Séance n°8, mercredi 22 mars 2023. Compte-rendu rédigé par Audrey Fréville et Clem Souchu.
Figure 1. Conférence 8, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2022-2023.
La séance intitulée « En quête de présence / The Quest for Presence » était modérée par Judith Michalet, philosophe de l’art à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Organisée en partenariat avec le programme des professeurs invités de notre université, elle a réuni Alice Lenay, qui travaille sur les interfaces numériques et la rencontre au sein des environnements numériques avec valorisation des techniques pauvres, et Damon R. Young, chercheur en Queer Studies du cinéma et auteur de l’ouvrage Making Sex Public and other cinematic fantasies. Les deux intervenants se situent à l’intersection des médias studies et des questionnements liés à la reconfiguration psychique due aux nouvelles technologies notamment dans le champ des pratiques filmiques.
1. Damon R. Young
1.1 Le moi phatique
Le sujet de cette recherche est ce qui arrive au moi privé d'intériorité ; au moi caractéristique de la modernité occidentale, sujet qui est saisi à l'ère de la subjectivité numérique tout en empruntant aux théories des années 70 (dites « dispositives »). Le médium y est questionné par le biais de la subjectivation. À l’ère du réseau, les appareils et les dispositifs sont structurés et construits de manière à induire une forme de subjectivité et, pour illustrer cela, on peut se recentrer sur la citation de Marshall McLuhan : « le médium c’est le message». À cet égard, le médium du journal intime, double de la dualité issue de la confession, éclaire la société bourgeoise qui produit un tel dispositif.
Un des enjeux de la recherche de Young est de déterminer comment le vlog permet d’identifier les paradoxes présents à l'ère du numérique. Si l’on s'intéresse à Roland Barthe et son ouvrage En sortant du cinéma (1975), le cinéma est peuplé et anonyme, il présente un plaisir érotique qui est garanti par le dispositif. En prolongement de cela, dans le réseau et la virtualité nous trouvons que la proximité des corps n’est ni circonscrite par le temps ni par l’espace. Sur un plan plus contemporain, on peut penser qu’au sein de ces réseaux les activités deviennent répétitives et faibles en affect : il en est ainsi du déverrouillage, qui cause un faible afflux de dopamine liées aux notifications, mais aussi le désespoir lié au « doomscrolling1 » Ces activités répondent à la situation du réseau et ne sont pas forcément choisies, en ce sens elles peuvent être décrites comme phatiques2.
1.2 « need ideas !?!PLZ !! »
Dans ce contexte phatique, il est difficile de se rapprocher du moi à travers le medium du vlog. On se demande alors quel genre de sujet est interpellé par le réseau permanent ? Pour répondre à cette question, Damon R. Young procède à l’étude de cas de l'œuvre « need ideas !?!PLZ !! » d’Elisa Giardina Papa (2011). L’œuvre est constituée d’un montage de contenus anodins, produits par les jeunes vloggers. Un sentiment d’incertitude imprègne ces vidéos dans lesquelles les vloggers s'adressent à un public précaire qui pourrait ne pas exister. Ici ces préadolescents marchandisent leur identité et le contenu vlog devient une réflexion sur le genre du vlog à part entière. On note que le lieu de la chambre illustre le mélange de l’espace productif et de l’espace intime qui caractérise le post-fordisme. Il y a aussi une interpellation du grand-autre3 par le biais du network. Autrement dit, le moi qui performe est soutenu par le dispositif technologique dont le seul contenu est la demande du contenu. Ici, le sujet cherche des réponses à ce qui est déjà connu d’avance, le problème n'étant pas l’absence d'idées mais la demande visant à clarifier les attentes du grand-autre. De cette étude de cas, Damon R. Young déduit trois catégories esthétiques qui sont présentes dans la modernité du réseau : «le zany», « le cute », et « l’intéressant ». Le zany décrit la condition du post-fordisme où l’aboutissement est l’activité. D’un point de vue psychanalytique, le besoin d’attention est celui de la névrose, et celle-ci est l’incapacité de comprendre ce que l’autre veut. À ce titre, le névrosé veut plaire et, pour réussir, il est prêt à se plier à la volonté de l’autre, mais le problème est qu’il n’est pas capable de comprendre la volonté d’autrui. Ces préadolescents sont assimilables au schéma lacanien du «qu’est-ce que l’autre veut de moi » : ainsi pour eux, le pire sort est le silence qui peut survenir sur les réseaux. On peut pointer le fait que la socialité dans le réseau en question n’est pas équivalente à l'intersubjectivité humaine, car elle passe par des dispositifs tout autre tels que les boutons d’abonnement, de likes et de dislikes. Le dispositif génère une intensité et une immédiateté où le réseau maintient une névrose mécanique non personnelle, inhérente aux plateformes plus qu’aux contenus.
