Interview de Keren Detton
Catherine Chomarat-Ruiz

L’interview qui suit a été réalisée le 25 novembre 2020. Keren Detton est actuellement directrice du Frac Grand Large – Hauts-de-France, dont le fonds est constitué d’œuvres d’art contemporain et de pièces de design. En écho au dossier thématique consacré à l’exposition de design – le tout premier de la revue Design, Arts, Médias –elle a accepté de répondre à nos questions.

1. Un parcours

Catherine Chomrat-Ruiz1 : En relation avec le dossier thématique « l’exposition de design », de la revue Design, Arts, Médias, l’interview va porter sur l’exposition de design, sa singularité présumée par comparaison avec les expositions d’art. Partant, il va beaucoup être question du Frac Grand Large – Hauts-de-France dont vous êtes l’actuelle directrice, puisqu’il recèle un des fonds publics de design les plus importants en France. Mais je voudrais tout d’abord revenir sur votre parcours, votre formation et votre expérience professionnelle, pour cerner la place ou l’absence du design dans votre parcours estudiantin et professionnel.

Dans votre biographie officielle, on apprend que vous êtes historienne de l’art, diplômée de l’École du Louvre, titulaire d’un DEA à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, formée au commissariat d’exposition à l’École du Magasin-Centre National d’Art Contemporain de Grenoble en 1999. Qu’est-ce qui dans ces études, liant recherche et professionnalisation, vous a préparée à cette direction ? Quand et pourquoi a-t-il fallu apprendre des choses nouvelles (lesquelles ?), voire improviser ?

Keren Detton : Improviser, c’est intéressant que vous utilisiez ce terme. L’improvisation s’appuie sur un cadre donné et questionne le degré de liberté avec lequel on évolue. Ce qui m’intéresse particulièrement c’est que l’improvisation suppose de prendre en compte des aspects humains, sociaux, politiques et philosophiques tout à la fois. Je ne suis pas sûre d’avoir beaucoup improvisé durant mes études en histoire de l’art à l’École du Louvre puis à Paris 1, en revanche je crois que cette notion joue un rôle important aujourd’hui dans ma manière d’interagir avec des personnes – qu’il s’agisse d’une équipe, des artistes, des publics ou de participants divers.

Pour en revenir à mes études, je me suis intéressée au courant de l’art conceptuel qui remettait en question la production d’objet au profit de l’art comme « moment », soit l’art comme événement, rencontre, discussion, déplacement… J’ai pu rapidement m’inscrire dans un contexte professionnel en suivant la formation curatoriale du Magasin à Grenoble. La question du collectif s’est posée d’emblée, non sans difficultés, mais aussi avec une émulation nouvelle que j’ai ensuite recherchée, en collaborant notamment avec Marie Cozette et Julie Pellegrin, deux commissaires de ma génération avec lesquelles j’ai conçu la programmation « Les formes du délai » durant l’année 2004-2005, au centre d’art La Box à Bourges. Cette programmation, constituée d’une dizaine de projets, performances et expositions, visait à éclairer la vie de l’œuvre et à appréhender ses mutations, depuis sa genèse jusqu’à sa réception et ultérieurement sa documentation et son archive. Nous souhaitions voir comment la création contemporaine s’ancrait dans un contexte social, culturel, économique, et les conditions d’émergence des formes me semblaient propres à alimenter une réflexion à la fois critique et esthétique. Durant ces années de formation, je n’ai pas étudié le design, cependant certaines formes d’art et d’installation proposaient une mise en abyme du mobilier design et plus largement de notre rapport à l’espace domestique. Je pense en particulier à Dejanov/Heger, Dominique Gonzalez-Foerster ou Liam Gillick – des artistes d’ailleurs présents dans la collection du Frac Grand Large, engagés dans des formes de « négociation » avec le réel et qui décrivent des « scénarios » en cherchant des alternatives. Ces approches convergent avec un renouveau du design critique et spéculatif à la fin des années quatre-vingt-dix. Juste avant de prendre la direction du Frac Grand Large, j’avais collaboré avec la designer Florence Doléac (ex-membre des RADI Designers) dont les objets produits par association de formes et d’idées se nourrissent de rêve, mettant en tension une fonction d’usage et une fonction symbolique et poétique. Ainsi, la collection du Frac représentait pour moi un nouveau défi.


