Résumé
Cet article propose l'esquisse d'une théorie de l'usage pour penser les artefacts en design. Il repose avant tout sur l'idée qu'il est décisif de distinguer fonction et usage, et de comprendre leurs relations réciproques pour éviter le piège du fonctionnalisme et de l'utilitarisme. Après avoir défini les conditions préalables pour formuler cette théorie (postulat fondamental ; contexte général de l'étude ; domaine et échelle d'analyse ; distinction entre art et design), quatre modalités relationnelles entre fonction et usage sont ainsi développées : usage intra-fonctionnel, usage para-fonctionnel, usage extra-fonctionnel et usage contra-fonctionnel. Ces quatre modalités sont ensuite relues au prisme de l'usure pour en comprendre autrement les limites et les recouvrements. Le problème de l'invention est reposé lui aussi à travers les usages comme ce qui peut susciter l'invention, en particulier en design. Au-delà des enjeux analytiques de l'usage, le problème éthique et écologique du « bon usage du monde » est finalement examiné à partir d'une approche mésologique.
Mots-clés : fonction ; usage ; utilité ; usure ; pratique ; forme ; matière ; affordance ; art ; design ; ergonomie ; production ; invention ; relation ; milieu ; individuation ; philosophie ; écologie
Summary
This paper proposes the outline of a theory of use to think about artifacts in design. It is based above all on the idea that it is crucial to distinguish function and use, and to understand their reciprocal relationships to avoid the trap of functionalism and utilitarianism. After defining the preconditions for formulating this theory (fundamental postulate; general context of the study; field and scale of analysis; distinction between art and design), four relational modalities between function and use are thus developed: intra-functional use, para-functional use, extra-functional use and contra-functional use. These four modalities are then reread through the prism of wear and tear to understand their limits and overlaps differently. The problem of invention is also posed through uses as what can give rise to invention, particularly in design. Beyond the analytical issues of use, the ethical and ecological problem of the "good use of the world" is finally examined from a mesological approach.
Keywords: function; use; utility; wear; practice; form; matter; affordance; art; design; ergonomics; production; invention; relationship; environment; individuation; philosophy; ecology;
La loi de tout ce qui est organique, ou inorganique, de toutes les choses physiques et métaphysiques, humaines et surhumaines, de toutes les manifestations effectives de la tête, du cœur et de l’âme, est que la vie est décelable par son expression, que la forme suit la fonction. Et telle est la loi.
Louis Sullivan, The Tall Office Building Artistically Considered
Les objets d’usage perdent leurs droits dès qu’on leur inflige ce qui n’est pas exigé par leur usage ; et l’art, qui est cette protestation obstinée contre la domination que les fins exercent sur les hommes, perd lui-même ses droits lorsqu’il est soumis à cette praxis contre laquelle l’art affirme sa prétention [...].
Theodor Adorno, Le fonctionnalisme aujourd’hui
Conditions préalables
Cette étude propose l’esquisse d’une théorie de l’usage pour le design. Comme toute esquisse, il s’agit avant tout de tracer ici les grandes lignes d’un projet en cours dont le dessin et le dessein demandent encore des approfondissements, des ajustements, des corrections, pour construire une théorie consistante et applicable. Pour être formulée, elle nécessite tout d'abord l'explicitation de conditions préalables.
La première condition préalable est l’énoncé du postulat fondamental sur lequel cette théorie de l'usage repose : usage et fonction sont des réalités complémentaires et réciproques formant un couple dynamique dont il faut comprendre les relations à travers les conditions, les phases et les niveaux de l’ensemble formé par l’artefact, l’individu et le milieu. Or, un tel postulat implique quatre refus adressés à nos habitudes de pensée : le refus de la confusion commune entre fonction et usage qui en fait des synonymes désignant la finalité à partir de laquelle on explique l’existence d’un artefact et l’ensemble de ses caractéristiques en dehors de sa genèse et de son expérience ; le refus de l’opposition principielle entre fonction et usage comme alternative à leur confusion, car elle implique de les penser comme des termes donnés dont les relations sont postérieures à leur existence ; le refus du privilège épistémologique de la fonction sur l’usage, selon lequel l’usage est une réalité secondaire et postérieure à la fonction, donc incapable de la modifier ni de l’engendrer ; le refus du double réductionnisme de l’usage à l’utilitarisme et de la fonction au fonctionnalisme qui empêche de comprendre leurs modalités et leurs variations. Cette série de refus appelle une affirmation, celle de la nécessité d’une pensée génétique, relationnelle et scalaire pour penser toute opération1.
La deuxième condition préalable est la précision du contexte général de la théorie de l’usage : c’est celui de la relation humaine à un artefact produit par un être humain. Il ne s’agit donc pas d’une théorie générale pouvant s’appliquer de la même manière à la relation humaine à un objet naturel ni à la relation non-humaine à un artefact (humain ou animal) ou à un objet naturel2. Le choix de limiter l’analyse à la relation humaine à un artefact humain se justifie à double titre : d’une part, la relation humaine à un artefact est la relation la plus courante dans la vie quotidienne (sans en faire son essence ou sa propriété exclusive), même en contexte de numérisation tendancielle de tous les artefacts et la virtualisation des artefacts dans des applications (un appareil et des infrastructures restent nécessaires) ; d’autre part, la relation humaine à un artefact humain est ce qui intéresse le plus souvent le « design », au sens restreint d’une démarche de conception appliquée à des problèmes humains résolus par des artefacts selon une recherche d’adéquation satisfaisante entre la dimension esthétique et la dimension fonctionnelle dans une expérience vécue hors de situations extrêmes. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne signifie pas que cette théorie ne pourrait pas s’appliquer aux cultures animales ou aux interactions entre cultures animales et cultures humaines (elle n’est pas strictement anthropocentrique) ; qu'elle serait exclusivement dédiée aux cultures humaines dans lesquelles le mot « design » a un sens, la discipline du « design » existe de manière autonome, et des « designers » revendiquent un métier et une fonction sociale distincts de celui de l'artiste, de l'artisan et de l'ingénieur3, c'est-à-dire dédiée aux cultures industrielles modernes et occidentales (elle n'est pas éthnocentriste ni modernocentriste) ; qu'elle négligerait les conditions sociales, économiques, politiques et religieuses qui déterminent le rapport entre fonction et usage (elle n'est pas essentialiste) ; et qu’elle serait incapable de rendre compte des situations extrêmes qui viennent interrompre la vie quotidienne (elle n’est pas fondée sur une « normalité » donnée ou vécue subjectivement).