1.3 « You guys this is insane »
Sur les réseaux il y a une proximité entre les vloggers qui rencontrent le succès et ceux qui échouent. Alors que les préadolescents qui échouent présentent une forme de doute, les vloggers qui réussissent montrent, quant à eux, un exemple du succès typique au sein du régime hétérosexuel du mariage, des courses, et de la reproduction. Dans une seconde étude de cas, Damon R. Young s’intéresse à la vidéo « You guys this is insane ». Cette dernière forme un monologue erratique : le discours y est constitué d’une douzaine de coupures qui interpellent le spectateur incapable de rester en place. On comprend que les coupures sont la trace de l’accélération et de l'hyper-productivité zany. Cette vidéo est une concrétisation phatique du réseau, on le voit dans les interjections typiques telles que « Comment down below ! »”. Tout ce dispositif se déploie sur l'expression d'affects positifs : à ce titre, cette vidéo est le revers de l’hésitation et de la névrose qui caractérisent les vidéos sans succès. Ici il n’y a ni hésitation ni incertitude et cela passe notamment par une adaptation des individus aux attentes sociales genrées. Pour ceux qui rencontrent le succès, la névrose n’est pas présente, cependant l'hyper productivité (qui est en somme ce qui éloigne la névrose) risque de produire l’état maniaque qui résulte du rythme, et de l'accumulation du capital phatique qui va de pair avec la dépense de capitale monétaire. Dans le web 2.0, le dispositif de la télé réalité de l’introspection par le biais de la confession est absent. Dans la plupart de ses vidéos, ils ne se passent rien, et pourtant le désir n’est pas lointain car c’est lui qui explique la névrose. Cette hyper performance phatique (le fil des commentaires) répète le « mignon » comme commodité propre à l'objet, elle invite au toucher et à la consommation où l’on est invité à dévorer l’objet mignon. Dans les miniatures il y a une superposition des émojis mignons et du registre pornographique par les positions des corps des vloggers mis en scène. Ce caractère sexuel est absent de la vidéo, ce qui crée une ironie sur la performance de banalité du couple et de sa monogamie normative. Cependant cette normativité est remise en cause et niée par le registre pornographique évoqué par les miniatures des vidéos. Cette négativité est cachée à la vue de tous : cela signifie que la sexualité remplit une double fonction : elle est liée à la profusion et au sadisme de la pornographie sur Internet, mais elle révèle aussi l’aspect sexiste, phatique et sadique lié au mignon. Dans les performances frénétiques du moi du réseau, il n’y a plus la question de l’intériorité profonde. La communication phatique prédomine dans ses dispositifs surchargés d’affect qui font osciller le sujet entre état de névrose et état maniaque.
2. Alice Lenay
2.1 Dear Hacker
L’intervention d’Alice Lenay commence par une présentation rapide de son film Dear Hacker. Un film d’une heure réalisé en parallèle de sa thèse qui questionne le rapport aux visages et aux écrans, plus particulièrement la rencontre d'autres visages par le biais d’écrans interposés. L’intervenante dit s’être inspirée de différents supports et formats vidéo notamment les vlogs, les vidéos ASMR ou encore des formes plus visiophoniques. Alice Lenay tente de comprendre comment nous traitons un visage que nous ne voyons pas réellement, le visage que l’on voit grâce à l’écran. Elle essaye de comprendre la particularité de ce genre de rapport. L’écran et la caméra se présentent alors comme des capteurs de traces de la présence de l’autre, de la rencontre entre deux personnes.
