Professeur, Théorie et pratique des nouveaux médias en art et design, École supérieure d'art et design de Saint-Étienne (ESADSE)
Responsable de l’Unité de Recherche Numérique en Art & Design de l'Esad Saint-Étienne/Ensba Lyon
Résumé
Ce texte propose de revenir sur le travail curatorial lié à deux expositions de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne par l’intermédiaire de moments choisis : la commande, l’élaboration du propos de l’exposition, la sélection des œuvres et la scénographie. Traversées par des problématiques liées à l’exposition du « numérique », ces brèves réflexions interrogent la position de commissaire dans un dispositif collaboratif qui met en jeu une institution et ses équipes, des exposant.e.s et un public.
Abstract
This text return to the curatorial work linked to two exhibitions of the Saint-Étienne International Design Biennale through selected moments: the commission, the development of the exhibition's subject, the selection of artworks and the scenography. Crossed by issues related to "digital" exposure, these brief notes question the curator's position question the position of curator in a collaborative system that involves an institution and its teams, exhibitors and an audience.
1. Introduction
Tout est possible en termes d’exposition. L’histoire de l’art, en particulier depuis le début du XXe siècle, a montré combien cette pratique de monstration pouvait être questionnée, déplacée, déconstruite et/ou repensée. Partant du principe qu’il n’existe pas d’invariants ou de règles dans ce domaine, il paraît difficile de construire un propos d’ordre général. C’est pourquoi nous préférons étayer ce texte sur notre expérience – modeste mais enthousiaste – de commissariat. Depuis quelques années, nous avons eu l’occasion d’être commissaire ou co-commissaire d’expositions identifiées « art » ou « design » selon leur contexte d’accueil. Parmi celles-ci, nous proposons d’en choisir deux réalisées à l’occasion de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne1 qui constitueront le point d’ancrage de nos réflexions2 : Singularité en 2013 en co-commissariat avec François Brument dont la scénographie fut élaborée par Éric Bourbon et Noémie Bonnet Saint-Georges3 ainsi que A-T-T-E-N-T-I-O-N, en 2015, en co-commissariat avec Samuel Vermeil accompagné à nouveau d’une scénographie d’Éric Bourbon et de Noémie Bonnet Saint-Georges4.
C’est en tant qu’enseignant à l’ESADSE et par nos travaux précédents concernant le numérique en art et design que nous fûmes choisi pour assurer ces co-commissariats. Cette spécialité, voire cette étiquette « numérique », qui pourrait être considérée comme une contrainte est plutôt, comme nous allons le voir, l’opportunité de décaler les enjeux afin d’échapper, d’une certaine manière, aux attendus d’une exposition en design.
Le présent texte propose donc un témoignage personnel, sans prétentions théoriques définitives, sur ces commissariats en revenant sur quatre étapes que nous problématiserons succinctement : la commande, l’élaboration du propos de l’exposition, la sélection des œuvres et la scénographie. D’autres moments de ce travail de commissaire auraient pu être choisis mais ceux-ci reflètent assez bien le balisage temporel imposé par le rythme de la biennale. Un rythme et un cadre qu’il nous semble essentiel de considérer par l’influence, plus ou moins prégnante, qu’ils opèrent sur l’élaboration d’une exposition.
Mais avant de développer ces divers points, il est nécessaire de poser brièvement le contexte dans lequel ont été produites les expositions Singularité et A-T-T-E-N-T-I-O-N.
2. Contexte
La Biennale Internationale Design Saint-Étienne, fondée en 1998, se compose de plusieurs dizaines d’expositions, principalement situées à la Cité du Design de Saint-Étienne mais également distribuées sur la métropole stéphanoise ainsi que sur l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes. C’est un événement d’ampleur internationale, couvert par des médias de plusieurs pays, qui cherche à toucher aussi bien le « grand public » que les professionnels. La fréquentation de la BIDSE s’élève à plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de personnes selon les années. Elle est élaborée au sein de la Cité du design par une équipe dédiée comportant des membres permanent.e.s, structurée par un organigramme fonctionnel et hiérarchique comprenant principalement les postes suivants : l’équipe de direction, l’équipe de production (dont régie d’œuvres et gestion des équipes de montage), l’équipe administrative, l’équipe chargée de la communication, l’équipe catalogue et bien sûr l’équipe des commissaires et scénographes. Au plus fort de l’événement, l’ensemble des équipes de la biennale varie entre 150 et 200 personnes réparties sur le site principal et les expositions territoriales.
Concernant nos expositions, Singularité regroupait 43 exposants pour 400 m², A-T-T-E-N-T-I-O-N environ 60 exposants pour 600 m².
Bien que la BIDSE soit, par son histoire et son ampleur, unique en France dans le champ du design, ces quelques données factuelles n’ont rien de spécialement notable puisque nombre d’événements sont établis sur des organigrammes approchants. Elles sont toutefois présentées ici pour rappeler qu’un.e commissaire s’inscrit dans une structure et une équipe, avec ses avantages et ses contraintes, et qu’il est souvent difficile d’exercer ce commissariat en se désancrant totalement de ce contexte d’accueil.
3. La commande
Dans certains établissements culturels, la mise en place d’un commissariat dépend entièrement de la/du commissaire qui décide du projet d’exposition et de ses dimensions. Ce n’est pas exactement le cas à la BIDSE puisque le thème général (nous concernant, aborder des questions liées au numérique en design) et les mètres carrés disponibles sont décidés en amont par la direction de la biennale qui passe donc commande d’une exposition respectant ses critères.