La troisième condition préalable est la définition du domaine et de l’échelle d’analyse : cette approche axée sur l’artefact humain est centrée sur l’artefact produit et manipulable à l’échelle médiane. Mais elle peut concerner des artefacts à l’échelle supérieure comme celle de l’architecture ou à l’échelle inférieure comme celle des objets micrométriques voire nanométriques, bien que l’artefact manipulable à l’échelle médiane soit en quelque sorte le paradigme de cette théorie dans sa première formulation. Pour en éprouver toute la pertinence et surtout la capacité à être transposée, il faudrait donc la tester à d’autres échelles, à d’autres artefacts que des objets directement manipulables tels les images, les signes graphiques, les logiciels, les plateformes numériques, ainsi qu’à d’autres domaines comme ceux des services, des organisations, des politiques publiques, où l’on fait davantage « usage » des personnes que des artefacts. Il faut cependant préciser que tout artefact, dans sa fabrication comme dans son utilisation est une médiation, d’une part en tant que mise en communication de deux ordres de grandeurs auparavant disparates et qui sont plus grands et plus petits que l’artefact considéré, et d’autre part en tant que rencontre entre deux opérations d’individuation techno-esthétiques et psycho-sociales4. Ce qui veut dire que les questions d’échelles et de domaines ne sont pas absolument assignées à des limites données. C’est plutôt la relation entre fonction et usage qui change selon les échelles et les domaines mais qui change aussi les relations entre les échelles et les relations entre les domaines. Il serait ainsi tout aussi intéressant de dépasser le champ même du design en confrontant cette proposition théorique dans le domaine scientifique, éthique et politique ou bien de l’interroger selon les enjeux que le design manifeste, interroge ou intègre dans les usages qu’il permet, facilite, invente.
La quatrième condition préalable est la différence à opérer entre « design » et « art ». Cette différence est traditionnellement pensée comme une opposition principielle fondée sur l’utilité, le design étant par essence et par destination utile alors que l’art est proprement et intégralement inutile5. Selon une telle manière de penser, un objet de design n’existe que pour quelque chose d’autre que lui-même, c’est-à-dire qu’il n’existe que pour satisfaire un besoin identifié, pour résoudre un problème formulé, pour améliorer une situation de la vie quotidienne vécue, la plupart du temps en répondant à une commande. La forme, la matière, les composants, le fonctionnement, n’ont ainsi de réalité que pour satisfaire une utilité prédéfinie qui en détermine et en justifie l’existence comme les modalités de réalisation pratique, tout cela en fonction d'un cahier des charges et d'impératifs économiques. Dans le cas où l’objet de design ne satisfait pas sa vocation utilitaire, il devient un objet esthétique ambigu en étant ni un objet de design au sens plein du terme ni une véritable œuvre d’art (comme une expérimentation libre en attente d’utilité ; comme un gadget dont l’utilité est indéterminée, simulée ou absurde ; comme un objet énigmatique conservé par fantaisie ou destiné au rebut)6. De son côté, l’art est considéré, du moins depuis la modernité post-kantienne, comme une activité essentiellement esthétique, libre de toute nécessité pratique, indépendante de toute détermination économique, sociale et politique. L’art n’est donc utile que par accident, par intérêt, par ignorance. Or, invoquer l’idée que l’art aussi est utile, notamment pour assurer une fonction décorative, pour expérimenter des matériaux et des gestes, pour soigner des maladies mentales, pour donner forme à la connaissance scientifique, pour illustrer une histoire mythologique ou religieuse, pour manifester la puissance d’un souverain, pour sensibiliser à des enjeux sociétaux, pour contrôler ou libérer les esprits, n’est recevable que pour un art « appliqué » qui se différencie alors de l’art véritable, c’est-à-dire de l’art pur, authentique, autonome, séparé. Dans le meilleur des cas, l’art d’avant-garde du XXe siècle a ainsi tenté de « changer la vie » par l’art en le réinscrivant dans la vie réelle tout en restant inassimilable à un art utilitaire (considéré comme extérieur et inférieur). Dans le pire des cas, l’art « véritable » mis au service d’une utilité évidente sera considéré comme détourné, instrumentalisé, voire dévoyé de sa vocation sans cesse reformulée par la philosophie occidentale : imiter la nature selon des règles pour produire la beauté, cultiver les facultés de l’esprit en vue de la communication sociale, manifester sensiblement l’Idée, dévoiler la vérité, etc., quitte à nier la matérialité de l’oeuvre, la situation de sa rencontre sensible, la réalité économique et sociale de la pratique artistique comme de la réception. Considérer qu'il existe deux régimes d’utilité relativiserait l’opposition principielle mais ne la supprimerait pas si cela signifie qu'il y aurait : d'une part un régime supérieur d'utilité correspondant aux finalités morales, religieuses, politiques que l’art véritable pourrait revendiquer sans aliénation de sa nature ni trahison de sa vocation spirituelle ou historique ; et d’autre part, un régime inférieur correspondant aux finalités pratiques de la vie ordinaire que seul l’art appliqué, l’art décoratif, l’art utilitaire pourrait assumer ou que l’on pourrait reconnaître comme accidentelles dans l’existence concrète des oeuvres.
Cette position fondée sur l’utilité du design et l’inutilité de l’art est donc problématique, parce qu’elle repose sur un essentialisme qui laisse croire que l’on pourrait abstraire l’art de ses conditions d’existence concrète et que l’on pourrait à coup sûr différencier l’art du design7. Or, l’art n’existe qu’en situation, plus précisément il est art selon une situation qu’il ouvre et qu’il révèle en s’inscrivant en elle. Et c’est à partir de cette situation qu’une rencontre est possible et qu’un monde s’ouvre comme monde de l'œuvre ; ce monde n’étant jamais un monde préexistant et indépendant de la situation où il se présente selon l'œuvre (depuis et à travers elle). Par ailleurs, l’art moderne et contemporain ont produit nombres d’oeuvres qui recrutent des objets utilitaires pour les présenter tels quels ou pour les détourner de leur utilité initiale, comme ont pu le démontrer les pratiques de collage, de ready-made, d’associations surréalistes ; ou plus encore à travers des oeuvres nécessitant une prise en main, l’activation d’un dispositif, une participation concrète pour que l’oeuvre puisse « fonctionner » comme œuvre d'art. Réciproquement, le design a lui aussi joué avec les limites de l’utile et de l’inutile dans le mobilier comme a pu le faire le groupe Memphis dans les années 1980. Quant aux objets de design devenant inutiles par leur muséification, il n’ont que l’allure d’une pseudo-sculpture par neutralisation de l’usage selon une sacralisation à vocation de conservation pour le musée et de distinction sociale pour le collectionneur. Une théorie de l’usage consistante et applicable ne peut donc s’établir a priori sur l’opposition principielle et de l’utile et de l’inutile, qui est à la fois occidentale, moderne, essentialiste et réductrice même limitée au domaine du design.