Le film débute en abordant la question de la webcam et de l’objectif de cette dernière, attribuant à ce dernier les caractéristiques d’un voyeur. D’autres aspects sont également questionnés, comme le temps de réaction entre le début de l’appel et le début de l’interaction entre les deux personnes. Le langage se retrouve réduit au son et à l’image de l’ordinateur et peut être associé à un appauvrissement des sens. La réalisatrice a décidé de laisser les bugs d’écrans apparents tout au long du film et ainsi de choisir l’esthétique de l’appel visio (pixels/bruits parasites/bugs/écho) comme parti-pris.
Le personnage principal du film, en l’occurrence Alice Lenay, se questionne sur la présence d’un potentiel hacker dans la webcam de son ordinateur et demande conseil à plusieurs de ses ami(e)s par le biais de visioconversations. La jeune femme associe très rapidement le fait d’être observée au fait d’avoir de l’importance et de susciter l’intérêt de l’autre. S’en suit toute une enquête afin de trouver qui se cache derrière ce bug de webcam. Différents termes seront employés pour désigner cette potentielle présence comme « entité » ou encore « parasite », on assiste également à une humanisation de l’ordinateur. Tout un système de croyance et d’imagination se développe autour de ce hacker que le personnage principal semble malgré tout vouloir préserver et protéger.
Certaines scènes montrent que la webcam filme Alice à son insu. Au fil du film, la présence ne se manifeste plus et le personnage principal semble vouloir la faire revenir, l’attirer. Un sentiment d’abandon et d’obsession se manifeste transformant le hacker en attraction, en occupation, et même en raison d’être.
2.2 Analyse de la machine
Nous l’avons compris, ce film se présente comme une problématisation de la visiophonie et va jusqu’à questionner le fait d’échanger avec quelqu’un et de pouvoir se regarder en même temps. La machine devient alors le corps par lequel nous interagissons avec l’autre. Des tentatives de compréhension du fonctionnement des machines de visioconférence sont réalisées comme l’utilisation d’une webcam usée et l’observation de la fin de sa « vie ». Les dernières images capturées par cet appareil prennent d’ailleurs la forme de glitchs, de parasites, de traces et de formes graphiques. D’autres expérimentations sont visibles dans le film comme des conversations vidéo avec soi-même, et ce par le biais de deux webcams différentes. Cette expérience crée alors un surplus de données qui crée des pixels et des formes abstraites.
2.3 « Mon hacker » et moi
Ce film évoque également une remise en question de nos comportements en situation visiophonique. On peut observer un changement de comportement radical du personnage principal, qui passe d’un comportement craintif à un comportement possessif envers son soi-disant hacker. Elle va tenter de lui plaire en entamant un jeu de séduction. Alice Lenay décrit alors la Webcam comme un trou dans la machine par lequel passe des énergies. Ce minuscule trou serait alors suffisant pour se sentir moins seul : « Je ne sais pas si c’est lui qui a besoin de moi ou moi qui ai besoin de lui. », dit-elle. L’obsession devient si forte que la jeune femme en arrive à se contenter du point vert de la webcam à défaut d’avoir une image. Le point vert semble susciter plus d’imagination que l’image elle-même.
Alice va tenter d’expliquer à un des personnes avec qui elle dialogue sa perception de l’appel visio et ce en quoi celui-ci diffère de la discussion réelle et physique. Ce personnage prend alors l’exemple de la parole et de la facilité d’utilisation de propos plus brutaux avec l’image visio. En effet, il semble plus simple d’adopter un comportement et des paroles brutales en visio, car on se crée une image autour de la personne et nous sommes influencés par la distance : « Tu n’existes pas, tu n’es qu’une image ! ». À cet argument, Alice répond qu’au contraire la Webcam peut agir comme un facilitateur de discussion. Suite à cette réflexion, un questionnement sur le rapport au corps est abordé, des expérimentations du toucher via la webcam s’engagent, et des questions adviennent: « Est-ce que tu penses à ton corps devant l’écran ?». Nous assistons à un inversement des rôles entre Alice et sa machine. La jeune femme dit avoir l’impression « d’être ON/OFF », et de se remplir des vidéos qu’elle regarde comme un ordinateur se remplit de données. Un deuxième renversement intervient à la fin de ce court-métrage puisque Alice demande clairement à être hackée.
