Cinéaste et artiste, docteur en arts plastiques affilié au LESA de l’Université d’Aix-Marseille, Boris du Boullay enseigne la création multimédia au DSAA graphisme et pratiques narratives multisupports de Boulogne-Billancourt, la théorie des images à l’école Gobelins à Paris, la communication à l’Université Sorbonne Paris Nord et l’écriture numérique à l’Université Gustave Eiffel et l’Université Sorbonne Lettres.
Résumé
Nous proposons de creuser un axe autour de notre chantier de recherche qui travaille les actualisations d’un design graphique au regard du cinéma. Cette actualisation, nous en cherchons les modalités à la suite de la pensée de Stanley Cavell, en posant l’hypothèse que le design puisse poursuivre ce qui se vit chez cet auteur depuis une position de spectateur comme une possibilité d’agir en design. C’est par une opération de reconnaissance que l’on pourrait retrouver ce perfectionnisme moral que Cavell est allé chercher chez Emerson. Peut-on imaginer déplacer le dispositif « après » le cinéma, dans un geste purement abstrait, dans le hors champ du design, où l’on pourrait agir depuis notre expérience du cinéma. Il faudrait alors renouer le dialogue comme mode de relation à ce qui est.
Mots-clefs
Cavell, Domenach, Emerson, cinéma, position, design, expérience, importance, signification, sujet
Abstract
We propose to explore a line of research that focuses on the updating of graphic design in relation to cinema. We're looking at the ways in which this actualization can be achieved in the wake of Stanley Cavell's thought, by positing that design can pursue what is experienced by this author from a spectator's position as a possibility for design action. Through an operation of recognition, we could rediscover the moral perfectionism that Cavell sought in Emerson. Could we imagine moving the device “after” cinema, in a purely abstract gesture, into the off-field of design, where we could act from our experience of cinema? We would then need to renew dialogue as a way of relating to what is.
Keywords
Cavell, Domenach, Emerson, cinema, position, design, experience, importance, meaning, subject
Introduction
Est-ce qu’il s’agit de retrouver des choses perdues, de saisir des choses par la pensée qui se refusent à notre expérience ? En posant cette question, nous dévoilons sans doute pour une part ce qui s’écrit à la fin de cet article sur l’hypothèse de la « reprise » par le design de la pensée de Stanley Cavell. Car le travail philosophique de Cavell sur le cinéma se situe sur une période donnée, à la fois dans sa vie de philosophe et à la fois dans le corpus de films analysés (essentiellement les films hollywoodiens découverts dans sa jeunesse). Pour Cavell, dans son expérience personnelle de cinéma, ce temps-là est terminé. Il écrit : « Qu’est-ce qui a rompu mon rapport naturel au cinéma ? Quel était ce rapport, pour que sa perte semble exiger un raccommodage, ou une commémoration, par la voie de la réflexion ? (Cavell 2019, 23) » ; et nous verrons quelle incidence cela a, en sous-main, sur notre hypothèse.
Nous proposons effectivement d’imaginer que l’on pourrait « lier » – sur le temps d’expérimentations en graphisme – design et abstraction. Cette ligature, nous l’envisageons donc par le cinéma en faisant appel à l’abstraction comme dispositif pour déplacer la pensée du cinéma comme un « après » possible pour le design. Concrètement, il s’agit de travailler les positionnements de Stanley Cavell sur le cinéma pour en évaluer des prolongations hypothétiques pour le design ; plus précisément, en creusant un axe autour des actualisations du design graphique au regard du cinéma. Notons qu’il ne s’agit pas d’hybridation, de penser « avec », mais bien d’abstraction, d’utiliser cette forme abstraite comme un outil du design, comme une position.