Une fois les conditions préalables énoncées, cette esquisse d’une théorie des usages d’abord centrée sur l’artefact, est ensuite confrontée à la question de la pratique, à savoir la manière avec laquelle l’usage devient un mode d’existence à proprement parler où les artefacts ne sont plus seulement des objets amovibles et disponibles mais des éléments et des agents de l’individuation psycho-sociale des usagers devenant des praticiens. Finalement, la question cruciale à notre époque de l’« usage » du monde - aussi bien de son usure, de son mésusage voire de son abus -, est posée en vue de proposer, dans une dernière esquisse, un design écosocial pour un « bon usage » du monde.
1. Les quatre modalités relationnelles entre usage et fonction
Les quatre modalités présentées ci-dessous sont à considérer sous la forme d'un spectre dont les transitions peuvent, sous certaines conditions, apparaître comme des discontinuités voire des exclusions, sans que la continuité ne soit toutefois réellement abolie.
1.1 Usage intra-fonctionnel
Cette première modalité relationnelle consiste en l’accord entre la fonction et l’usage. Par « accord », il faut entendre une continuité forte entre la fonction et l’usage. Dans cette première modalité, il y a adéquation, synergie et même prolongement de la fonction par l’usage. La fonction, déterminée par la structure et l’organisation coordonnée de ses éléments ou de ses composants, est à la fois un point de départ et un résultat. C’est un point de départ pour l’usage qui le prolonge et c’est un résultat car elle est issue d’une fabrication ou plutôt d’une genèse qui est définie par la résolution d’un problème dans une situation donnée et selon un ensemble de schèmes techniques, de lois naturelles, de potentiels et d’énergie disponible au sein de la situation. La fonction, en ce sens, doit être définie comme la résolution d’un problème selon une structure stable actualisant des potentiels en transmettant des schèmes dans un ensemble d’éléments cohérents. La fonction comme résultat stabilisé dans une structure n’est pourtant pas totalement fixe. C’est plutôt une activité structurelle car des déformations sont possibles, des tensions dynamiques la maintiennent dans sa cohérence et des potentiels sont présents et peuvent être actualisés dans une nouvelle situation problématique ; mais aussi et surtout être actualisés par l’usage (intra-fonctionnel)8. Une fonction n’est donc pas un usage prédéfini, c’est une activité structurellement définie à partir d’un problème technoesthétique identifié. Il est à cet égard plus juste de parler de « fonctionnement », en tant que processus issu d’une évolution et mettant en relation des éléments plutôt que de fonction comme étant quelque chose d’antérieur, d’extérieur et de transcendant à l’objet produit9.
Lorsqu’il y a usage intra-fonctionnel, il y a actualisation directe de la fonction sans écart important avec elle. L’usage pris en ce sens est une activité qui prolonge une autre activité qui lui est antérieure et qui la détermine. Elle n’est pas une répétition de l’activité fonctionnelle mais une actualisation de la solution dont l’activité fonctionnelle est la manifestation directe. D’un autre point de vue, l’activité fonctionnelle est aussi complétée par l’activité d’usage, au sens où elle reste partiellement ou totalement en puissance sans elle, car l’activité d’usage suppose des adaptations de l’esprit (connaissances et intuition) et du corps de l’utilisateur (posture et gestes), et des réglages de l’artefact (outil ou machine) qui n’est pas complètement lui-même sans cette relation. Il y a en ce sens un couplage de l’utilisateur et de l’artefact à travers l’activité d’usage (couplage qui peut rétro-agir sur le fonctionnement pour son amélioration pendant ou après l’opération). Même dans le cas extrême de l’automatisation d’une machine où la marge d’intervention de l’utilisateur est limitée, il reste toujours une part d’activité d’usage pour en assurer la continuité du fonctionnement et l’intégrité structurale (démarrage, alimentation en matière consommable, entretien, réparation) ; le risque étant dans ce cas de l’automatisation que le prolongement par l’utilisation soit un conditionnement, donc une automatisation de l’utilisateur par la division du travail, la fragmentation des tâches et la mesure du temps passé, comme cela s’impose sur les chaînes de montage de l’industrie moderne construites sur le principe du rationalisme fonctionnaliste10, et plus largement dans la plupart des aspects de la vie quotidienne depuis l’instauration du fonctionnalisme domestique et plus récemment du contrôle algorithmique de nos existences11.
Par définition, l’usage intra-fonctionnel ne produit pas de dysfonctionnement, d’usure excessive ni de destruction. Il y a respect de l’intégrité structurelle et monovalence actionnale. Plus les objets sont complexes dans leur fonctionnement, ou plus ils présentent des risques pour les utilisateurs, et plus l’usage intra-fonctionnel est requis. Dans les cas de ce type, la connaissance du fonctionnement est donc primordiale, ce qui nécessite une sensibilisation, une formation et une certaine précision dans l’action réalisée par l’utilisateur. Le plus souvent, elle peut être suggérée voire conduite par des éléments structurels (entrée et sortie, fenêtre d’accès, sens de rotation, etc.), des éléments de commande (manettes, leviers, boutons, écrans, etc.) et des éléments d’information (flèches, voyants, contrôleurs, alarmes, instructions, etc.).
Mais sans une connaissance approfondie, pour certains artefacts simples, l’usage intra-fonctionnel est possible par des relations d’analogies avec d’autres usages connus (perception et action cohérentes en lien avec une connaissance acquise et rappelée) ou avec l’effet de suggestion de l’usage par la forme, c'est-à-dire par la relation structurelle d'action opportune (affordance)12. Par exemple, un ustensile comme le bol se donne immédiatement comme un contenant à saisir les deux mains semi-ouvertes doigts serrés, pour le porter à la bouche, grâce à son diamètre proche de celui du visage, à la courbure de son bord, à la finesse de son col ; l'ensemble rappelant les deux mains réunies en creux pour boire. Pour un outil comme la hache de bucheron, le manche, par son arrondi ovoïde, par sa courbe et sa contre courbe sur la partie inférieure, par l'orientation du tranchant de la tête et son poids qui l'incline vers le bas, appelle ainsi une saisie par les mains décalées qui se placent spontanément au bon endroit, et donne aussi l'impulsion du geste avant même toute opération de coupe. Pour un meuble comme un tabouret, l'assise plane, à hauteur du corps genoux plus ou moins fléchis, avec un ou plusieurs pieds donnant l'impression de solidité suffisante pour supporter le poids du corps, suscite la position de repos comme le tronc couché ou le rocher stable peuvent le faire. Le design intègre ces affordances et analogies dans sa démarche de conception pour produire des usages intra-fonctionnels satisfaisants sur le plan ergonomique (plaisir sensoriel et kinesthésique du maniement, efficacité du geste, pertinence du résultat de l'action).