Dans la perspective de ce travail, chaque commissaire signe un contrat l’engageant à répondre à un certain nombre de tâches. Nous résumons ces tâches principales dans la liste ci-dessous (les mentions entre guillemets sont reprises directement du contrat) :
« • Définir le titre de l’exposition ; »
« • Assurer un suivi de la cohérence artistique de la scénographie de l’ensemble de l’exposition ; »
« • Développer le propos artistique de l’exposition ; »
« • Choix des œuvres de l’exposition ; »
«• Rédaction de textes : un court texte pour la communication (environ 1500 signes), un texte long pour le catalogue de l’exposition, un texte d’introduction pour l’entrée de l’exposition et rédaction des cartels de l’exposition ; »
« • Choix de l’iconographie de l’exposition pour le catalogue et la scénographie ; »
« • Accompagner la mise en œuvre de l’exposition. »
On notera d’emblée que le terme artistique est mentionné deux fois. On peut néanmoins comprendre différemment ces deux occurrences : « la cohérence artistique » peut être entendue au sens d’une « direction artistique », c’est-à-dire d’un suivi créatif sur un projet, travail qui mobilise des compétences plastiques et esthétiques mais qui ne se situe pas forcément dans des problématiques artistiques. En revanche, « Développer le propos artistique de l’exposition » exhorte, sans surinterprétation, à s’inscrire dans une réflexion artistique. « Développer le propos de l’exposition », sans davantage de précision, aurait pu suffire et ouvrir à des interprétations plus larges comme un propos « critique », « technique », « politique », « scientifique », etc. La commande de la BIDSE préfère cependant positionner le propos dans le champ de l’« artistique » ; demande assez floue, certes, mais qui oriente la couleur globale de la Biennale ou du moins, de certaines expositions. Cette approche « par l’artistique » du design, correspond à l’historique même de la Biennale : née d’une école d’art (ESADSE) et toujours liée à celle-ci, la BIDSE souhaite montrer, depuis ses débuts, des expositions proposant un regard perspectif, culturel et/ou critique, s’éloignant absolument d’un « salon du meuble » ou d’une « foire expo ».
En ce sens, le terme « choix des œuvres » utilisé dans le contrat n’est pas anodin non plus. « Œuvre » renvoie plutôt à la sphère des « œuvres d’art » puisqu’en design, on parlera plus habituellement de « projets », d’« objets » voire de « produits », de « rendus » ou même de « livrables ». La position du commissaire est donc orientée « vers l’artistique » puisqu’elle/il doit considérer ce qu’elle/il montre comme des « œuvres », c’est-à-dire un travail d’autrice/auteur5.
Un autre article important du contrat signifie que : « La conception de l’exposition et des textes doit prendre en compte les publics variés de la Biennale qui sont constitués de grand public et de publics avertis. Ils doivent permettre à tout type de public d'accéder facilement aux expositions et d'y trouver leur intérêt. »
Il semble qu’il soit demandé ici un grand écart en tentant d’allier « grand public » et « public averti ». La/le commissaire doit cependant accepter d’adopter cette approche « tout public » qui, si elle n’influence pas fondamentalement le choix des projets, impacte l’équilibre global de l’exposition. En somme, tel projet très technique, voire hermétique, doit être pondéré par un autre plus « facile » d’accès et vice-versa. Paradoxalement, ce jeu de contrepoids peut parfois donner la sensation d’un « déséquilibre » au visiteur qui se retrouve confronté à une diversité de registres au sein d’un même espace. On peut toutefois déceler une vertu dans cette approche, celle de donner à voir au « grand public » – a priori non spécialiste – des projets pointus auxquels il n’aurait probablement pas eu accès ailleurs.
Si l’on résume, la/le commissaire au sein de la BIDSE doit montrer des « œuvres », dans une approche artistique des questions de design, en restant d’un accès aisé à tout public. Si ces conditions sont jugées acceptables par la/le commissaire – et c’était notre cas – le travail peut commencer. Cette forme de liberté « surveillée » de la/du commissaire est évidemment la condition même d’exposition dans de nombreux établissements culturels. Comme l’explique précisément Jean-Philippe Uzel dans la revue Esse consacrée au commissariat : « [La/le commissaire] s’expose en exprimant sa subjectivité d’auteur par la sélection et l’agencement des œuvres, mais il s’expose également à la critique, pour le meilleur et pour le pire, en donnant un visage à l’institution6. »
Ce statut de « commissaire-auteur exposé à la critique » correspond très exactement au positionnement curatorial au sein de la BIDSE. La/le plus exposé.e étant naturellement la/le commissaire général.e qui, avec la direction de la Biennale, façonne le « casting » de commissaires, c’est-à-dire celles et ceux qui incarneront les multiples « visages de l’institution7 ». Mais cette mise en avant des commissaires-autrices/auteurs n’est possible que si une relation de confiance s’instaure. La BIDSE donne au commissaire les moyens d’élaborer son exposition, en retour, la/le commissaire s’engage à ce que le contenu fourni soit en cohérence avec les grands axes de la Biennale. Mais il ne s’agit pas de laisser croire que la relation se limite à une prestation culturelle et que le commissariat relève d’un travail de remplissage d’espace au service d’une direction. Une grande liberté est laissée aux commissaires à condition que cette « confiance mutuelle » ne soit pas trahie. En cela, les clauses techniques signées via le contrat (trouver un titre, écrire les cartels, être présent au montage, répondre aux interviews, etc.) ne sont, en réalité, qu’une convention tangible pour sceller une clause immatérielle plus fondamentale : celle du partage d’un même point de vue entre institution et commissaires. Ce sous-texte n’est pas explicitement formulé « sur papier » mais est entendu et conclu par des rencontres régulières organisées entre les commissaires et la direction de la BIDSE avant et après la signature du contrat. Ces « règles du jeu » posées et rappelées au long de l’élaboration de l’exposition sont un cadre auquel la/le commissaire doit évidemment se heurter sans devenir « hors-jeu ». Dans ce contexte institutionnel où la/le commissaire n’est pas inventeur du jeu mais seulement responsable de sa partie, approcher le design « par l’artistique » doit être compris comme une manière d’aborder la question et non pas comme une injonction à déplacer « l’entièreté du jeu » sur le champ de l’art.
Reste à définir cette approche « par l’artistique », ce que la construction du propos de l’exposition participe à faire.
4. Construction du propos de l’exposition
S’appuyant sur cette logique du « commissaire-auteur », il est attendu de la part de la direction de la BIDSE que les commissaires articulent leur exposition autour d’un thème dont elles/ils décident. Ce propos, hormis pour des expositions « patrimoniales », doit de préférence s’inscrire dans une actualité de la création. En effet, le rythme de l’événement suggère que les projets présentés sont apparus dans les deux ans précédant la biennale. Cette proximité avec l’actualité n’est pas explicitement exigée et des projets plus anciens peuvent venir ponctuer le parcours : c’est affaire, là encore, d’équilibre.
Pour les expositions Singularité et A-T-T-E-N-T-I-O-N, identifiées « numériques », le choix fut fait, préférentiellement à des questionnements techniques ou esthétiques, d’orienter le propos sur des notions qui imprégnaient l’air du temps : l’annonce de la « singularité » par Ray Kurzweil et l’économie/écologie de l’attention. Ce choix n’était évidemment pas anodin puisqu’il positionnait d’emblée le propos sur le terrain conceptuel afin de déplacer l’enjeu de « l’exposition de design » de la monstration d’une sélection d’objets (pour le dire vite) vers une réflexion sur notre monde contemporain. Ce déplacement ne suffit pas à répondre à la requête, contractuellement formulée, d’aborder le design « par l’artistique » mais nous a semblé y contribuer en nous permettant d’échapper à l’accumulation de nouveautés ou de tendances. La « singularité » et l’« économie de l’attention » nous offraient un angle d’approche qui n’était ni esthétique, ni marchand (au sens d’un produit). Nous nous positionnions sur la compréhension des rouages de la construction de notre société par des projets utilisant notamment le détournement, l’analyse, l’observation ou le jeu.
