissant aux eaux troubles que nous contemplons comme médusés.
Il faut suivre les mouvements de l’eau, ce paysage mouvant et se laisser happer par les tourbillons qui se forment peu à peu, se laisser aller afin d’atteindre à la confusion avec le monde au sens chinois du terme18. Puisqu’il y a certes ce mouvement « mystique » inspiré par l’Asie, que Viola revendique par ailleurs, lui permettant d’accéder au « royaume de la confusion »19 qui est celui d’une adéquation fluide avec l’univers. Cependant que des ombres passent, des esquisses inquiétantes, des spectres rôdent, des interruptions se produisent dans la vidéo de Bill Viola. Ainsi la nudité du corps masculin surgissant de l’eau est un événement visuel ré-insufflant de l’érotisme vers la fin du film, propageant une strate intime. Ce sont des images tourbillonnantes bien que discrètes, élégantes, qui produisent de l’énigme, du suspens, et du trouble. N’oublions pas que pour Walter Benjamin le tourbillon est lié à l’origine, puisque celle-ci précise-t-il est toujours en devenir, en transformation20. Il y a une sorte de mélange entre sérénité et violence dans les images de Viola, une mise en tension discrète, parfois explosive (sa vidéo sur l’eau et le feu qui s’assemblent étrangement en leur opposition), à travers la transversalité de régimes visuels contrastés. Une espèce d’alchimie qui accouple l’artifice extrême des images technologiques, numériques, avec l’intégration de l’environnement, la nature comme chaosmose. Les éléments de composition s’affectent réciproquement dans une dimension flottante du visuel, de telle façon qu’il est impossible de les séparer, de les distinguer.
5. Le plan énigmatique. La constellation paysagère
En rapport avec tout ce qui vient d’être examiné on pourrait songer à des films asiatiques comme Séjour dans les monts Fuchum (2019) du chinois Gu Xiaxogang, magnifique, ou Une pluie sans fin (2017) de Dong Yua, chinois aussi, beauté sombre, ou encore Hasako I&II (2018) du japonais Ryüsuke Hamaguchi, lisse et tragique en même temps, et curieusement à un film mexicain Sans signe particulier (2019) de Fernanda Valadez. Chacun à leur façon ces auteurs restituent l’errance paysagère dont nous parlons par des traversées, des métamorphoses, des sensations et perceptions, opérées par les images. Mais celles-ci restituent bien une expérience réelle complexe que nous faisons concrètement entre des paysages, des corps et des mémoires plus ou moins éparpillées.
Un jeune couple se course amoureusement le long d’un fleuve occasionnant un long travelling somptueux où défile le paysage d’une région chinoise. Ou au contraire le paysage industriel de la Chine vire au sombre, à un trans-apparaitre de formes où les lieux varient selon les ombres et les percées de lumière rares, dans lesquelles les humains s’engouffrent. Ou encore des personnages de la classe moyenne cultivée se confondent avec le paysage aseptisé d’une ville japonaise, cependant que s’ouvrent des fissures sinon une béance au cœur de ce contexte extérieur pourtant si cérébral, si intérieur. Et puis une mère cherche son fils supposé mort à travers un Mexique ravagé par la violence sociale, elle erre dans des paysages oniriques, mystérieux, mais aussi tourmentés, brûlants, inquiétants, du dedans du pays. Autant de dérives affectives dont les paysages sont les conducteurs, les porteurs, les corps. Autant de variations aussi de la constitution du paysage pris dans des devenirs intensifs, puisque « une liste d’affects ou constellation, une carte intensive, est un devenir »21.
Dans la constellation paysagère qui est une carte intensive des affects, un phénomène de basculement se produit souvent à travers tous ces films qu’ils soient cinéma ou vidéo. In fine tous ces paysages restent énigmatiques dans la façon dont ils se donnent à voir et à ressentir ; ce sont des scènes secrètes comme les désigne Michel de Certeau pour les pratiques sociales, puisqu’ils deviennent des lieux et des non lieux alternativement selon les angles de vue où la caméra se place, et plus amplement selon les conditions du regard que nous pratiquons dans nos existences sensibles. Comme pour le lecteur, le regardeur des paysages est un voyageur « son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant »22. Ce « voyageur » est à la fois à l’intérieur du paysage, il en fait partie totalement de façon phénoménologique, et il est à l’extérieur comme sidéré par celui-ci, par l’étrangeté de ce qui se donne à voir, à entendre, à ressentir. Ainsi des affects d’empathie, de con-fusion quasi amoureuse, mais aussi d’étrangèreté, de décoïncidence, de perte, s’enchevêtrent, se télescopent dans toutes ces expériences sensibles des paysages, qu’une certaine création filmique amplifie par la tentation du désert, de la vacuité, du flottement, d’espaces immenses et vides (Antonioni, Resnais, Tarr, Kurosawa, par exemple) dont le cinéma dit contemporain semble chérir singulièrement le motif d’après François Laplantine23.