Figure 1. Vue de l’exposition « Les objets domestiquent », 2017, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : Dejanov et Heger, Still Life (Plenty Objects Of Desire), 1997. Au second plan : Bernd Lohaus, Nichts, 1979.


Figure 2. Vue de l’exposition « Minute Papillon » de Florence Doléac, 2017-2018, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Florence Doléac, La Chambre des rêves, 2017.

C. C-R : Deuxième partie de la question. Vous dirigez le Frac Grand Large, situé à Dunkerque, depuis 2016, après avoir co-fondé l’association CEA (Commissaires d’exposition associés) en 2007, collaboré avec le Musée Ludwig (Cologne), la Cubitt Gallery (Londres), le CCF Jakarta (Indonésie), programmé des expositions pour la galerie Air de Paris jusqu’en 2009, puis dirigé le centre d’art contemporain Le Quartier, à Quimper. Qu’est-ce qui dans cette expérience vous a préparée/éloignée de votre fonction actuelle, diriger un Frac « biface » art et design ?

K. D. : Mes premières rencontres avec le milieu professionnel artistique et muséal traduisaient une volonté de décentrement. L’histoire de l’art international européo-centrée me laissait sur ma faim. Comment les formes circulent-elle sur d’autres continents, se révélant différentes selon leurs voisinages ? Quelles résistances face aux forces homogénéisantes de la globalisation ? En étudiant de l’intérieur le fonctionnement d’institutions différentes (musée, centre culturel, école d’art…), j’en suis venue à considérer les écosystèmes et leurs interactions. Je retrouve, dans la mission de diffusion territoriale du Fonds régional d’art contemporain, la possibilité de valoriser et de conforter des acteurs de l’art différents tout en permettant à des habitants de s’ouvrir à ces formes d’expression et de pensée nouvelles pour eux. Vous évoquez le Frac comme étant « biface » art et design. Certes, les collections sont distinctes mais je préfère mettre en avant la fonction première du Frac, celle de « rendre public » le travail des artistes et des designers dans un même mouvement. Aussi, je parlerais plutôt d’interface du Frac, entre les créateurs et les publics. En soulignant par ailleurs, que c’est aussi en travaillant sur la porosité de ces termes (artiste professionnel, designer, amateur, artisan, spectateur, participant…) que le Frac contribue à maintenir la création vivante et inspirante.


Figure 3. Vue de l’exposition « Chronique d’une collection #1 : Embarquez-vous ! », 2020, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : ÅBÄKE, A fleet of Mountain (Faceboat), 2017. Au second plan : Chloé Quenum, Names, 2016.

2. Un Fonds régional d’Art Contemporain « nouvelle génération », sa collection, ses missions

C. C-R : Je voudrais à présent en venir à l’institution que vous dirigez. Le site Internet du Frac Grand Large renseigne bien sur l’origine politique des Frac en France, leur ministère de tutelle (Culture), leur mission (collectionner pour exposer et donner accès à l’art), le réseau qui relie ces collections entre elles, etc2. Il présente ce Frac-là en son lieu (l’Atelier de préfabrication n°2) et, du coup, son histoire (Dunkerque en tant que chantier naval et ville industrielle). Sa singularité, disposer d’une collection d’art contemporain et de design, apparaît très vite… Plusieurs questions émergent.