Concernant Singularité, la notion qui donnait son titre à l’exposition nous semblait être une « accroche » suffisamment étonnante et relativement peu connue pour intriguer le public et l’emporter vers des questionnements qui, l’espérait-on, ne lui étaient pas familiers8. La conclusion du texte du catalogue servait, d’ailleurs, à guider le visiteur tout en lui livrant une « clef » de lecture possible :
« En bref, Singularité montre des installations et des objets problématiques, au sens où ils soulèvent plus d’interrogations qu’ils n’apportent de réponses. Comme on l’aura compris, il s’agit d’opposer une autre singularité à celle annoncée : la singularité de la pensée créative, multiforme, surprenante, incalculable 9. »
Les retours des visiteurs et de la presse furent plutôt bons, preuve que nous avions, d’une certaine manière, « rempli notre contrat » avec cette exposition. Mais était-ce satisfaisant ?
Les dernières phrases du texte du catalogue n’étaient-elles pas une sorte de « pirouette » pour rassurer les visiteurs quant à l’avenir serein de la création et des designers, discours quelque peu attendu de la part d’une biennale de design ? N’aurions-nous pas dû finir le texte par une note plus tranchante en remettant en question l’avenir du travail de designer face à des algorithmes de plus en plus experts et agiles (pour ne pas dire intelligents) ? Cette note de pondération semble symptomatique d’une nécessité de circonscrire le propos dans un cadre modéré conduisant à rendre l’exposition inoffensive : seule position acceptable, en somme, dans un événement de grande ampleur, « tout public » et financé par l’argent public et les entreprises. Dans ces conditions, on peut se poser la question de la sincérité de la/du commissaire trop attaché.e à répondre aux attentes institutionnelles.
Comme nous l’évoquions plus haut, la situation est complexe car la/le commissaire est « agi.e » par un contexte qui va au-delà de la seule commande. En l’occurrence, pour une exposition de « genre10 » design, la/le commissaire se trouve, si l’on peut dire, environné par l’horizon d’attente11 institutionnel, celui du public et de la critique ainsi que, ne l’oublions pas, le sien12.
Pour répondre à ses multiples expectations, émerge alors la figure de la/du « visiteu.se.r modèle », point de focalisation auquel le commissaire est supposé s’adresser dans les textes de l’exposition (communication, catalogue, cartels...). Précisions d’emblée que l’expression « visiteur modèle », que nous employons ici pour symboliser le public à venir d’une exposition, n’est pas un terme usité par les équipes de la BIDSE. C’est une manière pour nous de décrire cette image mentale, très floue, qui regroupe les dénominations « visiteurs » ou « public ». En cela, le « visiteur modèle » ne s’apparente pas à une méthode d’identification de « groupes cibles » comme peut l’être, par exemple, la création de « personas » en marketing ; c’est davantage une manière de s’adresser à « quelqu’un.e », dans toute l’approximation que cela peut recouvrir, à travers le propos de l’exposition. Cette fiction, présumée partagée entre le commanditaire et le commissaire, est censée, en quelques sortes, correspondre aux « publics variés de la Biennale » spécifié dans le contrat. Le problème pour la/le commissaire est évidemment de façonner les contours de ce « visiteur modèle » dans une exposition « tout public ». Et plus encore d’étayer un propos qui lui soit intelligible en prenant en compte toute sa diversité. Dans les faits, cette gageure peut se résoudre en proposant divers niveaux de lectures ainsi qu’un choix de projets suffisamment variés – incluant, par exemple, des prototypes, des expérimentations ou des raretés – permettant aux visiteurs, même avertis, de découvrir de l’inédit. Mais même cette ouverture d’angle à sa limite et la/le commissaire doit, d’une manière ou d’une autre, s’affranchir de ce « visiteur modèle » pour retrouver un propos moins généraliste. C’est probablement en cela qu’il redevient « auteur », en assumant d’exclure son discours de l’intérêt d’un certain public afin de se rapprocher de « l’exposition idéale » qu’il tente d’élaborer. Au sein du travail curatorial se crée donc une tension ou, disons, un dialogue, entre ce « visiteur modèle » et cette « exposition idéale ».
Ce que nous exprimons ici de manière quelque peu caricaturale fait écho à une citation de H.R. Jauss qui explique en quoi la conformité ou l’écart avec l’horizon d’attente participent à la réception esthétique des œuvres :
« La façon dont une œuvre littéraire, au moment où elle apparaît, répond à l'attente de son premier public, la dépasse, la déçoit ou la contredit, fournit évidemment un critère pour le jugement de sa valeur esthétique. L'écart entre l'horizon d'attente et l’œuvre, entre ce que l'expérience esthétique antérieure offre de familier et le “changement d'horizon” requis par l'accueil de la nouvelle œuvre détermine, pour l'esthétique de la réception, le caractère proprement artistique d'une œuvre littéraire : lorsque cette distance diminue et que la conscience réceptrice n'est plus contrainte à se réorienter vers l'horizon d'une expérience encore inconnue, l’œuvre se rapproche du domaine de l'art “culinaire”, du simple divertissement 13. »
Cette citation nous sert à mettre en évidence la situation de double bind dans laquelle ou lequel se retrouve la/le commissaire face à des commandes institutionnelles telles que celles de la BIDSE qui demandent à allier « changement d’horizon » (le domaine de l’artistique) et « familier » (l’horizon d’attente d’une biennale thématique). Le genre « exposition de design », par sa relative historicité génère en effet un horizon d’attente assez discernable14. Il est donc possible de construire une exposition en cherchant à adhérer à cette attente afin, notamment, de ne pas décevoir le « visiteur modèle » mais au prix de l’abandon du risque « artistique » : « dépasser », « décevoir », « contredire » est cet écart que nous avions pressenti avec François Brument pour élaborer le propos de Singularité. Il nous semblait essentiel de « pousser les lignes » en intégrant à l’exposition des projets habituellement situés en dehors de la sphère attendue du design. Notre exposition étant déjà de « genre numérique », nous souhaitions nous éloigner absolument de ce que pourrait être une « exposition de design numérique », c’est-à-dire une accumulation d’objets industriels et/ou de prototypes techniques « high tech ». En sélectionnant des projets étranges, parfois modestes, aux fonctionnalités inattendues (chaussures pour se rehausser à la taille de son interlocuteur, coquille de bernard-l’hermite à imprimer en 3D, masque d’Anonymous à monter soi-même, secoueur d’I-phone, etc.) nous nous positionnions dans une approche critique mais surtout didactique comme en témoigne le texte du catalogue : « Il nous faudra les moyens d’estimer les gains et risques liés aux innovations technologiques qui nous seront proposées. Il nous faudra faire preuve d’esprit critique. Il nous faudra une éducation15. »
En résumé, nous nous affranchissions du « visiteur modèle » en supposant qu’il restait en partie « à éduquer » au risque d’une certaine infantilisation de celui-ci. Nous y reviendrons en conclusion.