Une exposition d’arts contemporains Réclamer la Terre au Palais de Tokyo (printemps 2022) propose des œuvres de paysages-corps ou corps-paysages dans un contexte d’une écologie esthétique mondiale. Puisque nous devons considérer l’importance d’un système de relations mouvantes dans des écosystèmes, plutôt que des rapports de force, où l’on envisage des non-humains comme des sujets et non plus comme des objets ( animaux, plantes, végétaux, forêts, rivières, océan, etc.), afin de subvertir l’anthropocentrisme, l’anthropocène.
Ainsi des créations filmiques, de Laura Henno, de Sebastian Calfuqueo , ou d’Alain Fleischer, font symptôme de ce changement paradigmatique. La première dans Ge Ouryao ! Pourquoi t’as peur ! filme un groupe d’adolescents immigrés clandestins à Mayotte dans les interstices de l’errance, pris dans un paysage lointain et sonore ou l’on entend tous les échos des aboiements des chiens et les sifflets des jeunes les appelant, inventant une communication paysagère tellement poétique sublimée par l’artiste. La seconde de culture mapuche Sebastian Calfuqueo , il-elle chilienne, dans une vidéo Kowkülen (2020) filme un corps dérivant au fil de l’eau d’une rivière, un corps-paysage donc, attaché et ficelé comme un objet, et qui se libère lentement dans la rivière-source devenant le paysage global d’une sorte de beauté érotique. Et puis Fleischer participe à une œuvre A roof for silence (2021) de Hala Wardé et Etel Adman, filmant des oliviers dans la pénombre, avec tout son art des glissements mystérieux des ombres et des formes, d’images tellement singulières et fascinantes produisant des paysages indéterminés, secrets. D’ailleurs avec toutes ces œuvres visuelles, la distinction entre vidéo et cinéma n’a plus trop de sens, puisque le récit filmique se met en place ainsi que des personnages humains ou non-humains.
A mon sens à travers toutes les créations visuelles et sonores que j’ai mobilisées, ce qu’on peut ressentir dans le rapport au paysage, est le point obscur comme le désigne François Jullien se référant à la pensée chinoise : « il est subtil (wei), il se situe à la transition du visible et de l’invisible, au point, mais encore nébuleux, où du perceptible commence à peine à pointer »24. Autrement dit c’est l’infime infini qui transparaît dans les fissures d’un paysage. Le point de bascule dit Jullien, qui fait que nos vies peuvent aller d’un côté ou de l’autre sans qu’on s’y attende, ni même qu’on s’en aperçoive sur le moment, où tout peut subrepticement se retourner. Les paysages filmés donnent souvent cette impression, de façon moins radicale peut-être, et que j’appellerai donc le plan énigmatique. Plan au sens cinématographique, certes, d’un travelling par exemple qui sied si bien pour le paysage, mais au sens aussi existentiel lorsqu’on dit qu’on a un « plan » (amoureux, sexuel, professionnel, artistique). Or ces plans sont de l’ordre de l’énigme, de l’improbable souvent, ou d’un pari, de la scène secrète telle que nous l’avons soulignée déjà.
Avec cette errance paysagère que j’ai appréhendée à travers des images filmiques, l’opacité est la réflexivité de l’œuvre comme dit Louis Marin25 à propos de la peinture, le dispositif réflexif-reflétant montre que le monde est bien là sur un tableau, mais ce qu’il porte sur sa surface n’est que l’image, le reflet du monde. En conséquence, il y a simultanément de la présence et de l’absence, de la surface et de la profondeur, dans notre rapport aux images paysagères que nous fréquentons et traversons, et qui nous environnent. La constellation des paysages à travers le découpage et l’ouverture qu’ils induisent du côté du perçu, engendre des espaces de communication inédits, complexes, subtiles, à la limite du visible aussi, une part opaque entre les choses et les êtres présents dans leur relation d’ambivalence et vitale.
Bibliographie
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Marin, Louis, De l’entretien, cf. chapitre « De l’opacité », Paris, Minuit, 1997.
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Filmographie
Chambre avec vue, James Ivory (1986)
Le Crime était presque parfait, Alfred Hitchcock (1954)
La Fièvre de Petrov , Kirill Serebrennikov ( 2021)
Ge Ouryao ! Pourquoi t’as peur ! Laura Henno (2022)
Hasako I&II, Ryüsuke Hamaguchi, (2018)
Kowkülen, Sebastian Calfuqueo, (2020)
Murina, A. Alamat Kusijanovic (2022)
Parc central, Hong Kong, Dominique Gonzalez Foerster (2008)
Une Pluie sans fin, Dong Yue (2017)
The Power of dog, Jane Campion ( 2021)
The Reflecting pool, Bill Viola, (1979)
A Roof of silence, Alain Fleisher, Hala Wardé et Etel Adman (2021),
Sans signe particulier, Fernanda Valadez, (2019)
Séjours dans les monts Fuchum, Gu Xiaoxogang, (2019)
Stalker, Andreï Tarkovski, (1979)
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Cf. Sansot, Pierre, « L’affection paysagère » in La théorie du paysage en France (direction Alain Roger) , Seyssel, Champ Vallon, 1995.