Ainsi contextualisée, la collection « design », qui dépasse en nombre de pièces celle du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA de Bordeaux, semble s’expliquer par le lien que la ville de Dunkerque a avec l’industrie, et avec la recherche d’une revalorisation territoriale après la déprise de cette activité économique. Pourtant, l’histoire du design et de la collection du Frac Grand Large ne s’arrête pas à l’industrie, une telle collection aurait pu s’élaborer dans une autre ville portuaire si tel avait été son fil conducteur, d’autres fonds « design » existent en France…

D’où mes deux questions. Pourriez-vous expliquer la singularité de cette collection design à Dunkerque, son articulation avec la collection art (est-ce une même collection ou y a-t-il deux collections parallèles ?) les grandes étapes de son élaboration, les intentions qui président à l’achat des productions de design, la relation qu’elle entretient, ou pas, avec d’autres réseaux d’institutions culturelles ou d’enseignement (je pense, par exemple, à la Cité du design ou au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, le fonds design du Centre Georges Pompidou…)

K. D. : Il faut revenir à la genèse de ce Frac, à quelques dates clés et aux personnalités qui ont durablement marqué son orientation design.

1982 : le concept de Fonds régional d’art contemporain est inventé par Claude Mollard avec le ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang. En s’associant à chacune des régions, l’État a permis la création ex nihilo de collections d’art contemporain. On en compte aujourd’hui 23, réparties sur tout l’hexagone et à La Réunion pour plus de 35 000 œuvres d’art. Leur particularité a été de permettre à des acteurs de terrain d’apporter leur expertise pour mieux rendre compte de la diversité et des nouvelles tendances de la création contemporaine. L’histoire de ce Frac commence à Lille. Il est d’abord baptisé Frac Nord-Pas de Calais, et changera de nom en 2017 avec le nouveau découpage des régions.

En 1996, sous l’impulsion politique du maire de Dunkerque Michel Delebarre, le Frac déménage d’abord dans l’ancien hôpital de Rosendaël puis en 2013, il prend ses quartiers dans un nouveau bâtiment plus adapté aux besoins de conservation, d’exposition et de médiation. Vous avez raison de mettre en avant le lien de la collection avec le contexte industriel de Dunkerque. C’est en effet la façon dont je souhaite que l’on reçoive le projet artistique du Frac : une institution ancrée dans un territoire et en résonance avec lui. Mais la collection est antérieure à l’arrivée du Frac à Dunkerque et, conformément à sa mission, elle incarne une grande diversité d’expressions plastiques.

Parmi les experts du premier comité technique d’acquisition du Frac Nord – Pas de Calais, tel qu’il s’appelait à l’époque, figurait un designer qui enseignait à l’école régionale des Beaux-Arts de Lille, Claude Courtecuisse. C’est à lui que l’on doit les premières acquisitions design. Ses choix se resserrent principalement sur des assises, emblèmes du pouvoir et de la domestication des corps. La collection rassemble ainsi des œuvres iconiques du design international, des pièces d’auteur (Charles Eames, Achille Castiglioni, Piero Gilardi, Olivier Mourgue, Verner Panton, Ettore Sottsass…) mais aussi des marqueurs de leur époque mettant en avant les contradictions propres à la société de consommation. Katia Baudin, arrivée à la direction du Frac en 1997, jouera un rôle déterminant pour la collection design, en confortant les pièces prospectives (Jurgen Bey, Hella Jongerius, Joe Colombo…) et favorisant la transdisciplinarité (Andrea Zittel, General Idea, Tobias Rehberger…) D’autres personnalités, comme l’historienne du design Catherine Geel au début des années 2000, prolongeront ces acquisitions, faisant du Frac Grand Large le seul à disposer d’un ensemble conséquent consacré au design. Aujourd’hui, c’est avec le concours d’Evelien Bracke, commissaire au musée de Design de Gand, que se précisent les nouvelles orientations prenant en compte les processus de production et l’écologie des pratiques (Christien Meindertsma, Formafantasma, Smarin...)

Si le Frac Grand Large occupe aujourd’hui une place de choix parmi les grandes collections nationales de design, il fait néanmoins l’impasse sur le design industriel. Le fonds ne cherche pas l’exhaustivité mais bien la pertinence et l’originalité, en incluant en particulier des approches hybrides, notamment celles parfois qualifiées de « design-art » (Marti Guixé, Superflex, Lang/Bauman…).