L’élaboration du propos est un processus long qui se co-construit généralement de front avec la sélection des projets à exposer puisqu’il consiste, somme toute, à opérer des choix dans la multitude de l’exposable. En cela, la formulation du propos peut parfois résonner à la manière d’un plaidoyer visant à justifier pourquoi telle œuvre a été préférée à telle autre. Dès l’instant où ce travail d’élaboration se transforme en cet argumentaire forcé, voire un emballage ou un colmatage pour faire « tenir ensemble » des projets qui n’ont de commun que de figurer dans la même exposition, il devient impératif de s’interroger sur sa pertinence. Construire un propos ne relève pas de l’exercice obligé mais de l’énonciation d’une pensée propre à la/au commissaire en dialogue avec ses exposant.e.s.
5. La sélection des œuvres
Dans l’ « Appel à contributions » de ce numéro Design, Arts, Médias, la question de l’« instrumentalisation des expôts » est posée très directement. C’est d’évidence une problématique qui fait écho aux expositions dont nous avons été responsables. Comme nous l’avons vu, dans le cadre d’une biennale comme celle de Saint-Étienne, la position de commissaire-auteur pourrait amener à croire que « l’instrumentalisation » est de fait assumée. Mais revenons d’abord sur le terme « instrumentalisation ». Au sein d’une biennale de design coexistent habituellement divers types d’expositions, on peut citer, entre autres : les « monographiques » autour du travail d’un studio de design et réalisées généralement par les designers eux-mêmes, les « patrimoniales » qui valorisent une collection de design, les « manifestes » qui défendent une approche nouvelle, mais la plupart sont « thématiques ». C’est dans cette catégorie que peuvent être rangées Singularité et A-T-T-E-N-T-I-O-N. La présence de ce « thème », ligne directrice de l’exposition, pourrait conduire à penser que les « œuvres » sont forcément choisies dans le seul objectif de l’illustrer16. Peut-on parler d’instrumentalisation en ce cas ? « Oui » si les projets sont choisis uniquement pour servir ce thème sans véritable respect pour le propos respectif de chaque œuvre. « Non » si l’intégrité de l’œuvre est conservée, y compris dans son rapport à l’espace et à la lumière et que les conditions d’exposition sont clairement énoncées à l’exposant.e. Ce point est essentiel car il est le principe fondamental, selon nous, de toute exposition : aucune œuvre ne peut être exposée sans l’accord de son créateur. Ce n’est pas qu’une question de courtoisie ou d’obligation juridique, c’est la nécessité de resituer l’exposant au cœur d’un dispositif de monstration dont il est l’élément clef. La raison d’être de ce dispositif étant que l’exposant ait accepté d’y figurer.
Mais pour cela, un travail préparatoire est nécessaire et des échanges entre commissaires et exposants sont essentiels. Il est primordial que l’enjeu et la situation d’exposition soient clairement énoncés et que les conditions d’accueil du projet soient adéquates. Sans entrer dans le détail, prenons l’exemple, en numérique, du moyen de diffuser l’image. Sur quels taille et type d’écran ? En projection ? Sous quelles conditions d’éclairage ? Accrochée au mur, au plafond, posée au sol ? Avec une interaction ? Etc. Tous ces éléments ne sont pas du ressort du commissaire, ni du scénographe, mais bien de l’exposant. Commissaire et scénographe peuvent formuler des propositions mais c’est, en dernier recours, l’exposant qui doit avoir le dernier mot afin que son travail ne soit pas dénaturé. Ces points peuvent paraître ancrés dans une matérialité excessive, ils sont néanmoins les premières conditions d’une « non-instrumentalisation » d’un projet.
Un autre aspect est la prise en compte du voisinage des œuvres entre elles, qui est un problème d’ordre spatial mais surtout sémiologique.
Figure 1. Étape de distribution des œuvres dans l’exposition Singularité, décembre 2012.
Faire jouxter un projet avec un autre peut en changer le sens ou en orienter la compréhension. Ainsi il est important d’éviter ce genre d’« effet de bord » afin de prévenir tout détournement17. C’est en cela qu’il est préférable de demander à l’exposant s’il accepte d’être montré à proximité d’autres projets si l’on pressent un télescopage ou une mésinterprétation. Ce soin peut paraître excessivement précautionneux mais il est pourtant nécessaire au respect de l’œuvre. Notre positionnement de commissaire n’est pas celui de « demander une œuvre pour l’exposer » mais plutôt d’inviter à une parole commune : « À travers votre projet, vous semblez pointer la même problématique que nous. Si tel est le cas, acceptez-vous d’apparaître dans cette exposition ? »
Cette relation de confiance entre l’exposant et le commissaire passe par divers niveaux de dialogues. Par exemple, une première lettre de présentation du contexte et de l’enjeu de l’exposition suivie d’échanges moins formels sur les conditions d’exposition : en quoi ce projet peut-il s’inscrire dans une exposition de design, comment sera présentée la pièce/le projet scénographiquement, avec qui/quoi voisinera-t-elle, etc. Ces discussions sont parfois brèves, quelquefois longues, mais indispensables18.
Évidemment, cette description idéale n’est pas toujours applicable. Par exemple pour des projets anonymes (un fichier numérique posté anonymement sur un site, un objet à la provenance inconnue, etc.) dont l’interprétation est sujette à caution (comme des clefs imprimées en 3D pour ouvrir des menottes...). Dans ce cas, le commissaire prend effectivement la responsabilité « d’instrumentaliser » le projet pour servir son propos. Il se peut également que le créateur soit décédé ce qui entraîne une relation avec les ayant-droits souvent moins simple qu’avec le créateur lui-même et ceci pour diverses raisons. Il n’est pas utile de s’attarder sur ces points ici, résumons simplement : s’assurer qu’une œuvre est transportée et/ou montrée de manière convenable, non dégradée et correctement attribuée n’est pas une modalité suffisante pour considérer qu’un projet est « respecté » ; l’important consiste en ce qu’un accord conceptuel soit trouvé entre l’exposant et le commissaire, ceci afin d’éviter tout détournement « instrumentalisant » des projets.
