Susana Velasco, Le vaisseau temporel, installation sur les bords de Garonne, Fabrique POLA, Bordeaux, 2020 © Susana Velasco
Faire avec le milieu : Art, design et médialités du paysage.
Après avoir coordonné en 2021, le premier volet du numéro double sur les Arts de faire concernant Les modes d’existences de l’atelier en art et en design, nous sommes heureux de présenter aujourd'hui cet ouvrage collectif dédié à l'art, au design et aux Médialités du paysage. Nous tenons à remercier Aurélie Michel, maîtresse de conférences à l’Université de Metz pour sa collaboration au numéro.
Ce numéro 5 de la revue Design, Art, Médias présente dix articles sur le paysage apportant ou abordant sous un angle nouveau, un ensemble de questions qui touchent au design. Il semble effectivement important aux auteurs de redéfinir l’approche du paysage et de ses enjeux face au paradigme de l’anthropocène pour interroger pertinemment le design.
Au sein de ce dossier thématique, le paysage sera traité selon différents points de vue épistémologiques :
— Comme environnement : il implique des sites et des situations de transaction1, et un ensemble de ressources à ménager.
— Comme fragment de territoire : il couvre une étendue articulée à des limites physiques, symboliques, imaginaires. Il interroge l’échelle et plus largement la configuration du territoire.
— Comme étendue de nature culturalisée : il permet de penser l’historicité de l’artificialisation des milieux et de l’art du paysage.
— Comme scène-paysage devenant image-paysage qui structure les pratiques ordinaires.
— Comme médialité du vivant : il constitue une réalité sociale située et objectivée dans un système eco-techno-symbolique particulier lié à un contexte socio-historique donné. Il participe, en ce sens, à la construction du commun dans l’ordinaire du quotidien.
Le préambule rédigé par Martin de La Soudière à partir des témoignages qu’il a recueillis lors de ses enquêtes ethnographiques2, fait le lien entre les Arts de faire et la question du paysage. Il montre, en effet, que chacun vit le paysage d’une manière très différente, selon son métier, sa condition, son milieu social et sa situation géographique. Ces bribes éparses et fragmentées de dialogues passés ouvrent la réflexion sur le paysage à toutes ses dimensions et permettent de cheminer au travers des différents points de vue de nos auteurs. Nous y trouverons sans doute plus de questions posées au design que de réponses définitives…
L'entrevue avec Ludovic Duhem, artiste et philosphe, et les questions à Philippe Franck, spécialiste de l'art sonore, présentées dans la rubrique Paroles d'auteurs viennent en complément et ouverture de ce numéro.
1. Penser la fabrique du paysage
Les trois premiers articles nous conduiront à interroger le rapport entre l’image d’un paysage et la réalité du territoire qui lui correspond. Dans cette relation, se tisse une fabrique complexe des stéréotypes d’un territoire. L’approche historique et théorique du Paysage de carte postale proposée par Christian Malaurie, nous conduira au cœur du processus de construction des identités régionales à l’ère de la modernité, tout en théorisant la nature de cette image-objet.
Par ailleurs, la fabrique, comprise comme milieu du faire, est un processus situé. La fabrique du paysage est donc à penser comme un processus de transactions entre un milieu (son éco-système, sa bio-diversité, ses ressources vivantes ou non-vivantes) et un ou des acteurs humains, en vue d’objectifs répondant à une éthique située. Une révision du projet comme conduite de valuation nous semble donc pouvoir être opérée dans la logique de la fabrique du paysage, comme le géographe Laurent Zimmermann le démontre au travers de La réintroduction de la cigogne dans les paysages du Japon, de Suisse et d’Alsace.