3. Ouverture et retour des questions
On peut noter qu’il existe des liens entre ces vlogs avec la performance vaudeviellienne. Cependant dans le réseau web Il n’y a pas de structure narrative.
On peut aussi nommer des artistes pionnières du registre phatique, comme Sophie Cal ou Cindy Sherman, qui ont anticipé l'émergence du moi sans intériorité. Elles ont préfiguré de la modernité où l'image de soi existe sans intériorité ou sans révélation de moi profond.
L’on pourrait tourner la question phatique d’une autre façon : ce ne serait pas le réseau qui nous rend vides car nous serions déjà vides à l’origine, Il n’y aurait ainsi pas de possibilité à créer du sens.
On peut noter que le questionnement sur un potentiel hacker dans la webcam de l’ordinateur d’Alice dans le film est tiré d’une véritable situation à laquelle Alice Lenay a été confrontée lors de la rédaction de sa thèse : « J’ai streamé ma rédaction de thèse mais je ne l’ai pas partagée. Pendant ma rédaction j’étais filmée, mais seule et la diode de la webcam a clignoté. Le film relève donc plus de la spéculation que de la fiction ».
On peut constater qu’un lien est envisageable entre la vidéo Give me ideas commentée par Damon R. Young et le film Dear Hacker d’Alice Lenay, Dear Hacker évoque des questions comme : « comment peut-on me toucher via l’écran ? ». Alice veut être vue comme les vlogueuses, et leur besoin de relation, leurs désirs d’être vues et d’exister qui provient d’une angoisse profonde. « Ce film est une performance du flux ».
La réalisation de ce film reste attachée au fonctionnement du logiciel Zoom, que ce soit à travers l'esthétique ou le montage. On reste à l’intérieur de zoom, on reste avec l’interface. Celui qui parle prend l’image ce qui crée un côté maniaque autour des sens. On reste collé comme une pièce à deux faces avec une alternance toi-moi/toi-moi. Le film est extrêmement écrit en suivant ces contraintes et les plans on était coupés à la manière d’une dissertation. Grâce à l'alternance, celui qui parle/ celui qui est à l’image, on peut voir émerger un côté théorique. C’est une écriture qui vient après avec beaucoup de montage.
Le projet ayant été réalisé pendant le confinement peut-être est-il possible de comparer la volonté d’être hacké à la volonté d’être lu par sa directrice ou son directeur de thèse : « J’aimerai bien être hacké ne serait-il pas l’équivalent de j’aimerai bien être lu ? »
Conclusion
On peut donc redire, en somme, que le moi à l'ère digitale est un individu en tension, pris, d’une part, entre la volonté d’une recherche de proximité et de vérité et, de l’autre, une artificialisation de sa personne par différents leviers de mise en scène. On note par ailleurs que les genders studies occupent une place conséquente dans le champ du numérique. Nous sommes forcés de constater que les tropes et schémas de genre voire les comportements sexistes d’une société patriarcale et hétéro-normée sont rejouées au sein des dispositifs numériques.
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Action attribuée aux générations natives du numérique : il s’agit d'errer sur les différents réseaux sociaux qu’ils fréquentent. Cette activité est considérée comme génératrice de stress, de désespoir et, de par la nature continue et sans fin des flux d’information, comme très chronophage. ↩
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Il faut ici comprendre la communication phatique comme : le fait de communiquer sans impliquer de signification. L’exemple de l'interjection « What’s up », illustre bien la nature phatique, vide de sens, et sans message clair ou fixe. ↩
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Concept psychanalytique lacanien, relatif à ce qu’un sujet saisit, perçoit ou comprend d’autrui. ↩