Tout en gardant ce principe fondamental en ligne de mire, notons que le travail de sélection des œuvres est également mû par d’autres impératifs. Les plus triviaux sont, sans doute, le manque de budget (transport ou assurance trop chers, etc.) ou le manque de place. Intéressons-nous plutôt à un autre problème typiquement croisé dans le champ numérique : la maintenance technique des œuvres. Bien qu’exposer des projets numériques soit une pratique courante depuis plus d’un demi-siècle, cette nécessité d’une maintenance reste toujours un point de discussion avec la production alors qu’il devrait être d’évidence. Les projets numériques sont rarement passifs ; ils peuvent intégrer une connexion réseau, des capteurs, des interfaces, etc. et donc tomber en panne ou se dérégler. Cela n’a rien à voir avec un objet posé sous vitrine. Cet aspect de maintenance, dans une exposition numérique, ne devrait pas être un frein à la sélection des œuvres, c’est pourtant souvent le cas pour des raisons, on s’en doute, budgétaire mais également de compétence. Encore trop rares sont les personnes formées à ce genre de maintenance, que ce soit pendant le montage ou la durée de l’exposition. De ce fait, ce sont généralement les exposants qui assument cette charge mais ce pis-aller trouve rapidement ses limites, en termes de coût, lorsque l’exposition regroupe des projets de multiples pays. Hormis pour des questions d’usure et de conservation, il est regrettable de voir, dans de nombreuses expositions, un objet numérique « débranché » posé à côté d’une vidéo qui le montre en action.
Dans l’idéal, la sélection des œuvres ne devrait pas être bridée par des exigences utilitaires (comme facile à transporter, peu d’entretien, peu de surveillance…). C’est pourtant le cas et le travail de commissariat consiste aussi à « faire avec ». Dans le cadre de la BIDSE, les budgets étant assez généreux, la situation est admissible pour les commissaires mais il n’en est pas de même dans d’autres événements. De ce fait, la sélection des œuvres devient un travail d’équilibriste qui se fonde grandement sur la générosité de l’exposant et l’ingéniosité du commissaire à « montrer sans avoir » (présenter des plans, des dessins, des photographies, des vidéos à la place de l’objet original, par exemple). Ces « astuces », usitées à l’extrême, peuvent conduire malheureusement à ce que certaines œuvres soient mal présentées. Et partant du principe que le « faire avec » ne doit pas être ressenti par la/le visiteu.se.r, celle ou celui-ci se retrouve parfois face à des projets dont l’accès n’est pas satisfaisant, voire contradictoire avec la volonté de l’exposant.
Dans les années à venir, on peut imaginer que la réalité virtuelle ou la réalité augmentée pourront améliorer cela mais ce sont évidemment des procédés techniques à utiliser avec énormément de précautions et de moyens pour obtenir des résultats satisfaisants. Dans une logique approchante, pour Singularité, nous avions exposé des objets imprimés en 3D sur site, ce qui économisait du transport et limitait l’impact écologique19. Mais ce n’est pas une solution applicable pour la majorité des projets.
Mais prenons un peu de recul pour oser une critique plus globale sur la sélection des œuvres. Notre choix, pour Singularité et A-T-T-E-N-T-I-O-N a été d’opérer une sélection large de projets, sans distinction de provenance, permettant ainsi le côtoiement d’œuvres artistiques, de design industriel, de produits à grande et de petite distribution, de prototypes, de multiples, etc. Ce mélange nous a semblé d’évidence afin de décliner une diversité de registres dans les questionnements posés. Pourtant cette approche quelque peu « postmoderne » peut aussi être considérée comme une instrumentalisation majeure. On pense bien sûr à Fredric Jameson qui, dans son ouvrage bien connu intitulé Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif décrit la culture postmoderne en ces termes :
« […] un des indices les plus importants pour suivre la piste du postmoderne pourrait bien être le sort de la culture : une immense dilatation de sa sphère (la sphère des marchandises), une acculturation du Réel immense et historiquement originale […] Ainsi, dans la culture postmoderne, la « culture » est devenue un produit à part entière ; le marché est devenu absolument autant un substitut de lui-même et une marchandise que n’importe lequel des articles qu’il inclut en lui-même : le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise et une tentative pour qu’elle se transcende. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus 20. »
En exposant ce mélange d’œuvres et de projets, qu’avons-nous véritablement donné à voir aux visiteurs ? Ce que nous jugions être un mixage non hiérarchique, pop et irrévérencieux n’était-il pas l’indice de notre aliénation face à la société de consommation ? En tant que commissaires, alors que nous étions attentifs à garder un œil critique vis-à-vis du numérique, il se peut que nous ayons manqué un requestionnement plus fondamental des strates d’apparition et de circulation des projets. Même si notre intention n’était pas de « dilater la sphère des marchandises » dénoncée par Jameson, en montrant certaines œuvres d’art « hors contexte » des problématiques artistiques, nous avons certainement proposé une lecture biaisée des enjeux de certains projets. Malgré les précautions énoncées plus haut et le travail critique sur les cartels et les textes qui entouraient les expositions, on constate que la question de l’instrumentalisation résiste par le contexte même d’exposition.
6. La scénographie
La scénographie est un aspect aussi passionnant qu’épineux dans les expositions comme celles de la BIDSE.
Évacuons d’emblée les contraintes liées à la circulation des visiteurs (largeur des circulations, entrées/sorties, etc.) et à la sécurité (matériaux anti-feu, sécurité électrique…) puisqu’elles ne sont pas négociables. Là encore, il faut « faire avec » et créer une scénographie consiste aussi à jouer avec cela. Examinons plutôt les choses sous l’angle curatorial.
La tâche première du commissaire est de réussir à expliquer suffisamment clairement les enjeux de l’exposition pour que le scénographe puisse imaginer une mise en espace qui accompagne, dialogue, soutienne ou, pourquoi pas, s’oppose au propos du commissaire dans le respect des conditions de monstration de chaque œuvre. Un échange suivi et nourri entre le commissaire et le scénographe est donc nécessaire jusqu’à la fin du montage de l’exposition.