En attendant, comme exposé ci-dessus, nous actons que l’expérience de spectateur est donc centrale chez Cavell, puisque les films, comme les souvenirs que l’on en a, se mêlent à notre vie. Dans son travail sur le cinéma, Cavell suppose que le dispositif du cinéma est particulièrement « armé » pour offrir une réponse au scepticisme, en permettant une « projection » d’un monde (Cavell 2019). Ce monde n’est pas une copie, une imitation, ou une empreinte de notre monde : ce sont réellement des choses sur l’écran dont on pourrait dire que ce sont de nouveaux originaux plus qu’une empreinte du monde. Ce qui est mis en action par cette projection, c’est une reconnaissance (aknowledgement) et non comme une connaissance que le scepticisme s’obstine à défaire. Dans cette présentation des faits ordinaires que le cinéma nous présente, nous nous reconnaissons. Pour Élise Domenach, nous sommes ici au cœur d’une catégorie critique mise à jour par Cavell (Domenach 2011) : le cinéma comme milieu dans lequel se débat la vérité du scepticisme permettrait de retrouver une subjectivité perdue depuis trois siècles de critiques menant à l’émiettement du sujet. Pourtant, dans le même temps, la subjectivité comme présence, ou la technique comme mode de donation, ont été battus en brèche sous les coups de boutoirs de Derrida. Sommes-nous réellement en présence de notre propre sujet ? La proposition est d’essayer de voir si en « regard[ant] dans ce qui est », on peut suivre le tournant de Heidegger vers l’authentique en faisant peut-être un pas en arrière : il s’agirait de chercher une morale possible, une issue, dans ce que le dispositif technique du cinéma fait à nos vies, pour que le design puisse en devenir un mode d’action. « Le cinéma nous rend-il meilleurs ? » nous demande Cavell. Meilleurs, mais comment ? Si c’est par une opération de reconnaissance que le cinéma nous permet de retrouver notre subjectivité, c’est parce que le cinéma compte (matter) dans nos vies. Peut-on imaginer déplacer le dispositif « après » le cinéma, dans le hors champ du design, où l’on pourrait agir depuis notre expérience du cinéma ? Pourtant, la question du dispositif n'est pas explicitement présente chez Cavell, si ce n’est comme conditions de l’expérience de la projection du monde (Cavell, 2019). Il faudrait renouer le dialogue dans une pensée abstraite du design, présentée comme une position « après » le cinéma.
Pour envisager cette position, nous proposons au préalable de reprendre ces deux catégories critiques de Stanley Cavell mises à jour par Élise Domenach : « la signification-importance » et la « modernité (de la subjectivité) » (Domenach 2011). Il s’agira peut-être de voir l’importance du design au regard de ce que le cinéma a pu faire à nos vies d’après Cavell et de questionner la subjectivité retrouvée dans le cinéma pour combattre le scepticisme. Autrement dit, refuser la recherche de l’authenticité tout en revenant à la subjectivité pour pouvoir se projeter dans le monde en tant que designer·e graphique.
Une recherche « pratique abstraite »
« Pourquoi précisément ces objets que nous contemplons font-ils un monde ? » Cette question, posée par Henry David Thoreau dans Walden, est citée en exergue par Stanley Cavell dans son livre La Projection du monde (Cavell 2019). Ce que pose Cavell à la suite de Thoreau, c’est de se demander quelles sont les conditions qui nous amènent à considérer des choses devant nous, non seulement comme des étants, mais comme un ensemble formant un monde. L’intérêt de rassembler un ensemble d’étants, en faire un monde, c’est l’idée qu’il puisse faire « signe » dans nos vies, se constituer comme donnant un sens. Nous avons ici un premier niveau d’abstraction, dans le sens où se pose la manière de saisir les choses au-devant de nous. En revanche, nous allons voir que Stanley Cavell, à sa manière, se détourne de l’abstraction, ce qui nous amène à un premier pas de côté. En replaçant l’expérience au centre du jeu, Cavell évite une recherche dont l’abstraction se conjuguerait avec la pureté. Il rejette l’idée husserlienne de considérer une intentionnalité « pure » de la conscience. À l’ego transcendantal, Cavell propose un sujet, certes, mais un sujet en équilibre instable entre la parole et son expression, un sujet qui se pose comme en perpétuel changement, en « amélioration », en un mot « vulnérable ». C’est ici même que