Figure 4. Vue de l’exposition « Les objets domestiquent », 2017, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : Martí Guixé, Statement Chair Stop Discrimination of Cheap Furniture !, 2004. Au second plan : Jessica Diamond, Me Constellation, 1992-1993.

C. C-R : Ma deuxième question concerne les missions de ce Frac-là. S’il s’agit, comme tout Frac, de soutenir la production contemporaine : ce soutien concerne-t-il aussi le design ?

K. D. : Certainement. Cela se traduit notamment par le développement d’un réseau, tant professionnel qu’académique, et par des collaborations diverses. L’année dernière, par exemple, nous avons travaillé avec le réseau de Lille Design pour l’appel à projet d’un module itinérant de médiation consacré à notre collection design, dont le collectif Aequo a été lauréat. L’année prochaine nous initierons une résidence de création ouverte à un designer. L’idée est d’offrir un contexte de travail de recherche et de création sans objectif de production assigné, comme c’est le cas pour les artistes que nous accompagnons par ailleurs.

3. Les expositions de design, leur nature

C. C-R : Rentrons à présent dans la question des expositions de design. Quand nous avons échangé par e-mail, vous m’avez livré une liste de certaines expositions de design s’étant tenues dans vos murs avant votre arrivée, et depuis. Il s’agit de :

2001 : « Vous aimez les objets » cur. C. Geel, Frac ancien Hôpital

2002 : « Married by Powers », cur. Bik van der Pol, Tent, Rotterdam

2004 : « Trafic d’influences : Art & Design » cur. K. Baudin, Gare St Sauveur

2002 : « Trans_Positions », cur. K Baudin, Passerelle

2012 : « Destroy Design – Modern Living », cur. Hilde Teerlinck, Taipei Museum

2017 : « Les objets domestiquent », cur. Keren Detton, Frac GL

2018 : « Tubologie : nos vies dans les tubes » cur. KVM, Frac GL

2019 : « Gigantisme Art & Industrie : Space is a House », cur. K. Detton, G. Gourbe, G. Lang, S. Warlop, Frac GL

La présentation est chronologique, et forcément non exhaustive, ce qui s’explique dans ce type d’échange. Mais pourriez-vous dévoiler le critère qui a présidé à votre sélection ? Et, s’il fallait imaginer une typologie des expositions de design, en partant de celles qui ont eu lieu, quels en seraient les critères ?

K. D. : Votre question est importante car elle interroge le travail d’archivage préalable à une historiographie des expositions. Cette fonction d’archivage est malheureusement souvent négligée par les Frac. La mobilité des collections nous désigne comme des acteurs de terrain. Or cette mobilité a permis d’expérimenter des approches curatoriales extrêmement variées dans leurs scénographies, leurs protocoles et l’implication des visiteurs. C’est un chantier qu’il nous appartient d’ouvrir pour affiner les réponses. Ma sélection s’est concentrée sur les expositions figurant uniquement des designers – comme « Vous aimez les objets » – et sur d’autres qui questionnaient les frontières disciplinaires. Il s’agissait ici de pointer des connivences conceptuelles, thématiques, historiques comme dans les expositions : « Trafic d’influences », « Tubologie - Nos vies dans les tubes » ou encore « « GIGANTISME - ART & INDUSTRIE : Space is a House ». Je souhaite vivement que ce travail d’analyse historique puisse être engagé pour montrer comment le Frac Grand Large a été précurseur dans le décloisonnement de ces disciplines en travaillant des écarts laissant s’exprimer autant de scepticisme que d’enthousiasme.


Figure 5. Vue de l’exposition « Tubologie — Nos vies dans les tubes », KVM — Ju Hyun Lee & Ludovic Burel, 2018, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque.

C. C-R : Ma deuxième question concerne la Triennale de 2019, « « GIGANTISME - ART & INDUSTRIE ». Commentant les biennales et autres rendez-vous de ce type, certains critiques parlent de « phénomène de foire », d’une grande « violence faite aux artistes » dans la mesure où ce type d’événement « ne totalise en fait qu’une dispersion3 ». Comment vous départiriez-vous de ce type de critiques ? La collection de design n’était-elle pas noyée (notamment pour des questions d’échelle des objets) dans cette vaste exposition ou série d’expositions ?