1.2. Usage para-fonctionnel
Cette seconde modalité relationnelle consiste en un jeu entre la fonction et l’usage. Par « jeu », il faut comprendre un écart concret pris au sens d’une non-coïncidence parfaite et d’une marge d’indétermination relative. L’usage para-fonctionnel est plus précisément un spectre de discontinuité borné par les valeurs limites que sont l’usage intra-fonctionnel et l’usage extra-fonctionnel. Dans l’usage para-fonctionnel, la structure reste inchangée et le fonctionnement n’est pas directement altéré. La fonction peut être prolongée sur une dimension mais non pas sur toutes. Cet usage peut se faire soit en connaissance de la fonction soit en ignorance relative de la fonction (au sens de partiel ou postulée par analogie). En situation de connaissance fonctionnelle, c’est un prolongement différentiel ou un détournement non destructif. L’artefact par cet usage para-fonctionnel devient momentanément un « en tant que » et non pas ce qui doit être par définition en adéquation parfaite avec un « en vue de » initial. La forme peut le suggérer et la structure le supporter sans dommages13. Le manche en bois d’un outil peut ainsi être pris en tant que mélangeur pour un liquide à homogénéiser comme une peinture laissée au repos ou permettre l’identification sensorielle de la composition structurelle d’un mur en tapant à petits coups sur la surface avec l'extrémité du manche de l’outil.
L'usage para-fonctionnel peut toutefois être d'emblée limité voire proscrit avec les artefacts complexes. La complexité de l’artefact tend en effet à imposer un strict usage intra-fonctionnel et donc exclure une grande partie des usages para-fonctionnels. On peut le constater dans la plupart des appareils électroniques qui sont souvent très fragiles et donc plus exposés à un dysfonctionnement par usage para-fonctionnel qui engage la structure. Il existe toutefois des versions renforcées des appareils comme les smartphones, tablettes et ordinateurs qui résistent bien mieux à des usages para-fonctionnels, même si ces protections servent avant tout à préserver un usage intra-fonctionnel en situation « extrême » (pluie, froid, chaleur, corrosion). Ceci étant dit, l’usage para-fonctionnel est sans doute le plus courant dans la vie quotidienne où les relations avec les artefacts se font la plupart du temps dans une ignorance relative du fonctionnement, dans la mesure où cette relative ignorance n'empêche pas la saisie, le fonctionnement et la satisfaction quant aux effets attendus. Le design intègre cet usage para-fonctionnel dans sa démarche de conception puisque la plupart des artefacts produits industriellement sont considérés comme devant être simplifiés pour les rendre plus commodes et éviter ainsi à l'utilisateur des efforts intellectuels ou physiques « inutiles », ce qui incite donc à un usage para-fonctionnel plutôt que strictement intra-fonctionnel.
1.3. Usage extra-fonctionnel
Cette troisième modalité relationnelle à l’artefact consiste dans une séparation entre la fonction et l’usage. Il y a dans ce cas une discontinuité forte voire totale entre les deux. Cette activité peut se faire, elle aussi, en connaissance ou en ignorance de la fonction. Mais même en connaissance de la fonction, celle-ci est mise entre parenthèses pour se libérer dans l’action de son actualisation et de sa contrainte. La fonction n’est donc plus prolongée par l’activité d’usage. Seule la structure est conservée comme support, médiation, véhicule disponible pour l’usage extra-fonctionnel. L’artefact devient un « en tant que » strict et permanent ou plus durable que celui de l’usage para-fonctionnel.
Cette activité particulière est un détournement direct et complet, le plus souvent non destructif, qui ne peut pas révéler la fonction initiale ou seulement par hasard. La forme peut également suggérer l’usage extra-fonctionnel comme elle suggérait l’usage para-fonctionnel, mais sans lien avec la fonction et uniquement sur des saillances structurelles et des projections analogiques en rapport avec le corps, l’éducation et la culture de l’utilisateur. L’usage extra-fonctionnel est aussi assez courant dans la vie quotidienne comme lorsqu'on utilise une pièce mécanique comme presse-papier ou lorsqu'on utilise un pot de fleur comme niche à oiseaux. Il est toutefois marqué par deux limites : la première est l’usage contra-fonctionnel destructif par provocation, ignorance ou volonté d’émancipation, et la deuxième l’usage intra-fonctionnel interdit par le conditionnement et/ou les composants de sécurité, les conditions de garantie...
À cet égard, le design mercantile est un agent de l'usage extra-fonctionnel en ce qu'il limite l'accès visuel, manuel et cognitif par des formes sans lien avec la technicité, par des carénages sans réelle valeur de protection, par des éléments indémontables, par un halo de pseudo-scientificité qui dissuade la recherche de connaissance et la capacité d'entretien, de réparation et d'amélioration. Plus cette limitation est grande et plus l'utilisateur passe ainsi d'un usage intra-fonctionnel à un usage para-fonctionnel puis à un usage extra-fonctionnel ; et dans le pire des cas, il passe à un usage contra-fonctionnel motivé par l'ignorance et le rejet. Ce processus est renforcé par l'obsolescence intégrée14 à laquelle le design mercantile participe directement dans ses trois formes : obsolescence technique (inutilité fonctionnelle par perte de fonctionnement), obsolescence commerciale (inutilité économique par perte de profit) et obsolescence culturelle (inutilité symbolique par perte de signification). L'obsolescence complète est la convergence des trois formes, c'est-à-dire le moment où il disparaît du monde humain.
1.4. Usage contra-fonctionnel
Cette quatrième modalité relationnelle à l’artefact consiste dans une opposition entre la fonction et l’usage. Elle se caractérise par une discontinuité majeure avec la fonction et une incohérence structurelle destructive. L’usage est dans ce cas une activité essentiellement négative. En ignorance de la fonction, l'usage contra-fonctionnel est un simple recrutement de matériau15 disponible pour produire un artefact sans rapport avec l'artefact initial. Cette ignorance de la fonction peut venir d'une usure majeure qui la rend inaccessible ou d'une absence totale du savoir disponible.
En connaissance de la fonction, l’usage contra-fonctionnel a pour finalité de mettre en état de dysfonctionnement l’artefact, par des motifs non techniques d’ordre économique, politique, écologique ou symbolique. Arrêter, démonter, déconstruire, détruire, peuvent ainsi être en lien avec des motivations diverses qui peuvent parfois converger comme dans la décroissance économique en période de récession voire de dépression, la destruction d’équipements durant la guerre, le démantèlement d’installations polluantes, le sacrifice d’artefacts dans un rituel d’initiation ou de diabolisation (sacré ou profane).