Cavell fait intervenir le dispositif du cinéma. Plutôt que parler d’intuition originaire, il cherche une reconnaissance dans le langage commun. Et son intuition le porte à penser que le langage ordinaire agit particulièrement dans les films dont nous faisons l’expérience. En somme, il ne s’agit ni d’un dépassement (au sens de la philosophie classique) ni même d’une correction d’un défaut comme on pourrait l’attendre d’une philosophie analytique anglo-saxonne plus proche de la formation de notre auteur. Cavell propose de retrouver un chemin des choses du monde par l’expérience du cinéma, en passant donc d’une connaissance à une reconnaissance. La connaissance est mise en doute par le scepticisme : en prenant le cas de la douleur (Cavell 2009, 402), à défaut de connaître celle d’autrui, nous pouvons reconnaître cette douleur, en dépit de la ressentir, en dépit de « l’avoir » (Cavell 2009, 401) comme l’écrit Cavell lui-même. D’après notre auteur, le cinéma est un dispositif qui permet justement au processus de reconnaissance de s’exercer. Il ajoute au sujet de cette reconnaissance : « Ce n’est pas la description d’une réaction donnée, mais une catégorie dans les termes de laquelle on évalue une réaction donnée (Cavell 2009, 409) ». La question n’est plus de savoir comment le monde nous apparaît, mais comment nous pouvons nous y impliquer. Si Cavell précise que l’on est ici au plus près des « existentiales » de Heidegger et du souci de l’être, on constate dans le même temps que cette quête de l’être est prise en étau par le doute sceptique : le cinéma joue ici son rôle de reconnaissance et de sortie du scepticisme. Non pas par une structuration du visible, mais par une position, entre abstraction et expérience, guidée par ces deux catégories critiques : la signification-importance et la reconnaissance du sujet. L’abstraction pour saisir les choses du monde se dispose par conséquent ici à un drôle de niveau ; une sorte d’inter-étages, un faux palier : ni abstraction, ni non-abstraction. On peut dire sans doute que nous sommes ici sur un terrain miné par l’ambiguïté de relier l’abstraction à la vie. C’est également sur cette corde raide que nous pourrons tenter de positionner le design puisque ce qui nous importe est directement en lien avec notre vie. Nous aurions pu positionner cette recherche de la vie avec un phénoménologue comme Michel Henry. Une fois encore, nous aurions fait face à une abstraction : la vie inextatique se donne dans une donation sans distance, radicalement immanente. La vie originaire est si immédiate qu’elle en devient abstraite, tout en étant en même temps voulue par Henry comme la plus incarnée : la vie même. Mais justement, ce qui nous intéresse ici, en faisant appel à Stanley Cavell, c’est de faire une hypothèse dont la face abstraite puisse fonctionner avec le design, où la vie ne s’abîme pas dans une abstraction dont on aurait perdu la trace de l’expérience.
L’expérience du monde
L’approche de Stanley Cavell sur la manière de se saisir des choses du monde passe par une remise en action de l’expérience. Le point de départ, nous l’avons vu, s’empare de la question sceptique. Plus encore que Thoreau, c’est avec une relecture d’Emerson que Cavell refonde la question de la saisie des choses du monde avec en toile de fond la lutte contre le scepticisme. Ce qui intéresse Cavell dans la lecture d’Emerson, c’est la notion de Self-Reliance, que l’on peut traduire approximativement par « confiance en soi ». Il s’agit moins d’une assurance de soi que d’un perfectionnement moral sans cesse en action. Pour Cavell relisant Emerson, il s’agit là de la chose la plus difficile à faire : être au plus près de sa vérité. Mais cette vérité qu’il qualifie de « vérité du scepticisme », elle n’a de sens que si elle est « reconnue » par la communauté, elle-même plongée dans le scepticisme. On retrouve ici le problème épineux de l’intersubjectivité chez Husserl. Pour Cavell, l’intersubjectivité n’est pas un problème à résoudre théoriquement, mais une condition de notre humanité. Il pense que la tentative husserlienne de « constituer l’autre » revient à refuser le risque, la fragilité, le caractère tragique de notre lien à autrui. Le doute est tragique, nous sommes voués à l’incertitude. Finalement, le geste de Cavell revient à réhabiliter le monde ordinaire, loin de la radicalité de la réduction phénoménologique.