Comme on le sait, la fonction fondamentale d’une scénographie est de présenter et protéger les pièces exposées21. Elle apporte aussi une cohérence visuelle, et parfois sonore, en servant de « liant » à l’exposition, aidant le visiteur à entrer dans la logique d’un propos ou d’une œuvre exposée. Mais ces quelques caractéristiques ne suffisent assurément pas à évoquer la complexité de ce travail de mise en espace. En particulier, la scénographie renvoie nombre de signes aux visiteurs – élégance, désordre, solennité, étrangeté, technicité, ludicité, etc. - avec lesquels il est particulièrement intéressant de jouer. Tel choix de matériaux, de couleurs, de dimensions et/ou d’organisation spatiale va immédiatement renvoyer le public vers un champ de références - autre horizon d’attente - qu’il est possible de conforter ou de contrarier : manipuler les codes scénographiques peut grandement participer de l’expérience esthétique du visiteur. Il faut donc, une fois encore, s’installer dans une relation d’écoute et de confiance entre commissaire et scénographe pour obtenir des résultats plus subtils qu’une réponse littérale aux attentes. Cependant, bien que le/la commissaire participe conceptuellement à son élaboration, la réussite du dialogue entre la mise en espace, les pièces et le propos général repose essentiellement sur les épaules de la/du ou des scénographe.s. C’est une responsabilité importante dans la conception d’une exposition et trouver le juste dimensionnement d’une scénographie est un point capital.
En ce sens, une des premières questions à se poser est la suivante : faut-il faire beaucoup ou faut-il faire peu ? Oublions les astreintes budgétaires pour nous concentrer sur les raisons fondamentales qui peuvent motiver ce choix :
- Faire beaucoup : une scénographie imposante peut se justifier pour « faire spectacle ». On peut trouver plusieurs raisons à cela. Si les objets exposés sont modestes, la scénographie peut leur donner une présence. De même le changement d’échelle (des accumulations, des impressions de grandes tailles…) peuvent occuper l’espace de manière spectaculaire afin d’appuyer un propos, souligner un travail, etc.
- Faire beaucoup : la scénographie peut jouer un rôle de « sémaphore » pour le public, l’invitant à s’intéresser à des projets qui n’auraient pas retenu son attention.
- Faire beaucoup : pour le plaisir esthétique. En effet, il est intéressant de noter que les visiteurs de la BIDSE goûtent le travail scénographique et viennent aussi à la biennale pour cela. Nombre d’entre eux retiennent d’ailleurs les expositions par leur scénographie davantage que par leur titre et même, parfois, que par leurs œuvres.
- Faire beaucoup : une scénographie peut permettre de représenter « l’immatériel ». On pense, par exemple, à l’exposition John Maeda, à la BIDSE 2019, qui, pour expliquer les différentes couches d’une interface de smartphone et faire découvrir Material Design de Google a fait reposer l’entièreté de l’exposition sur des éléments scénographiques (pas de pièces « tangibles » présentées).
- Faire peu : à l’heure actuelle, où les questions écologiques sont prégnantes, limiter l’utilisation de matériaux pour la scénographie peut être un acte en faveur de l’environnement22. On peut également concevoir la scénographie avec des matériaux recyclés ou recyclables ; c’est, notamment le cas des vitrines et des socles de la BIDSE qui sont stockés puis nettoyés et repeints selon les besoins. Ce point est « de bon sens » et il n’est pas utile de le développer.
- Faire peu : Une scénographie trop imposante ou trop présente peut nuire aux projets exposés, retombant ainsi dans le problème de l’instrumentalisation. Des expositions sont quelquefois produites en ce sens avec des œuvres qui s’inscrivent dans une « méta-œuvre » scénographique ; c’est le fruit, on l’espère, d’accord et de négociation auprès des exposants. Mais regardons du côté des expositions identifiées « art » ; la référence reste le traditionnel « white cube », souvent contesté mais encore très largement utilisé. La simplicité de ce dispositif est devenue un standard dont le visiteur peut quasi faire abstraction pour ne se concentrer que sur les œuvres. Sachant que l’exposition d’art est un espace où tout le perceptible fait sens, la présence d’un socle ou d’une vitrine peut être considérée comme une intrusion, voir un détournement de l’œuvre. Faire peu avec précision est aussi un moyen de respecter l’œuvre exposée.
Bien qu’elle le mériterait, nous n’allons pas allonger cette liste. Concernant Singularité et A-T-T-E-N-T-I-O-N, deux positionnements assez éloignés ont été adoptés. Pour Singularité, le choix fut celui d’une scénographie très présente, si présente qu’elle confisquait parfois la monstration des œuvres. Le pari était de provoquer une certaine « frustration » du visiteur habitué à voir « sans entrave » et qui se retrouvait non pas face à des vitrines, mais à des miroirs
Figure 2. Rendu 3D de la scénographie pour Singularité.
Figure 3. Vue de l’exposition Singularité, mars 2013.
L’exposition était en effet partiellement dissimulée sous des miroirs sans tain dont le contenu se révélait, par un système d’éclairage, à l’approche du visiteur23.
Figure 4. Vue d’une vitrine rétroéclairée de l’exposition Singularité, contenant le projet The Free Universal Construction Kit de F.A.T. Lab, mars 2013.
Les conditions d’exposition des objets étaient plutôt satisfaisantes, en revanche ce principe fort ne tolérait pas d’écarts. C’est pourquoi des espaces plus ouverts furent aménagés pour des installations ainsi qu’un lieu d’expérimentation avec deux médiateurs permettant au public de tester certains projets.
Figure 5. Vue de l’installation Murmur Study de Christopher Baker, Singularité, mars 2013.
Figure 6. Vue de l’espace d’expérimentation de l’exposition Singularité, mars 2013.
Avec recul, cet espace nous semble encore pertinent. François Brument et moi souhaitions préserver la relation interactive avec le plus de projets possibles, ceci pour éviter de montrer des formes inertes dans une exposition « numérique ». Laisser le visiteur expérimenter les œuvres était un parti pris revendiqué par rapport à nombre d’expositions qui mettent à distance les objets. En 2015, pour A-T-T-T-E-N-T-I-O-N, l’allongement de la biennale ne nous permit malheureusement pas de conserver cet « atelier » permanent pour des raisons de coût de présence des médiateurs ; ce fut un regret.
La scénographie d’A-T-T-E-N-T-I-O-N fut pensée de manière moins directive en réfléchissant l’espace comme une sorte de rue autour de laquelle s’organisaient des blocs, plus ou moins ouverts, équivalents à de mini-expositions.