Dans le premier cas, le design se réduit à un acte de récupération pour exploiter des matériaux disponibles dont seules les propriétés matérielles et les économies d'extraction de ressources sont considérées. Mais il est alors indispensable de connaître les propriétés des matériaux récupérés et les conséquences de leur remise en production sous peine d'engendrer un usage contra-fonctionnel du corps et du milieu, c'est-à-dire de dégrader la santé humaine et celles des autres êtres vivants. Dans le deuxième cas où la fonction est connue, le design peut être décisif dans la méthodologie d'enseignement des techniques, dans la mise en œuvre de filières à partir de gisements de ressources secondaires, voire dans la réorganisation à grande échelle de la société pour sortir du productivisme, du consumérisme et de l'accumulation infinie des déchets.
2. Usure et inutilité
Tout usage produit une usure. L'usure est traditionnellement comprise comme étant un processus de perte qui engendre une privation d'usage et finalement une disparition de l'artefact. L'usure produit ainsi une perte de forme (aplatissement des angles et creusement des surfaces, enfoncements, griffures, ternissement solaire, voilement, tâches, etc.), une perte de matière (en qualité et en quantité), une décohésion structurale progressive (accentuation d'un jeu entre les pièces), une saturation des potentiels d'usage, une ignorance progressive de la finalité et du fonctionnement de l'artefact (affordance négative).
Pour un usage intra-fonctionnel, l'usure paraît avant tout négative et doit être le plus possible empêchée pour que la cohérence entre fonction et usage puisse se maintenir le plus longtemps possible. Mais l'usure, si elle ne vient pas d'une méconnaissance, fait partie du fonctionnement normal de l'artefact. Il y a toujours fortement, échauffement, déformation, corrosion, par l'exposition aux facteurs physico-chimiques du milieu, par la prise en main répétée, par le travail des pièces en mouvement, par les erreurs d'un calculateur, par les limites de la connaissance, etc. L'entretien des artefacts participe du ralentissement de l'usure mais ne peuvent pas l'annuler absolument. L'idéal pour un artefact étant d'avoir des éléments structurels les plus durables possibles, des pièces d'usures disponibles et faciles à remplacer, donc d'être un objet ouvert à l'entretien et à la réparation. Comme cet idéal n'est pas réalisable par définition, l'usure a lieu et elle a tendance à produire au fur et à mesure des usages para-fonctionnels et extra-fonctionnels ou à renforcer leur occurrence lorsqu'ils sont déjà activés. Cette usure issue d'un usage respectueux de la fonction, et donc de la technicité, participe plus positivement d'un attachement psycho-social à un métier, à un loisir, à une culture, à une lignée d'utilisateurs. L'usure est alors un processus d'enregistrement des usages formulant l'exigence d'un entretien pour que cet usage se perpétue et forme une tradition. Par ailleurs, l'invention est un acte qui peut avoir pour finalité de supprimer une usure due au fonctionnement normal et suscité par lui : elle produit alors un « perfectionnement mineur » résolvant les conflits internes à l'origine de l'usure (dans un moteur par exemple grâce à un système de refroidissement ou à une meilleure résistance des matériaux constituant les pièces en mouvement)16.
Pour l'usage para-fonctionnel, il est par définition plus propice à l'usure, dans la mesure où il s'ajoute à l'usure normale du fonctionnement de l'artefact. Certes, l'altération produite par l'usage para-fonctionnel ne met pas directement en péril le fonctionnement, mais elle peut atteindre des éléments de la structure qui pourrait exposer davantage le fonctionnement à une usure prématurée. Par exemple, lorsque l'on utilise de manière répétée un tournevis pour ouvrir une boîte en fer, la tête du tournevis peu finir par s'ébrécher au point de ne plus rentrer dans la tête fraisée d'une vis ; mais cela peut aussi lui assigner désormais cette seule fonction. De même, user d'une chaise en tant qu'escabeau peut finir par ouvrir des failles dans le sens des fibres du bois au niveau du point de pression exercé sur l'assise par les pieds et condamner peu à peu son usage comme chaise. Cependant, l'usage para-fonctionnel peut actualiser des potentiels structurels au-delà de l'usure et ouvrir le chemin de l'invention comme pour la chaise-escabeau qui combine en un seul meuble les deux fonctions.
Pour l'usage extra-fonctionnel, l'usure devient un point de départ. C'est un point de départ car la séparation de la fonction et de l'usage n'intègre pas la fonction et son devenir. S'il y a usure de la fonction, elle est indifférente à l'usage extra-fonctionnel. D'une certaine manière, l'usure est la condition de l'usage extra-fonctionnel volontaire car cet usage relève davantage d'un détournement, d'un réemploi, d'une réutilisation qui suppose un fonctionnement altéré voire même absent. La charrette ancienne, soit irréparable soit devenue obsolète, est ainsi utilisée comme pot de fleur pour garnir un rond-point dans la campagne ou agrémenter un jardin en évoquant l'« ancien temps » et les pratiques agricoles disparues des villages. L'usage des chevaux de trait comme chevaux de cirque ou de concours d'élevage est un usage extra-fonctionnel qui se fonde sur l'usure sociale du cheval de trait qui n'a plus sa place dans les champs après la mécanisation industrielle du travail agricole.
Pour l'usage contra-fonctionnel, il n'y a pas vraiment d'usure spécifique puisque cet usage est destructif et s'oppose au fonctionnement comme tel. L'usure n'apporte ici ni ralentissement du fonctionnement, ni altération de l'apparence, ni appropriation par détournement, ni attachement affectif par la patine déposée avec le temps. L'artefact est usé en une seule fois si l'on peut dire, étant donné que l'usage contra-fonctionnel peut concerner un artefact neuf ou encore fonctionnel et réparable (à cet égard, l'usage unique bien que intra-fonctionnel des objets de consommation jetables est aussi contra-fonctionnel par vénalité niant la technicité) ; et c'est pour une raison extrinsèque à son existence qu'il est mobilisé en vue de disparaître ou de devenir tout autre chose (comme c'est le cas dans certains types de recyclage lorsqu'on transforme le PET d'une bouteille d'eau minérale en microbilles pour former des fils de laine polaire et réaliser des vestes à haut pouvoir thermique ; ce qui n'est pas le cas du verre qui est recyclé pour faire du verre et le plus souvent pour produire les mêmes artefacts).