Regardons donc ce que le cinéma fait à nos vies. Il se passe quelque chose de particulier au cinéma d’après Cavell, qu’on ne saurait réellement décrire. On peut ici envisager ce que Pierre-Damien Huyghe disait du cinéma en reprenant Walter Benjamin et le « choc » éprouvé au cinéma. Ce que le cinéma fait « arriver », c’est une expérience où le sujet devient un objet : « il m’est arrivé ». Le choc est la preuve de la difficulté du sujet à dire cette expérience. Comme dit Pierre-Damien Huyghe : « le sujet n’a pas soutenu l’expérience » (Huyghe, 2014). Oui, mais c’est aussi ici que Cavell parle d’un cinéma qui répond au scepticisme, tout simplement parce qu’il fait partie de nos vies ordinaires et que nous n’avons pas réellement l’occupation d’être sceptique. Cavell pose donc le cinéma comme une expérience intégrée à nos vies : une « importance-signification », locution composée de deux mots par Élise Domenach, sans relever de la déconstruction derridienne ou une modalité tierce comme chez Donna Haraway (natureculture), qui indique tout de même que les deux notions sont rigoureusement liées et fonctionnent par renvois mutuels. La signification d’un film n’a de sens qu’au regard de son importance pour soi. Cette importance des films, on la retrouve au quotidien, puisque la faculté du cinéma à être populaire lui permet d’entrer dans les conversations quotidiennes, dans les souvenirs de chacun. C’est quelque chose qui structure nos vies et nos relations. Cette catégorie appliquée aux films nous invite à considérer ce que peut signifier un film pour nous, mais surtout en quoi ce film nous importe. La signification seule est insuffisante à notifier ce que les films font à notre vie. Puisque Stanley Cavell note que le cinéma ordinaire rassemble autour de lui, alors tout le monde peut le commenter et donner son avis. En bref, les films nous importent. Plus encore, il nous permet de sortir du scepticisme : en sortant du cinéma, on croit au monde. Il s’est passé quelque chose de l’ordre de reconnaissance, notamment dans la conversation, quelque chose qui ne relève pas de l’ordre de la connaissance. Ce que dit merveilleusement bien Élise Domenach : « Au cinéma, l’ordinaire apparaît dans sa vulnérabilité essentielle à nos désirs de fuir nos responsabilités à l’égard du monde et des autres. En nous donnant un monde dont nous sommes absents, le cinéma nous rappelle la saveur et le souffle de la présence du monde que nous expérimentons ordinairement, et nous libère de la demande de preuve de son existence » (Domenach 2011) .
Avançons d’un cran avec la deuxième catégorie critique proposée qui soulève la question épineuse de la subjectivité. D’après Cavell, on aurait perdu la « sensation » du sujet à la suite d’une longue défiance envers cette notion dont on pourrait trouver un point de départ chez Descartes. L’unité du sujet est devenue difficile. L’hypothèse de Cavell nous permet de retrouver le sujet, nous-mêmes en tant que sujet dans le dispositif du cinéma, en (se) voyant projeté à l’écran. Cette situation de spectateur active une reconnaissance validée par la communauté. Ce que Cavell explicite en ces termes : « Nous pouvons être en désaccord sur beaucoup de nos croyances, mais ce désaccord même sous-entend que nous sommes d’accord sur l’usage des mots qui expriment ces croyances (Cavell 2009, 379) » Étrange détour qui nous ferait revenir à une authenticité via un dispositif technique (le cinéma), mais une authenticité « en deçà », issue de l’expérience. La reconnaissance fonctionne parce que nous faisons communauté pour construire les films, notamment populaires, où la recherche de la vérité du scepticisme se fait par le langage quotidien.
Au vu de ces éléments repris de Stanley Cavell, quelles positions peut-on imaginer pour le design ? Peut-être peut-on envisager ce qui se refuse à l’expérience, comme nous l’avions évoqué en tout début de ce texte : est-ce qu’agir, autrement que par le biais du perfectionnement moral, permettrait de renouer avec des terrains d’expérience absents dans notre usage du cinéma ? Est-ce à cet endroit-ci que le design peut jouer son rôle ? Comme si l’idée de passer de spectateur à acteur permettrait de trouver une position d’usage, trouver comment s’impliquer dans le monde et (re)donner une importance au design : sans être dans une fabrique du cinéma, mais dans une position, laquelle va se présenter comme un déplacement : la position initiale de spectateur devient une position active dans le design en modélisant le design d’agir sur le cinéma d’expérience de Cavell.