K. D. : Cette Triennale, dont le commissariat était partagé entre le Frac et le LAAC4 avec les commissaires invités Géraldine Gourbe et Grégory Lang, rendait compte des convergences entre art et industrie après la Seconde Guerre mondiale et se déployait en différents chapitres. Au Frac, l’exposition « Space is a House » introduisait volontairement le design, en écho à la spécificité de notre collection. Gigantisme – Art & Industrie se distingue par bien des aspects du phénomène proliférant des biennales, en particulier si l’on considère sa méthodologie consistant à s’appuyer sur des collections et des témoignages directs. Grâce au soutien du Centre national des arts plastiques, qui avait mis à disposition ses riches collections, ainsi qu’à de nombreux fonds privés, l’exposition mettait en avant l’histoire culturelle des Trente Glorieuses, les rencontres entre artistes et industriels et l’avènement d’un design pour tous entre minimalisme, esthétique pop et décoratif. La scénographie légère réunissait les œuvres design sur des îlots de moquette. Le visiteur pouvait ainsi déambuler entre des ensembles cohérents d’objets utilitaires témoins de l’engouement pour les formes minimales et organiques de ces années-là (France Bertin, Danielle Quarante, Pierre Paulin, Roger Tallon, Eero Arnio, Superstudio). Ces objets de design – sièges en carton, tables thermoformées ou luminaires en Plexiglas – dialoguaient avec des œuvres contemporaines jouant, elles-aussi, de la sérialité et du détournement dans un élan utopiste d’une ironie parfois mordante.


Figures 6 et 7. Vue de l’exposition « Space is a House » dans le cadre de GIGANTISME – ART & INDUSTRIE, 2019, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque

5. Reprise des questions clés de l’AAC

C. C-R : Dernière partie de l’entretien, je souhaiterais sortir du cadre du Frac et revenir sur certaines questions ayant motivé l’Appel à contributions « Exposer le design ».

En raison du caractère biface de sa collection, le Frac Grand Large expose à la fois, parfois en dialogue, des œuvres d’art et des pièces de design. Au-delà de ce choix circonstanciel, cette distinction a-t-elle (encore) un sens à vos yeux et y aurait-il des lieux plus judicieux que d’autres pour exposer le design ? Y a-t-il des formats et des modalités propres d’exposition, des agencements ou dispositifs muséographiques susceptibles de servir des monstrations propres au design ?

K. D. : La question des formats d’exposition est pour moi secondaire. Je m’intéresse d’abord à la manière dont l’œuvre s’affirme dans un lieu. Au préalable, il convient de remarquer à quel point les pratiques de l’art comme du design se sont diversifiées et se chevauchent parfois. Certain.e.s artistes/designers produisent des formes hybrides et cultivent de manière volontaire l’ambivalence. Plus l’œuvre est indéterminée dans son usage et sa fonction, plus elle est « ouverte » à l’expérience et à l’interprétation. Mais cette indétermination peut être aussi accentuée par le lieu d’exposition et la scénographie, qui influent sur la réception de l’œuvre. Le musée, qu’il soit d’art ou de design, représente un espace à part, un lieu de ralentissement, pour percevoir et pour penser plus avant les conditions sociales et politiques, les courants esthétiques et les points aveugles de l’histoire. Un tel lieu est nécessaire pour autant qu’il favorise la construction d’autres récits et paysages, ouvre l’imaginaire et permette d’exprimer des sensibilités différentes. Mais l’expérience singulière des Frac, dont les collections nomades atterrissent dans des contextes très variés (écoles, salle polyvalente, hôpital…) a montré que ces lieux pouvaient être autre chose que des musées et produire des conditions d’attention particulières tout en touchant des publics plus divers.