Quoi qu'il en soit, une fois l’usure complète atteinte, c’est l’inutilité qui exhibe l’utilité perdue en la cryptant sous la forme d’un artefact énigmatique. Il se présente alors soit comme une structure mise à nu, soit comme une forme émoussée qui suggère un usage ancien sans permettre de redonner une cohérence à l’ensemble formé par l’artefact et l’utilisateur (à travers un geste par exemple)17. L’inutilité peut cependant ouvrir à une nouvelle utilité, celle de la relation symbolique à l’artefact du passé, replacé, quand c’est possible par l’histoire et l’archéologie, dans une chaîne évolutive d’artefacts liés les uns aux autres par des schèmes et surtout par des usages. Dans les musées, les artefacts inutiles et le plus souvent inutilisables (cassés, fragiles, etc.), sont utiles symboliquement et fonctionnent en tant qu’exemple d’une série, d’une situation, d’une culture, d’une époque. Hors des musées, les artefacts inutiles sont des supports et des vecteurs de transmission de la mémoire individuelle, familiale, traditionnelle, sous la forme d’un souvenir qui reste vivace tant que les affects et les connaissances sont actualisés par le récit. Leur fonction nouvelle est alors celle de la médiation psychosociale à travers l’espace et le temps ; ils sont comme les nœuds d’un réseau de significations partagées pouvant être réinvestis et exceptionnellement remis en invention.
Cette « nouvelle » fonction symbolique peut aussi être à l’origine de l’artefact et non pas résulter de l’usure complète, comme c’est le cas des oeuvres d’art ou de certains objets de design volontairement conçus sans fonction définitive et dont la fonction est déterminée par l’usage (lequel ne sera donc pas un usage intra-fonctionnel par définition comme chez Sottsass ou Charpin). La situation la plus courante pour les artefacts symboliques comme les oeuvres d’art, est un usage intra-fonctionnel de type esthétique ou para-fonctionnel de type décoratif ou politique, et plus rarement un usage contra-fonctionnel, même si l’intégration d’éléments symboliques anciens suite à la destruction volontaire d’un monument peut conserver une fonction symbolique négative, et que des propositions artistiques consistent dans l'autodestruction de l'oeuvre d'art comme Tinguely a pu le faire avec Hommage à New York en 1960.
3. Invention d’usages
En général, l’invention est considérée avant tout comme étant opposée à l’usage. L’invention n’est pas l’usage, parce qu’elle lui est antérieure et le détermine. L’invention n’est pas l’usage parce qu’elle est fonctionnelle par essence et utilitaire par accident. On distingue parfois l’invention de l’innovation en affirmant que l’invention répond à un problème technique alors que l’innovation résulte d’un usage économique de cette invention au sein de la société. Parler ainsi d’une invention d’usage serait, soit contradictoire, soit métaphorique. Pourtant, comme on vient de le voir avec l’étude des quatre modalités relationnelles, l’invention est d’une part prolongée dans l’usage, surtout quand il est intra-fonctionnel ; et d’autre part l’usage peut susciter l’invention quand il est para-fonctionnel et plus rarement extra-fonctionnel. Par la connaissance du fonctionnement et le jeu qu’introduit l’usage, une invention devient possible, à partir du moment où l’activité est prise dans une situation problématique ou qu’un usage précédent peut être mobilisé comme solution ou élément de solution du problème à résoudre. Le rôle de l’usage dans une situation d’échec, de dysfonctionnement, d’erreur, peut aussi être décisif et faire surgir une invention contre toute attente : car elle impose une recherche des raisons du hiatus entre l’intention et la réalisation afin de retrouver une situation normale, ou elle provoque plus rarement une bifurcation ouvrant le chemin vers une trouvaille surprenante (comme en cuisine pour la tarte Tatin ou les bêtises de Cambrai).
L’invention par l’usage est sans doute plus difficile à identifier mais elle semble être une finalité ou un élément méthodologique spécifique de la démarche de design. L’observation et l’analyse des usages est ainsi un élément quasi incontournable de la situation ou du contexte du problème à résoudre par le design18. Il est moins fréquent que l’expérience de l’utilisateur, une fois le projet réalisé, soit analysée à son tour pour effectuer un retour sur invention par les usages afin de corriger tel ou tel aspect du projet. C’est pourtant là un enjeu considérable, surtout lorsqu’il y a un enjeu technique d’obsolescence accélérée, un enjeu social d’autonomie ou un enjeu écologique de restauration de l’équilibre dynamique d’un écosystème ou un enjeu de cohérence dans le cycle de vie de l’artefact (conception, production, utilisation, destruction, valorisation). En ce sens, un renversement de l’usage vers la forme et la fonction est possible.
L’invention en design peut ainsi être une invention inversée qui ne consiste pas à résoudre un problème fonctionnel pour induire des usages adaptés, mais à induire - ou plutôt à transduire - des fonctions par des analyses d’usages ou des intuitions d’usages. Ces intuitions d’usages sont des analogies de rapports opératoires et non pas des identités de rapports fonctionnels comme celles que mobilisent les ingénieurs. Faire usage devient ainsi une expérimentation, même sous la forme d’une anticipation mentale d’usages virtuels, pour susciter une fonction ou un artefact ouvert à ces usages. Un artefact est en quelque sorte parfait lorsqu’il réalise le couplage d’une invention fonctionnelle et d’une invention d’usage, que l’une et l’autre se co-déterminent, entrent en résonance, forment une réalité complémentaire. L’artefact devient à travers l’activité synergique du fonctionnement et de l’usage, un symbole ayant sens dans une culture au-delà des intentions et des motivations qui ont présidé à son existence.
4. Usage et pratique
L’invention d’usage est cependant rarement couplée avec l’invention fonctionnelle. Pour que ce couplage existe concrètement, il faut que l’usage devienne une pratique. La pratique n’est pas l’opposé de l’usage. La pratique est un usage en connaissance qui structure la conduite d’un individu couplé à un milieu. Ce n’est pas seulement une habitude, au sens d’une activité mécaniquement répétée devenue par là une « seconde nature ». C’est une opération, une opération d’individuation à la fois psychique et sociale médiatisée par l’artefact, c’est-à-dire à travers lequel le rapport entre soi et les autres s’opère.
La pratique n’est pas pour autant l’installation dans un rôle social prédéfini qui donnerait le sentiment d’être à sa place et d’être utile à la société pour cette raison. La pratique à travers l’artefact n’est pas en cela une adaptation, elle est plutôt une invention de soi avec les autres à travers la pratique. La pratique est instauratrice et instituante, elle n’est pas usage du donné (elle peut même être conflictuelle comme dans la pratique militante). Dans le même sens, l'artefact médiateur n’est pas un prétexte mais l’intermédiaire concret et le symbole de la relation à soi et aux autres (tel l’instrument de musique pour l’orchestre et le public ou le ballon dans les sports collectifs). C’est par la pratique selon une médiation assurée par l’artefact que l’ordre de grandeur de l’individu et l’ordre de grandeur de la société deviennent compatibles, et lorsque l’individu s’excepte du groupe ou que la société s’effondre, l’artefact reste un symbole partageable dans certaines conditions (accès, compréhension, appropriation).