Position : après le cinéma
En introduction, nous avions évoqué un certain désabusement de Stanley Cavell sur la cinéphilie. Notre hypothèse pour le design se situe à cet endroit : à la suite de l’importance du cinéma et d’une subjectivité retrouvée, il manquerait un certain usage du monde. Bien sûr, nous avons évoqué le perfectionnisme issu d’Emerson, dont on peut dire qu’il contribue activement à modifier nos vies. Mais malgré tout, nous sommes dans une position de spectateur au cinéma, lancés, avides, dans un dispositif de reconnaissance. Si l’on revient sur cette idée chez Stanley Cavell que le cinéma est envisagé du point de vue du spectateur, constatons que c’est essentiellement une expérience des films et des souvenirs associés. Nous avons vu combien cette expérience passive avait du « poids » sur nos vies. Le cinéma est donc agissant, parce qu’il nous change. Notre reconnaissance de situation nous permet d’expérimenter un perfectionnement moral au sens emersonien : nous sommes censés devenir meilleurs pour répondre à la question posée par le titre de son livre : Le cinéma nous rend-ils meilleurs ? (Cavell 2010). Mais nous sommes tout de même des spectateurs. Si notre hypothèse est de positionner le design après le cinéma, c’est sur une position où le cinéma nous abandonne, là où le design peut reprendre la puissance d’agir. Cavell décrit le cinéma comme « un petit laboratoire pour étudier la conversation morale (Cavell 2010, 67)», lequel « nous fournit des études de la position que revendique un agent moral lorsqu’il fait face à autrui en juge ; […] cela fournit l’espace où évaluer le cadre moral dans lequel vous raisonnez (Cavell 2010, 67)». Il ne s’agit pas pour Cavell de décrire un cinéma moral qui enjoindrait à un comportement moral. Mais bien plutôt une sorte de dispositif dans lequel s’échangent des réponses entre deux subjectivités, où l’intersubjectivité passe par un réexamen permanent pour pouvoir s’aligner l’un avec l’autre.
Comment cette reconnaissance pourrait fonctionner en retour dans le design ? Cette croyance au monde, cette sortie du scepticisme ne peut être qu’une attitude, une position pour le design.
Comment imaginer une reprise en main ? Comment se saisir d’une pensée pour la mettre en action dans le design ? Il s’agit ici de poser comme abstraction le design dans une position, celle d’après le design. C’est ici que l’abstraction entre en fonction : elle est de positionner « après » le cinéma. Saisir quelque chose du monde à venir avec le design dans cette abstraction. Cette position, c’est une abstraction : penser le design comme « après » le cinéma. Non pas le remplacer, non pas le poursuivre. S’il faut sortir du champ du design, ce n’est pas pour devenir cinéaste, mais pour se placer dans un autre champ, en l’occurrence celui du cinéma. Plus encore, pas réellement au cœur de ce champ comme une hybridation, mais plus à côté de ce champ. Et cet « à côté » est également situé dans le temps, puisqu’il se positionne « après ». La conséquence de cette position temporelle, c’est qu’il s’agit de penser le design « selon » le cinéma, avec le cinéma dans le dos1. Il s’agit bien sûr ici de l’expérience de cinéma telle qu’on l’a vue précédemment. Comment faire du design avec cette expérience du monde que nous donne le cinéma ? Il y a ici un geste purement théorique, une hypothèse abstraite de rompre avec une poursuite du design et opérer un déplacement.
Cette position « après » que le design pourrait revendiquer permettrait de refuser l’authenticité tout en retrouvant l’idée de la subjectivité. Comme nous l’évoquions en introduction, il s’agit ici d’un pas en arrière par rapport à Heidegger, sans pour autant verser dans la déconstruction, dont Cavell a eu vent, bien entendu, mais qu’il n’a pas souhaité mettre en œuvre. Pour Cavell, l’enjeu est de (re)trouver une voix américaine. En allant chercher Emerson, il fait en même temps un geste de pensée vers l’Amérique pour trouver une pensée qui soit « authentiquement » américaine, en lien avec l’idée d’un nouveau territoire, d’une nouvelle démocratie et d’un cinéma incarnant cette émergence2.