Figure 7. Rendu 3D de la scénographie pour A-T-T-E-N-T-I-O-N
Ce choix permettait d’articuler les projets tout en donnant la priorité aux contraintes d’expositions de chaque pièce (assombrir pour des projections ou permettre des accrochages multiples pour un même exposant).
Figure 8. Vue du montage de l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, mars 2015.
Figure 9. Vue du montage de l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, mars 2015.
Figure10. Vue de l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, avril 2015.
Figure 11. Espace de Karl Nawrot dans l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, avril 2015.
Cette scénographie s’est révélée efficace et agréable à parcourir tout en donnant une personnalité forte à l’espace. Elle représentait toutefois un coût important et exigea un montage relativement complexe qui la fit qualifier de « muséale », c’est-à-dire trop conséquente pour le caractère éphémère d’une biennale.
Peut-on se passer d’une scénographie « imposante » dans une exposition de design ? Sachant d’autant plus qu’elle répond à une attente du public et que le travail scénographique est une compétence importante des designers actuel.le .s, le débat « pas, peu ou beaucoup » n’est pas tranché et la réponse ne peut revêtir un caractère général.
7. Conclusion
Nous n’allons pas développer davantage ces quelques remarques sur « l’exposition de design » même si l’on pourrait trouver encore beaucoup à dire sur la rédaction des cartels, la signalétique, la médiation, etc. Les quatre moments choisis dans ce texte ne sont que des « carottages » d’une expérience curatoriale qui nous ont permis d’aborder sommairement quelques points : un certain sous-texte de la commande impliquant la posture de commissaire-auteur, l’importance du propos de l’exposition et la tension qui s’y exerce entre « visiteur modèle » et « exposition idéale », le contrat moral entre le commissaire et ses exposants lors de la sélection des œuvres et enfin les enjeux mobilisés lors du choix entre une scénographie importante ou minimale.
Singularité et A-T-T-E-N-T-I-O-N sont des expositions du passé. En cinq années, de nombreuses transformations se sont opérées dans notre société, en particulier dans le champ numérique. Tout est donc à refaire et à réinventer. Dans ces expositions, notre réponse à la demande institutionnelle d’approche « par l’artistique » s’est exprimée par diverses stratégies : adopter une approche notionnelle pour construire le propos de l’exposition, s’affranchirent des critères esthétiques, des catégories, des disciplines ou des hiérarchies dans l’importance des projets. Ces choix ne furent pas tous judicieux mais, au moins, le résultat n’aboutissait pas une exposition de design « vitrine » mais à un espace questionnant d’où émergeait « des designs » dans une multitude de pratiques et d’échelles.
Le travail curatorial est une affaire d’équilibrage, de choix, de négociations et de prises de risques qui s’inscrit dans un travail d’équipe souvent passionnant, voire passionné. Notre expérience nous aura au moins permis de noter un travers de notre approche, cette inquiétude permanente face à la/au « visiteu.se.r modèle » : comprendra-t-elle/il le rapport de mise en espace de certaines œuvres ? Les textes d’accompagnement seront-ils assez clairs ? Les cartels seront-ils suffisamment contextualisés et compréhensibles ? Etc. Sans être motivé par l’intention de plaire, ce que nous pensions être un soin porté aux visiteurs peut aussi être interprété comme une infantilisation de celles/ceux-ci. C’est pourquoi nous souhaiterions terminer ce texte par la célèbre citation extraite de Le spectateur émancipé de Jacques Rancière :
« Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu'il voit à bien d'autres choses qu'il a vues sur d'autres scènes, en d'autres sortes de lieux. II compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui24. »
L’étude de Jacque Rancière repose essentiellement sur le spectateur de théâtre mais ces mots donnent envie de se les réapproprier pour penser la/le visiteur de l’exposition de design. Plutôt que comme un.e « visiteu.se.r modèle » lâchons prise pour aller vers un « visiteur émancipé » :
« C'est dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que réside l’émancipation du spectateur, c'est-à-dire l’émancipation de chacun de nous comme spectateur. […] Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d'apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires25.»
A l’éclairage de cette description, que dire si ce n’est que la/le commissaire ne doit pas chercher à incarner la/le « visiteu.se.r modèle » ni même tenter de s’en approcher. Mieux vaut qu’elle/il se considére comme un.e visiteu.se.r parmi les autres avec ses centres d’intérêts, sa curiosité, son envie de dialoguer et de partager.
Bibliographie
Brument, François, Lartigaud, David-Olivier, « Singularité », dans L’empathie ou l’expérience de l’autre, catalogue Biennale Internationale Design Saint-Étienne, Saint-Étienne, Éditions Cité du Design, 2013.
Jameson, Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA éditeur, coll. « D'art en questions », 2007.
Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990.
Rancière, Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions, 2008.
Uzel, Jean-Philippe, « le commissaire-auteur et ses critiques », dans Esse arts + opinions, n°72, Montréal, éditions Esse, 2011.
Crédits et légendes
Figure 1. Étape de distribution des œuvres dans l’exposition Singularité, décembre 2012 © F. Brument & D.-O. Lartigaud & Biennale Internationale Design Saint-Étienne.
Figure 2. Rendu 3D de la scénographie pour Singularité. © E. Bourbon & N. Bonnet Saint-Georges & Biennale Internationale Design Saint-Étienne.
Figure 3. Vue de l’exposition Singularité, mars 2013. © Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 4. Vue d’une vitrine rétroéclairée de l’exposition Singularité, contenant le projet The Free Universal Construction Kit de F.A.T. Lab, mars 2013. © F.A.T. Lab & Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 5. Vue de l’installation Murmur Study de Christopher Baker, Singularité, mars 2013. © Christopher Baker & Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 6. Vue de l’espace d’expérimentation de l’exposition Singularité, mars 2013. Les visiteuses et visiteurs pouvaient notamment tester les projets présenter sous cloche. (Les médiateurs : de dos pull rayé, Léo Marius et pull vert, Stéphanie Balvay) © Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 7. Rendu 3D de la scénographie pour A-T-T-E-N-T-I-O-N © E. Bourbon & N. Bonnet Saint-Georges & Biennale Internationale Design Saint-Étienne.
Figure 8. Vue du montage de l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, mars 2015 © Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 9. Vue du montage de l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, mars 2015 © Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 10. Vue de l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, avril 2015 © Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
Figure 11. Espace de Karl Nawrot dans l’exposition A-T-T-E-N-T-I-O-N, avril 2015 © Karl Nawrot & Biennale Internationale Design Saint-Étienne. Photo : Dol.