Les amateurs investissent ainsi les artefacts médiateurs dans leurs pratiques pour les infinitiser, dans le temps, dans l’espace, et dans leurs relations sociales. Ils rayonnent à partir de lui et selon lui dans la pratique. C’est pourquoi ils cherchent à connaître l’objet de leur « amour », à le préserver, à l’entretenir, à le réparer et parfois à le réinventer. Le risque de l’amatorat dans le dévouement à l’artefact, est l’adoration irrationnelle et la préférence exclusive qui isole du reste du groupe ou de la société. L’autre risque est l’intoxication aliénante qui détruit le désir en le réduisant à une pulsion incontrôlable et destructrice. C’est ce que la publicité cherche à faire par le contrôle des motivations, par l’habituation mécanique et par la falsification des usages en plaquant de fausses valeurs à l’artefact par l’imposition d’un halo de sacralité. Le contrôle du consommateur par son profilage individualisé via des algorithmes est ainsi tout sauf une construction de pratiques, c’est un mésusage anti-social en même temps que contra-fonctionnel qui provoque une usure psychosociale produisant in fine démotivation et isolement. Chercher à instaurer des pratiques à travers des inventions d’usages couplées à des inventions fonctionnelles est en cela une démarche de lutte contre le marketing et son zélé serviteur le design mercantile.
5. Du bon usage du monde
Dans une société avant tout vouée à l’utilitarisme, nous manquons de pratiques pour un « bon usage du monde ». Mais cette expression de « bon usage du monde » peut induire en erreur19. Le monde n’est pas à notre disposition. Il n’est ni un objet ni un artefact déjà là que l’on pourrait saisir, mobiliser et en tirer profit pour notre bien. Le bon usage du monde ne peut donc pas signifier employer avec efficacité un ensemble de matériaux, un stock d’énergie, une réserve de nourriture, une population corvéable pour satisfaire les besoins et les intérêts d'une partie ou de la totalité. Considérer le monde comme ce qui est à exploiter et seulement à exploiter pour le bien humain (le plus souvent pour le bien de la classe dominante), est un mésusage du monde ou plutôt un mésusage de ce qui n’est même pas un « monde ». Le bon usage du monde commence par la prise de conscience que le monde n’est pas à notre disposition, qu’il n’est pas à exploiter, qu’il n’est pas l’instrument de notre destin, de notre vocation, de notre existence humaine. Rien dans le monde en tant que monde n’est à notre service ni ne doit être asservi.
Le monde est le sens de la relation entre l’humain et le milieu, c’est-à-dire de leur couplage qui est une co-détermination, une interdépendance, une co-évolution. Le « milieu » en question n’est pas le milieu humain ou le milieu humanisé par l’activité d’en user. Il est un système complexe de milieux. Il est plus précisément la rencontre au sein d’un système dynamique et ouvert de milieux humains (techniques et symboliques) et de milieux naturels (physiques, chimiques et biologiques). Ce milieu complexe, multidimensionnel et divers, est le milieu à travers lequel l’humanité se signifie comme « monde » et plus encore comme diversité de mondes (au cours du temps historique et à travers l’espace géographique). Faire bon usage du monde est alors l’expression concrète du sens du monde, c’est-à-dire l’activation éco-techno-symbolique de la réalité dans sa diversité20.
Pour le dire en une formule : faire bon usage du monde, c’est être « bon » avec le monde. Cette bonté est un engagement, au sens où c’est à la fois un renoncement au mésusage du monde, à l’usage contra-fonctionnel du monde si l’on peut dire de manière analogique (sachant que le monde, même à notre époque de l'Anthropocène n’est pas totalement devenu un artefact technosphérique), et une recherche autant qu’une lutte pour que le monde reste non seulement bon pour nous, mais aussi bon pour les autres vivants. Si le monde est bon pour nous parce que nous sommes bons avec lui, alors notre usage du monde est une joie qu’il faut entretenir et partager par la pensée et par le soin21. Il nous apparaît alors non plus comme un monde en soi ni comme un monde pour nous, mais comme un monde des mondes, un monde qui exprime sans les unifier dans une totalité finie la diversité entrelacée des mondes humains et autres qu’humains.
Le design, s’il est un « bon design », est un design bon pour le monde, c’est-à-dire un design bon pour l’entretien de la diversité irréductible des mondes. C’est donc un design écosocial22, un design situé, réflexif et critique, un design irréductible au fonctionnalisme comme à l’utilitarisme, à l’écologisme comme au technocratisme.