La notion de milieu, quant à elle, nous ouvre des perspectives multiples. Le milieu compris comme lieu, à la fois ressource et médialité3, nous permet d’envisager la fabrique du paysage sous un angle plus pertinent. Le stéréotype, ou l’image préconçue du paysage vécu interroge l’altérité de la perception du milieu. Frédéric Weigel, artiste plasticien et organisateur d’expositions au Japon analysera les débats qui ont eu lieu au sein des études japonaises en langue française et qui ont explicité la notion de fûdo (milieu, climat) afin d’approcher les lieux communs qui apparaissent et qui interrogent l’esthétique du milieu de l’autre dans Le goût du Japon, milieu et lieux communs.
2. La Fabrique sensible et symbolique du paysage
La société utilitariste et productiviste dans laquelle nous vivons dénie l’expérience sensible du paysage. Il s’agit alors de comprendre comment, à partir des conditions climatiques, l’ambiance et l’atmosphère opèrent concrètement et symboliquement comme médialités dans la fabrique du paysage.
L’art, le design et le paysage ont pour rôle de participer au nourricement physique et techno-symbolique de l’espèce humaine4. Dans ces conditions, pour le design, il y a une nécessité vitale, sémio-biologique (et non socio-biologique) à faire avec l’environnement pour pouvoir construire un milieu vivable qui fait sens comme monde à habiter. Comment la fabrique du paysage au travers du sensible et du symbolique, œuvre-elle à la construction de ce commun, ce monde à habiter ? Comment la diffusion des ambiances, dans les intermédialités du cinéma, des pratiques sportives ou encore de l’architecture des cimetières, participe-t-elle à la fabrique d’un monde commun habité ? Habitable ?
Davina Brunot, chercheuse en études cinématographiques, dans son article Le littoral médocain : le mouvement du paysage dans la fiction cinématographique, s’intéresse aux différentes temporalités présentes dans des segments filmiques dont le cadre est le littoral néo-aquitain. C’est souvent dans le « temps pur » de la fiction, nous dit-elle, que le « pouls » des lieux se fait alors sentir, dévoilant un rythme où le paysage imprime son mouvement autonome.
Alain Mons, spécialiste de la communication du sensible, et des imaginaires paysagés, nous invite aux Errances paysagères et transversalités affectives dans le cinéma. Explorant les correspondances atmosphériques, des paysages sympoïétiques transparaissent au travers d’exemples filmiques. Une carte des affects est ainsi esquissée à travers les jeux des reflets et des tourbillons. L’énigme paysagère s’ouvre à nous. Cet article traite de l’ambiance et du caractère diffus de la relation sensible au paysage et à ses ambiances.
Le paysage serait-il dans l’usage fabriqué par l’usager imprimant son geste dans la matière vivante de l’océan ? C’est la question que nous pose Ludovic Falaix, géographe, dans L’écume : Fabrique paysagère et géopoétique du surfeur en milieu océanique. Dans ce texte, il présente la manière dont certains surfeurs élaborent leur relation à la vague. Celle-ci, est un témoignage utile qui invite l’éthique du designer à mieux intégrer, aujourd’hui, les motivations profondes des usagers dans leurs relations aux sites naturels.
Le cimetière paysager contemporain : entre états d’âme et appréhension de l’architecture comme espace sensible de Marie Heyd, chercheuse en architecture, se propose d’interroger comment le cimetière, en tant qu’espace où se mélangent pratiques, formes, usages et sensible, matérialise aujourd’hui des changements d’attitude des concepteurs et usagers, vis-à-vis du paysage et du vivant.
3. Médialités du paysage en projet
L’art, le design et le paysagisme sont des disciplines productrices de médialité. À ce titre, elles participent alors à la médialité du paysage ordinaire quotidien. Le trajectif, suivant Augustin Berque, lie la condition humaine à la nécessité d’écrire dans l’ordinaire quotidien une histoire du commun.
La responsabilité des praticiens, impliqués dans la fabrique du paysage, se situe dans la production de formes plus ou moins stables qui puissent pleinement jouer leur rôle en tant que médialités. Constituant ainsi de la relation, ces formes, objectivités comme réalités sociales dans un système eco-techno-symbolique particulier, sont configurées dans un contexte socio-historique donné. La responsabilité des praticiens repose donc sur la prise en compte vis-à-vis d’une éthique située des formes paysagères qu’ils ont contribué historiquement à faire émerger.