C. C-R : Les distinctions entre conservateurs, muséographes, commissaires, curateurs, scénographes, artistes, designers, etc. tendent peut-être à se brouiller, que ces expositions concernent l’art ou le design. Dans le champ du design, certains musées – je pense au Musée d’arts décoratifs – convient le designer dont ils exposent l’œuvre à réaliser la scénographie de son exposition. Que pensez-vous de ce « brouillage » en général, et plus spécifiquement pour le design ?

K. D. : Le sens de l’œuvre ne s’arrête pas à son enveloppe extérieure, il dépend de son contexte et, particulièrement dans l’exposition, du voisinage des autres œuvres, de la scénographie ou encore des textes qui l’accompagnent. Confier à un designer sa propre scénographie ne constitue pas pour moi un brouillage. Au contraire, cela vient réaffirmer la position d’auteur du designer, une position qui peut être partagée avec un commissaire ou un autre scénographe par exemple. Par ailleurs, en tant que directrice d’une collection publique, je pense qu’il est salutaire d’ouvrir le commissariat des expositions à différents acteurs et même au-delà du champ professionnel. Aussi, nous incitons nos partenaires à concevoir des expositions, qu’ils soient adultes, enfants ou adolescents. Œuvres d’art ou de design, cette collection se veut à usage public !


Figure 8. Vue de l’exposition « Trait d’union », 2018, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : Achille et Pier Giacomo Castiglioni, Allunaggio, 1966. Au second plan : BEN, Le serpent, 1986. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France

C. C-R : Hans Ulrich Obrist, qui a contribué à faire connaître le métier de « curateur », insiste souvent sur l’amnésie relative aux expositions et aux commissaires qui ont fait date, notamment au XXe siècle. Il regrette l’absence d’archives en matière d’exposition d’art, tout en soulignant que certaines universités sont désormais prêtes à les constituer et à en faire l’étude. Partagez-vous cette inquiétude ? Que pensez-vous de l’idée de fonder, sur ces archives, une expologie comparatiste de l’art et du design ?

K. D. : En effet, la reconnaissance progressive du « curateur » a favorisé la prise en compte de l’exposition comme objet de connaissance et de pensée. Ces dix dernières années, la recherche sur l’histoire des expositions associant institutions et universités s’est accrue et a fait l’objet de plusieurs publications, en France notamment. Le Frac a documenté son activité au fil des ans par souci de mémoire et pour construire sa propre histoire. Nous avons pu récemment numériser un grand nombre de documents grâce au soutien du ministère de la Culture mais c’est une matière qui demande encore à être classée, exploitée, analysée et interprétée. Je collabore depuis un an à la création de Problemata (MSH Paris-Saclay, Huma-num /CNRS), une plateforme en ligne dont l’objet sera la diffusion de la recherche en et sur le design. Au côté d’universités et de différentes institutions disposant de ressources, comme la Bibliothèque des arts décoratifs, la Bibliothèque Kandinsky, la Cité du design ou encore le Centre national des arts plastiques, le Frac Grand Large pourra mettre au jour ses ressources et ainsi enrichir l’histoire des expositions.

L’approche comparatiste entre art et design est complexe au regard de la perméabilité des champs. Dans sa nouvelle histoire du design, Alexandra Midal5 présente l’émergence d’une discipline, tiraillée entre l’histoire de l’art et celle de l’architecture, et dont elle souligne le caractère ouvert et expansionniste. Étant donné cette double polarité, je pense qu’il serait intéressant d’élargir l’analyse aux expositions d’architecture. Cela me rappelle d’ailleurs ma première exposition au Frac Grand Large en 2016. Elle était consacrée à L’agence Internationale, une agence d’architecture et de design fictive imaginée par l’artiste-architecte Catherine Rannou. La scénographie de l’exposition était inspirée par l’exposition de Herzog et de Meuron en 1995 au Centre Pompidou, qui était signée par l’artiste Remy Zaugg. Ainsi, cette histoire des archives n’est pas qu’une question de documentation et de mémoire mais bien une source possible d’inspiration et de créations futures.