Essais pratiques
Enfin, nous voudrions terminer sur un aspect pratique de cette saisie des choses du monde au moyen de l’abstraction, puisque l’objectif initial était de tester une hypothèse abstraite pour que des étudiants puissent s’en emparer. Car en filigrane de ce texte se pose une question brûlante, notamment dans l’enseignement du design à de jeunes et futurs designer·e·s : comment poursuivre, comment continuer à produire en design graphique ? Avec ce texte, nous proposons donc de mettre entre parenthèse les hypothèses « métier »3 qui peuvent répondre aussi aux questions posées par la génération montante de designer·e·s. (par exemple, l’éco-création ou l’éco-conception) qui ne répondent que partiellement aux nécessités actuelles. Partiellement, parce qu’elles se positionnent comme une poursuite du design selon une nouvelle orientation sans parvenir totalement à répondre aux injonctions du réel et aux attentes d’une génération à venir4.
Comment avons-nous travaillé cette abstraction ? Comme nous l’avons évoqué plus haut, avec le cinéma « dans le dos5 ». Concrètement, nous avons travaillé en basse électronique avec Arduino6. La basse électronique ici s’entend comme un design de l’électronique qui démonte et revient aux matériaux bruts. On a ici un usage que Ludovic Duhem qualifierait peut-être de « contra-fonctionnel7 ». Nous avons pris des films qui comptent et au lieu d’en parler, d’en converser, nous nous sommes « retournés » en démontant le film avec une technologie Arduino. Plutôt que de passer par les mots, comme Cavell le fait, nous sommes intervenus sur le flux de l’image, comme un designer.
Notre point de départ est la première catégorie critique sur l’expérience du cinéma : la signification-importance. Non seulement le cinéma compte dans nos vies, mais il permet en l’occurrence d’aborder de front la question de l’expression. Puisque Stanley Cavell s’interroge non pas sur notre capacité à exprimer ce que l’on a en soi, mais sur la possibilité même de savoir réellement ce que recouvre ce que nous disons. D’ailleurs, son ouvrage Dire et vouloir dire (Cavell 2009) s’intitule en anglais Must We Mean What We Say ? On voit bien ici que la question n’est pas d’accéder à une vérité du scepticisme, une vérité première et enfouie. Cette vérité est ce qui nous reste après la dépossession du doute radical. La question est bien de retrouver une certaine croyance au monde par un mouvement que Stanley Cavell qualifie de réappropriation (recovery). Le principe a donc été de choisir un film qui a eu une importance dans la vie des étudiant·es vies, un film qui compte, puisque le cinéma permet, comme on l’a vu d’exprimer une expérience dans toute son épaisseur. Il a fallu donc importer, dans tous les sens du terme, ces films importants dans une boucle hybride, en câblant des ordinateurs numériques sur des écrans VGA abandonnés. En récupérant certains pins de la prise VGA pour récupérer et détourner les données vidéo RGB, nous avons testé une manière de prendre la main sur le flux d’images par Arduino. L’étape sensible de ce workshop a été de sortir de la position de spectateur et de travailler « en action », entrer dans l’image par la basse électronique. Autrement dit, il s’agit d’articuler des gestes de designer graphique à des souvenirs de cinéma. Les étudiant·es prennent possession de l’image, avec par exemple l’ajout d’un potentiomètre, qui permet de varier l’intensité du signal avant l’affichage sur un moniteur. Tout l’enjeu est désormais de travailler « ce qui compte » au sein même d’une communauté de designer·e·s avec ces outils de design.
Enfin, il faut sélectionner une image dans le flux vidéo instable. On pourrait sans doute voir un clin d’œil au premier chapitre de Bergson dans Matière et mémoire sur la sélection des images. Il s’agit ici pour des designers graphiques de réellement sélectionner dans le flux, et non de faire une coupe de montage. Ce qui relève de la nécessité vitale chez Bergson résonne avec l’importance chez Cavell. Par cette opération de sélection, chaque designer·e du workshop a établi ce qui lui importe dans cette reprise en main d’une image-souvenir, devenue une image-action.