Céline Monvoisin, architecte DPLG et chercheuse, et Nathalia Mouthino, designer et enseignante, évoquent le cas pratique d’un parcours pédagogique NO-MADE qui interroge le non-fait en présentant un changement notable dans les représentations que les étudiants en design se font de leur futur métier. Dans leur article, elles expliquent en mêlant leurs deux points de vue comment le modèle du trajet se présente en tant qu’alternative au modèle académique du projet en design : De projet à trajet en design, retour sur des moments de pédagogie. Concevoir une médialité davantage en harmonie avec l’environnement naturel implique-t-il de changer les représentations et les pratiques du projet ?
Lorsque la relation harmonieuse et consciente au milieu est menacée, la Médiance dont parle Augustin Berque est elle-même menacée. Sophie Némoz, sociologue et anthropologue des territoires et Béatrice Gisclard, enseignante-chercheuse en design, quant à elles, présentent un défi au design graphique pour traiter des représentations des zones à risques auprès des habitants : Co-concevoir le retrait-gonflement sensible et symbolique du milieu. Le retrait-gonflement des sols argileux constitue un risque naturel majeur qui menace des millions de logements en France. Incluant les perceptions des sinistrés et des acteurs concernés, l’article permet de repérer les failles de représentations du socio-écosystème et d’entrouvrir, avec les perspectives offertes par le design, de nouveaux imaginaires en vue de l’adaptation des habitants à ce phénomène. Quelles médialités le design pourrait-il proposer pour nourrir ces imaginaires, au travers du graphisme, de l’objet ou d’un traitement particulier de l’environnement domestique (réparer les fissures visibles et invisibles) ?
Enfin, dans un article théorique s’appuyant sur l’ouvrage Paesaggio casalingo d’Alessandro Mendini, paru en 1979 et le projet Tea and coffee piazza, dirigé par l’auteur, édité en 1983 par la firme Alessi, Claire Azéma abordera L’invention d’une médialité du paysage ménager. À l'appui de la théorie de la Médiance et de la théorie de l'expérience de John Dewey, l’autrice fait l'hypothèse de l'existence d'une expérience médiale située. Dans ce cadre, le design apparaîtrait comme un processus de conduite de valuation dont les produits modulent la médialité de la relation au milieu quotidien de la cuisine.
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DEWEY, John, Expérience et Nature, traduit par Joëlle Zask, Paris, Gallimard, collection nrf, 2012 ↩
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Soudière (de la), Martin, Arpenter le paysage - Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019.
Soudière (de la), Martin, Poétique du village, Rencontres en Margeride, Paris, Stock, Un ordre d’idées, 2010. ↩ -
Les travaux d’Augustin Berque tendent à montrer que l’humain est lié à la fois à l’étendue physique terrestre, à la biosphère, et à un milieu spécifique entendu comme monde. L’homme est donc un être éco-bio-techno-symbolique pour reprendre son expression. L’humain se tient donc dans un double corps : corps animal et corps médial qu’il faut nourrir, physiquement pour l’un et techno-symboliquement pour l’autre. Selon Christian Malaurie, l’art, le design ou le paysagisme, sont producteurs de médialité, c’est-à-dire de signes et de valeurs objectivées dans des artefacts, des usages, bref des énoncés de divers types. ↩
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La théorie de la médiance, chez Augustin Berque, avance une logique du lieu (du prédicat) contre la logique de l’être (absolu). Elle s’oppose donc à la logique du tiers exclu (avancée par Aristote). Berque démontre la trajectivité des choses : L’ek-sister (au sens Heideggérien) et non l’être absolu de la métaphysique nous tient en relation avec un milieu qui pour l’espèce humaine est le monde. Par monde, il entend ce qui est commun à une espèce donnée, ici, en l’occurrence l’espèce humaine. ↩