Figure 9. Vue de l’exposition « L’Agence Internationale, Anne, Jean-Philippe, Richard » de Catherine Rannou, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque, 2017

C. C-R : Pour analyser les expositions d’art, Jérôme Glicenstein évoque les concepts tirés de la théorie littéraire, et plus précisément de Gérard Genette. Il y aurait ainsi un paratexte, un architexte, un métatexte, un hypertexte, un transtextuel, un décatexte propres à l’exposition d’art6. On peut aussi considérer que la textualité d’une exposition relève surtout d’une métaphore. Pensez-vous qu’il y aurait des métaphores plus appropriées aux expositions de design et, du coup, d’autres transferts disciplinaires possibles ?

K. D. : Une métaphore qui m’apparaît intéressante, notamment pour les expositions de design, est celle de « structure support ». Je l’emprunte à Céline Condorelli qui est elle-même designer et qui s’interroge sur tout ce qui supporte, soutient, étaye et fait tenir. Ces structures qui, souvent à notre insu, façonnent notre monde et la manière dont on l’appréhende. « La structure support n’est pas une exposition, mais peut être utilisée comme un outil pour traduire et faciliter l’idée d’exposer7 ». Condorelli nous invite à considérer les moyens, les formes d'organisation et d'appropriation, les interdépendances et les idéologies sous-jacentes. Il serait peut-être intéressant pour cette étude de creuser les notions qu’elle développe et qui caractérisent ces structures support : « proximité », « contre », « supplémentaire », « temporaire ».

6. Sur vos projets

C. C-R : Nous avons parlé de votre parcours, du Frac Grand Large et des expositions qui s’y sont tenues, puis d’expologie/expographie. Je voudrais finir cet entretien sur des projets plus personnels. Parmi les projets d’exposition d’art et/ou de design que vous auriez pu mener, et qui ne se sont pas faits, y en a-t-il un que vous n’arrivez pas à abandonner ? Dans le champ spécifique du design, en relation ou pas avec l’art contemporain, quel est le projet (un peu fou) que vous aimeriez mettre en œuvre ?

K. D. : Je pense à un projet que nous avons imaginé avec Vincent Romagny, historien de l’art spécialiste des aires de jeux, avec qui j’ai plusieurs fois collaboré8. Il y a deux ans, la Communauté urbaine de Dunkerque m’avait invitée à faire des propositions d’œuvres dans l’espace public. Nous avions alors écrit le projet du « Conservatoire des Aires de jeux ». Il s’appuie sur la reconnaissance d’un âge d’or des aires de jeux entre 1950 et 1980, dont les exemples disséminés çà et là périclitent et dont l’histoire est souvent méconnue.

Artistes, architectes, designers – parfois regroupés en mouvements (Métabolistes au Japon, Cobra en Europe, Art concret en Amérique latine, Minimalisme aux États-Unis…) – questionnaient leurs rôles dans la société en déployant des formes inédites. Les aires de jeux, un dispositif conçu à la fin du XIXe siècle et dont les formes stéréotypées (toboggan, balançoire, bac à sable, etc.) n’avaient connu aucun changement, furent radicalement bouleversées et profondément modifiées. D’espaces utilitaristes visant à ce que les enfants dépensent leur surplus d’énergie, elles en vinrent à accompagner une nouvelle représentation de l’enfant comme être créatif. Après la Seconde Guerre mondiale commença une période faste de l’histoire des aires de jeux, faisant place aux expérimentations transdisciplinaires, aux découvertes de nouveaux matériaux, aux croisements avec les sciences humaines, et, plus encore, avec l’art de leur temps. Les pionniers : Isamu Noguchi, Louis Kahn, Aldo van Eyck, Pierre Szekely, Niki de Saint Phalle sont suivis, à fin des années soixante, par une seconde génération d’enfants du baby-boom qui réalisent des aires de jeux aux formes radicalement nouvelles, parmi eux : Paul Friedberg, Richard Dattner, Mitsuru Senda, Group Ludic, Waldemar Cordeiro... L’avènement progressif des normes de sécurité dès le milieu des années 1980 mettra un terme à la radicale inventivité de cette aventure. L’idée d’un « Conservatoire des Aires de jeux » entendait raconter une histoire de ces formes qui furent conçues par des architectes, des designers ou par des artistes, des années 1950 à aujourd’hui, à travers un parcours en plusieurs étapes.