Conclusion : retrouver une situation de conversation
En résumé, ce déplacement de pensée, c’est bien de poser le design « après » le cinéma, avec la pensée de Cavell. En imaginant que ce déplacement, par ce double jeu pratique et abstrait, permet d’amener le design sur de nouveaux terrains de réflexion, notamment moraux, au sens d’Emerson. Il s’agissait donc dans ce texte d’exposer les premiers jalons théoriques de cette hypothèse, changer de point de vue sur le cinéma pour avoir une reconnaissance de designer : si l’on devient meilleurs par la résolution de conflits dans lesquels nous nous reconnaissons, comment faire pour cette reconnaissance agisse en design dans un design qui souhaite « recoller » à la vie ordinaire validée par la communauté ?
En prenant une pensée de la philosophie de Cavell, nous nous sommes situés de facto dans l’abstraction. Pourtant, comme nous l’avons vu, la pensée de Cavell revendique un retour à l’ordinaire, ce que la philosophie a souvent délibérément ignoré. Cavell renoue avec le souci sur l’expression de nos vies ordinaires. Le cinéma étant le lieu par excellence de cette expression que tout à chacun est en capacité de reconnaître, et d’en faire usage dans le monde. « Le cinéma démocratise ce savoir (Cavell 2010, 28)», dit-il. C’est ici nous avons proposé de poser le design, avec son souhait d’être « utile » dans une position que l’on aurait abstraitement (presque arbitrairement) placé après le cinéma. Pour que le design puisse en retour, depuis le cinéma, renouer par exemple avec des situations de conversation. C’est en réhabilitant le langage ordinaire, auquel la pensée a souhaité tourner le dos, qu’il s’agira pour le design, par cette position abstraite, sans doute, peut-être, par le texte comme par le doute, par l’écriture comme par le dessin, de retrouver une situation de conversation où se reconnaître.
Bibliographie
Cavell, Stanley, Dire et vouloir dire : livre d’essais. Paris, les Éditions du Cerf, 2009.
Cavell, Stanley, Le cinéma nous rend-il meilleurs ? Montrouge, Bayard, 2010.
Cavell, Stanley, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Vrin, 2017.
Cavell, Stanley, La projection du monde suivi de Supplément à La projection du monde : réflexions sur l’ontologie du cinéma, Paris, Vrin, 2019.
Domenach, Elise, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme. Paris, Presses Universitaires de France, 2011.
Duhem, Ludovic, « Design Arts Medias | Fonction et usage. Esquisse d’une théorie pour penser les artefacts en design ». URL (en ligne), 2024 : https://journal.dampress.org/issues/design-et-arts-plastiques-points-de-convergence/fonction-et-usage-esquisse-d%27une-theorie-pour-penser-les-artefacts-en-design (14 avril 2025).
Henry, Michel, L’essence de la manifestation, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
Huyghe, Pierre-Damien « Reprendre en main le cinéma, Collège international de philosophie, Paris, 21 mars 2014 ». URL (en ligne), 2014 : https://pierredamienhuyghe.fr/documents/audio/140321_ReprendeEnmainLecin%C3%A9ma.mp3 (12 avril 2025).
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À la manière de l’Un sans altérité de François Laruelle, au niveau de la position. Selon (Laruelle), om la philosophie est travaillée depuis l’Un (mixte non-philosophique d’un Un sans altérité) d’où nous retenons l’idée de penser « depuis » où d’une manière plus concrète, avec le cinéma dans le dos. Le réel, dont on pense depuis. ↩
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Cette recherche d’une pensée authentiquement américaine résonnance difficilement avec l’actualité des États-Unis en 2025. ↩
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Sans les invalider, sans jugement de valeur. ↩
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Dans cette position, on peut s’appuyer sur les propos de Pierre-Damien Huyghe sur la mécanisation du cinéma. En mettant de côté la thématisation du cinéma, on pourrait imaginer que la mécanisation du cinéma puisse relever du sens utile du design. Voir la conférence du 21 mars 2014 au Collège international de philosophie : https://pierredamienhuyghe.fr/documents/audio/140321_ReprendeEnmainLecin%C3%A9ma.mp3 ↩
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Toutes proportions gardées, on pourrait dire que cette position, dans sa topographie, se dispose comme l’Un sans dualité de François Laruelle : une position qui permet de philosopher « depuis » l’Un. ↩
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Workshop mené au DSAA design graphique et narration multimédia de Boulogne sous la direction de Jonah Marrs et de nous-même. ↩
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Voir (Duhem 2024) ↩