Cf. aussi du même auteur Variations paysagères, Paris, Kincksieck, 1983…ouvrage qui a fait date dans les recherches sur le paysage.
De même, il faut citer aussi l’ouvrage remarquable d’Anne Cauquelin L’invention du paysage, Paris, PUF, 2000. ↩
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Ibid., p.152 ↩
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Roger, Alain, Nus et paysages, essai sur la fonction de l’art, Paris, Aubier, 1978 ↩
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Sur ces questions, cf. mon article, Mons, Alain, « Le bruit silence ou la plongée paysagère », dans Les Paysages du cinéma (direction Jean Mottet), Seysell, Champ vallon, 1999. ↩
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Robin, Christelle, « Paysage urbain, image du corps, figure identitaire », dans Sanson, Pascal (dir.), Le paysage urbain, Paris, l’Harmattan, 2007. ↩
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Haraway, Donna J., Vivre avec le trouble, Vaux-en-Velin, Editions des Mondes à faire, 2020, (traduction), p.115. ↩
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Coccia, Emanuele, Métamorphoses, Paris, Payot & Rivages, 2020, p.13. ↩
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A ce sujet cf. Watsuji Fûdo, Tetsurô, Le milieu humain, Paris, Cnrs éditions, 2011. Cf. le remarquable commentaire et la traduction par Augustin Berque. ↩
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Baudelaire, Charles, « Correspondances », Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes, Paris Gallimard Pléiade, 1975, p.11. ↩
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Ingold, Tim, Faire, éditions Dehors, 2017 (traduction), p.80-81. ↩
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Rosa, Harmut, Rendre le monde indisponible, Paris, La découverte, 2020 (traduction), p. 49. ↩
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Tetsurô, Watsuji, Op. cit. p 57. ↩
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Deleuze, Gilles, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 173. ↩
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À ce propos Jean Clet Martin, Plurivers. Essai la fin du monde ; Paris, PUF, 2010. L’auteur écrit à propos de Manhattan, p.19 : « l’ensemble relève d’une multiplicité de multiplications infinies, réverbérant une image sans agent, sans destinataire véritable, une image dont l'apparaître n’est que pour elle , gratuit, inclus dans le monde sans vraiment lui appartenir. » ↩
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Roubaud, Jacques, Échanges de la lumière, Paris, éditions Métaillé, 1990. L’auteur écrit p. 59 : « La lumière est la première forme corporelle. Ce ne sont pas les objets mais les formes qui sont lumière », et « c’est elle qui fait naître les images, par sa seule présence. » ↩
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Grosos, Philippe, Phénoménologie de l’intotalisable, Paris, Cerf, 2013. ↩
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Jaccottet, Philippe, Cahier de verdure, Paris, Gallimard/poésie, 1994, p.190. ↩
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À ce sujet, cf. Billeter, Jean-François, Leçons sur Tchang-Tseu, Paris, éditions Allia, 2006 ; le sinologue écrit à propos du maître chinois p. 68, il s’agit de « l’art de se laisser porter par les courants et les tourbillons de l’eau. » ↩
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Idem p.102 : « royaume de la confusion d’où sortent toutes choses et où toutes choses retournent » ↩
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Benjamin, Walter, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985 (traduction), p.43-44 : « L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraine dans son rythme la matière de ce qui est en train d'apparaître. » ↩
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Deleuze, Gilles, Op. cit., p.84. ↩
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Certeau de, Michel, Arts de faire. L’invention du quotidien, Paris, UGE 10/18, 1980, p.292. ↩
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Laplantine, François, Leçons de cinéma pour notre époque, éditions Téraèdre, 2007, p. 132 : « ces films sont traversés par ce que l’on pourrait appeler la tentation du désert : le dépeuplement progressif de l’écran caractéristique du cinéma de Bergman, de Garrel, de Wanda(1970) de Barbara Loden, mais surtout de L’année dernière à Marienbad(1961) d’Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet. » ↩
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Jullien, François, Ce point obscur, Paris, éditions de l’Observatoire, 2021, p.131. ↩
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Marin, Louis, De l’entretien, cf. chapitre « De l’opacité », Paris, Minuit, 1997, p. 66 : « ce qui dans la représentation l’ouvre sur son en-deçà ou son au-delà : opacité, en bref, désignerait dans la représentation tout ce qui déjoue sa transparence aux choses, au monde, à l’être qu’elle représente au regard. » ↩