C. C-R : C’est un très beau projet… Merci, Keren, pour cet entretien.

Crédits et légendes

Figure 1. Vue de l’exposition « Les objets domestiquent », 2017, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : Dejanov et Heger, Still Life (Plenty Objects Of Desire), 1997. Au second plan : Bernd Lohaus, Nichts, 1979 © Photo : Aurélien Mole. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Figure 2. Vue de l’exposition « Minute Papillon » de Florence Doléac, 2017-2018, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Florence Doléac, La Chambre des rêves, 2017 © Adagp, Paris, 2020. Florence Doléac. Photo : D.R. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Figure 3. Vue de l’exposition « Chronique d’une collection #1 : Embarquez-vous ! », 2020, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : ÅBÄKE, A fleet of Mountain (Faceboat), 2017. Au second plan : Chloé Quenum, Names, 2016 © Photo : Marc Domage. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Figure 4. Vue de l’exposition « Les objets domestiquent », 2017, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque. Au premier plan : Martí Guixé, Statement Chair Stop Discrimination of Cheap Furniture !, 2004. Au second plan : Jessica Diamond, Me Constellation, 1992-1993 © Photo : Aurélien Mole. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Figure 5. Vue de l’exposition « Tubologie — Nos vies dans les tubes », KVM — Ju Hyun Lee & Ludovic Burel, 2018, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque © Photo : Aurélien Mole. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Figures 6 et 7. Vue de l’exposition « Space is a House » dans le cadre de GIGANTISME – ART & INDUSTRIE, 2019, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque © Adagp, Paris, 2020. Photo : Aurélien Mole. Collection Centre national des arts plastiques.

Figures 8. Vue de l’exposition « Trait d’union », 2018, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque.
Au premier plan : Achille et Pier Giacomo Castiglioni, Allunaggio, 1966 © Fondazione Achille Castiglioni, © Pier Giacomo Castiglioni / Olivier Mourgue, Djinn (Sous-titre : Canapé) © Adagp, Paris, 2020. Au second plan : BEN, Le serpent, 1986 © Adagp, Paris, 2020 © Photo : Aurélien Mole. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.

Figure 9. Vue de l’exposition « L’Agence Internationale, Anne, Jean-Philippe, Richard » de Catherine Rannou, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque, 2017 © Photo Aurélien Mole. Collection Frac Grand Large — Hauts-de-France.


  1. Catherine Chomarat-Ruiz est professeure des Universités, en Philosophie et design. Elle peut être contactée à l’adresse suivante : catherine.chomarat@univ-paris1.fr 

  2. www.fracgrandlarge-hdf.fr 

  3. Elie During, Dominique Gonzalez-Foerster, Donatien Grau, Hans Ulrich Obrist, Qu’est-ce que le curating ?, Paris, Manuella Édition, 2011, p. 53. 

  4. Le LAAC désigne "Le lieu d'art et d'action contemporaine", à Dunkerque : https://www.musees-dunkerque.eu/laac/histoire-du-laac

  5. Alexandra Midal, Design by Accident, For a New History of Design, Berlin, Sternberg Press, 2019. 

  6. Jérôme Glicenstein, L’art : une histoire d’exposition, Paris, PUF, 2009, p. 115-116. 

  7. « Support structure is not an exhibition, but can be used as a tool to translate and facilitate the idea of exhibiting » : Céline Condorelli et Gavin Wade “Support Structure Manifesto (2004)” in Céline Condorelli, Support Structures, Berlin, Sternberg Press, 2009, p. 38. 

  8. Voir les éditions Vincent Romagny, Anthologie, Aires de jeux d’artistes ? (Gollion, Infolio, 2010) et Vincent Romagny, Anthologie, Aire de jeux au Japon (Nevers, Tombolo Presses, 2019).