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Afin de ne pas alourdir la lecture de ce texte par l’utilisation de ce long intitulé, nous utiliserons à la place le sigle – non officiel – BIDSE. ↩
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Pour ce texte, nous avons fait le choix de n’adopter que notre point de vue. Les réflexions développées n’engagent donc ni les co-commissaires, ni les scénographes des expositions citées. À noter également que les contrats et conditions de commissariat cités et décrits dans ce texte correspondent aux années 2013 et 2015. Elles ont probablement évolué depuis. ↩
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Singularité, Biennale Internationale Design Saint-Étienne, 2013 ;
https://www.biennale-design.com/saint-etienne/2013/fr/expositions/020113-z1-singularite, consulté le 10 octobre 2020. ↩ -
A-T-T-E-N-T-I-O-N, Biennale Internationale Design Saint-Étienne, 2015 ;
https://www.biennale-design.com/saint-etienne/2015/fr/biennale-in/?ev=a-t-t-e-n-t-i-o-n-4, consulté le 10 octobre 2020. ↩ -
Dans le présent texte, afin d’éviter des effets de répétitions, nous emploierons préférentiellement les termes « œuvre », « pièce », « projet » indistinctement même s’ils ne sont pas synonymes. Dans des cas plus précis, nous utiliserons « objet » ou « installation » pour définir la nature du projet dont nous parlerons. Quant à « rendu », « produit », « livrable », ils sont rattachés à des situations de production en design et ne nous semblent pas appropriés pour qualifier les projets sous l’angle de l’exposition. Enfin, nous utiliserons le terme d’« exposant.e » afin de regrouper les dénominations designeuses/designeurs ou artistes. ↩
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Uzel, Jean-Philippe, « le commissaire-auteur et ses critiques », dans Esse arts + opinions, n°72, Montréal, éditions Esse, 2011, p. 25. ↩
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Un document intitulé « Information générale pour commissaires et scénographes » est d’ailleurs remis en amont du travail curatorial. Ce document de 22 pages en anglais et en français fournit un descriptif et un historique de l’EPCC Cité du Design-ESADSE, de la Biennale, du propos élaboré par le commissaire général, le plan des lieux d’exposition, etc. C’est un document utile pour ancrer l’exposition dans son contexte global, y compris technique et administratif mais qui peut également être considéré comme un cadrage du travail de la ou du commissaire. ↩
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Dans le texte du catalogue de la BIDSE 2013, nous introduisions le thème de la singularité de la façon suivante : « [la singularité] désigne ce moment où l’ordinateur, atteignant une intelligence équivalente à celle de notre cerveau, entraînera l'humanité dans une spirale technologique vertigineuse que nous n'aurons plus les moyens de maîtriser. [...] : Ray Kurzweil, futurologue écouté par les plus hautes instances gouvernementales et industrielles, prédit cette singularité pour 2045 [...]. » ↩
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Ibid, p. 71. ↩
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J’utilise « genre » ici dans la logique de la terminologie de H.R. Jauss, c’est-à-dire la littérature ou le cinéma « de genre ». ↩
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Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990 (1978). ↩
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Fasciné par les expositions Cybernetic Serendipity (Jasia Reichardt, 1968) et Software (Jack Burnham, 1970), que nous n’avons pas pu voir, et les Immatériaux (Jean-François Lyotard et Thierry Chaput) que nous avons pu visiter adolescent, nous avons, plus ou moins consciemment démarré le travail sur Singularité en les ayant comme références lointaines. Mais il était bien sûr impossible d’aborder la question du numérique en 2013 à la manière de ces expositions pionnières ! En cela, notre horizon d’attente n’était pas tant sur la forme de ces expositions que sur la construction du propos, en particulier de Software et Les immatériaux, toutes proportions gardées bien entendu ! Essayer de trouver un axe fort pour structurer l’exposition fut donc un objectif mais qui se délita quelque peu lorsque nous prîmes conscience qu’il était préférable de laisser « de l’air » à certains projets. ↩
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Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op.cit., p. 58-59. ↩
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Les visiteurs de la BIDSE n’y entrent pas avec les mêmes attentes que lorsqu’ils vont faire leurs achats chez « Ikéa » ou même dans une galerie de design. L’attente est culturelle (c’est pourquoi nous devrions peut-être parler d’« exposition culturelle de design ») et globalement non consumériste, comme le serait l'entrée dans un musée. ↩
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Brument, François et Lartigaud, David-Olivier, « Singularité » dans L’empathie ou l’expérience de l’autre, op.cit., 2013, p. 58. ↩
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Certaines expositions construites comme cela peuvent avoir des vertus, à valeur documentaire par exemple, dans une logique d’« expositions-dossiers » consacrée à un sujet resserré. ↩
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Concernant A-T-T-E-N-T-I-O-N, avouons que pour quelques projets manufacturés, nous nous sommes permis des regroupements d’objets de surveillance domestique qui orientaient l’interprétation dans un sens plutôt négatif. Les projets n’étaient pas détournés mais l'effet de bord, en ce cas, avait été provoqué. ↩
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Auxquels, dans le cadre de la BIDSE participe également la régie d’exposition. Nous en profitons pour saluer ici le travail remarquable de Matthieu Mas, chargé de la régie des œuvres et de la relation aux exposants pour les deux expositions ainsi que Magali Seux et Lucile Schrenzel (régie des œuvres). ↩
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Imprimer sur place, même si cela à un coût en électricité, transport de matière pour l’imprimante, etc. est quand même meilleur pour l’environnement puisque ces étapes auraient de toutes façons été nécessaires à distance. Supprimer le transport final de la pièce est donc bénéfique mais demande une maîtrise technique importante afin d’assurer une impression conforme. ↩
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Jameson, Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA éditeur, coll. « D'art en questions », 2007, p.16. ↩
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Dans le catalogue de la BIDSE 2013, Éric Bourbon et Noémie Bonnet Saint-Georges résument leur intervention par cette formule : « En bref, une scénographie, c’est l’art de créer le contenant du contenu », op.cit., 2013, p. 60. ↩
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Nous concernant, les scénographies étaient importantes mais recyclées, par la suite, auprès des ateliers de l’ESADSE ou d’associations stéphanoises. ↩
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Ce dispositif interactif, mis au point par le Random(lab) de l’ESADSE fonctionnait parfaitement mais nous n’avions pas anticipé le flux concentré de visiteurs. Au résultat, les vitrines étaient allumées de manière quasi permanente et seuls quelques promeneurs matinaux ou tardifs profitèrent véritablement de l’effet. ↩
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Rancière, Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions, 2008, p.19. ↩
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Ibid, p. 23. ↩