Bibliographie
ADORNO Theodor W., « Sur quelques problèmes du fonctionnalisme aujourd’hui », in Revue Raddar n°1, dossier « fonctions », Lausanne, 2019, p. 19-53
BERQUE Augustin, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009
BROGLIE De Louis, La physique nouvelle et les quanta, Flammarion, 1993
BITBOL Michel, Pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, 2010
DENIS Jérôme et PONTILLE David, Le soin des choses. Politiques de la maintenance, Paris, La Découverte, 2022
DENIS Michela et MANGANO Dario, « Quando è design / When is design / Quand c'est du design », in revue Ocula 24, vol. 21, Octobre 2020 (https://www.ocula.it/rivista.php?id=36)
DUHEM Ludovic, « Entrer dans le moule. Poïétique et individuation chez Simondon », in Formes et forces. Topologies de l’individuation, Deleuze, Simondon, revue La Part de l’OEil, numéro 27-28, Bruxelles, 2013
DUHEM Ludovic et RABIN Kenneth (dir.), Design écosocial. Convivialité, pratiques situées et nouveaux communs, it : éditions, Fauconney-et-la-mer, 2018
DUHEM Ludovic, « Bestia fecit. Prolégomènes à une techno-esthétique animale. »,in Revue philosophique de la France et de l’étranger, dossier « Animalités », n°3, Juillet-Septembre 2019, p. 349-364
DUHEM Ludovic, « Le réalisme des relations esthétiques. Prolonger Simondon », in Cyril Crignon, Wilfried Laforge et Pauline Nadrigny (dir.), L’écho du réel, Milan, Mimèsis, 2021, p. 355-376
DUHEM Ludovic, « La fabrique du nouveau. Genèse et histoire de l’invention d’après Simondon », in BAUDRY Jérôme, BLANC Jan, HILAIRE-PEREZ Liliane, RATCLIFF Marc, WENGER Sylvain (dir.), Produire du nouveau? Arts - techniques - sciences en Europe (1400-1900), Paris, CNRS Éditions, 2021, p. 293-313
FINDELI Alain, « Entre ou par-delà art et science : le design ? », in M. Goyon, F. Dahlem, B. Guy ASLC. Quatrièmes ateliers sur la contradiction, Lyon, Presse des Mines, 2017, pp. 135–144
FRIEDMANN Georges, Où va le travail humain ? , Paris, Gallimard, 1951
GIBSON James Jerome, Une approche écologique de la perception, Dehors, 2014
GOODMAN Nelson, « Quand y a-t-il art? », in Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, (1992), 2006, p. 87-105
HEIDEGGER Martin, Être et temps, Paris, Gallimard, (1986), 2005
HEIDEGGER Marin, « L’origine de l’oeuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, (1962), 2001
INGOLD Tim, Machiavel chez les babouins. Pour une anthropologie au-delà de l’humain, Paris, Asinamali, 2021
LAFITTE Jacques, Réflexions sur la science des machines, Paris, Vrin, 1932
LARRÈRE Catherine et LARRÈRE Raphaël, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Flammarion, 2009
LATOUCHE Serge, Bon pour la casse, les déraisons de l’obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015
LESTEL Dominique, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001
LONDON Bernard, L’obsolescence programmée des objets, Paris, Allia, (1932), 2019
LUYAT Marion et REGIA-CORTE Toni, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », in L'année psychologique, 2, vol. 109, 2009
MARGOLIN Victor, World History of Design. Prehistoric Times to World War I, Bloomsbury, 2017
NORMAN Don, Le design des objets du quotidien, Paris, Eyrolles, 2020
PACKARD Vance, L’art du gaspillage, Calmann-Lévy, 1965
SÈVE Bernard, Les matériaux de l'art, Paris, Seuil, 2024
SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, (1958), 1989
SIMONDON Gilbert, Imagination et invention (1965-1966), Paris, PUF, 2014
STIEGLER Bernard, Économie de l'hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris, Mille et unes nuits, 2005
STIEGLER Bernard, Qu’appelle-t-on panser? 1. L’immense régression, 2018
STIEGLER Bernard, Qu’appelle-t-on panser? 2. La leçon de Greta Thunberg, Paris, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2020
TUFANO Antonella, Vers un design des milieux. Métamorphoses contemporaines des projets et leurs territoires, Paris, Hermann, 2024
-
Cette pensée est un prolongement critique de celles de Gilbert Simondon, d’Augustin Berque et de Bernard Stiegler. Elle suppose aussi un dialogue avec la « technologie », la « praxéologie », les théories de la conception et de la créativité, l'ergonomie, et l’histoire de l’utilitarisme philosophique comme de l'histoire du fonctionnalisme techno-esthétique en design. ↩
-
Sur ce sujet, voir notamment Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001 ; Tim Ingold, Machiavel chez les babouins. Pour une anthropologie au-delà de l’humain, Paris, Asinamali, 2021 ; et Ludovic Duhem, « Bestia fecit. Prolégomènes à une techno-esthétique animale. », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, dossier « Animalités », n°3, Juillet-Septembre 2019, p. 349-364. ↩
-
Il faut cependant préciser que le designer, selon les époques, les théories et les pratiques, est différencié, rapproché ou assimilé tantôt à l'artiste (design comme démarche de création), tantôt à l'artisan (design comme art appliqué fondé sur un métier manuel) ou tantôt à l'ingénieur (design comme science de la conception et de la résolution de problèmes). ↩
-
Voir Ludovic Duhem, « Le réalisme des relations esthétiques. Prolonger Simondon », in Cyril Crignon, Wilfried Laforge et Pauline Nadrigny (dir.), L’écho du réel, Milan, Mimèsis, 2021, p. 355-376. ↩
-
Il n’est pas possible d’entreprendre ici une analyse approfondie de l’idée moderne d’inutilité de l’art et d’autonomie de l’art par rapport à toute finalité pratique qui fonde la différence de l’art avec les arts appliqués, utilitaires, décoratifs (et donc de s’interroger sur l’utilité de son inutilité). Il faudrait relire Kant et Morris, Heidegger et Adorno, Benjamin et Goodman. Il faudrait d’autre part s’interroger sur le rapport entre fonction et forme dans l’ornement qui est bien plus subtile et complexe qu’on a l’habitude de le penser (le « fonctionnel » peut être ornemental si l’on le pense selon la techno-esthétique comme pour les colombages des maisons médiévales qui font « motif » tout en assurant la portance des murs et la cohésion des matériaux comme de l’ensemble du bâti ; et ce, même si les colombages peuvent recevoir aussi des motifs sculptés comme on peut le voir en Alsace sur les façades et aux coins des maisons près de la cathédrale de Strasbourg). ↩
-
Il serait intéressant de revenir ici sur la théorie fonctionnelle de l’art proposée par Nelson Goodman dans son célèbre article « Quand y a-t-il art ? ». La question n’est plus de définir l’essence de l’art mais de déterminer à quelles conditions un objet « fonctionne comme art », c’est-à-dire « en tant que » cet objet fonctionne dans certaines conditions et pour un certain moment comme « symbole » exemplifiant certaines de ses propriétés. Usage et fonction y sont confondus. Voir Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? », in Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, (1992), 2006, p. 87-105. La reprise de cette question pour le design est proposée par Michela Deni et Dario Mangano dans « Quando è design / When is design / Quand c'est du design », in revue Ocula 24, vol. 21, Octobre 2020 (https://www.ocula.it/rivista.php?id=36). Alessandro Zinna, dans son remarquable article « Les conséquences du « quand » Une archéologie du design : de la préhistoire à l’Anthropocène », propose une liste de 23 manières de répondre à la question « quand y a-t-il du design » dont les réponses 9, 10 et 13 concernent le rapport entre fonction et usage sans que leur distinction ne soit problématisée. ↩
-
Sur la quasi indécidabilité entre art et design, on peut se rapporter par exemple à Alain Findeli, « Entre ou par-delà art et science : le design ? », in M. Goyon, F. Dahlem, B. Guy, ASLC. Quatrièmes ateliers sur la contradiction, Lyon, Presse des Mines, 2017, p. 135–144. Dans le même ordre d'idée, il est difficile de soutenir que l'art préhistorique soit plus de l'art que du design ou que le design n'existe que depuis l'avènement de la société industrielle au XIXe siècle. Pour ma part, je préfère parler de pratiques techno-esthétiques à fonction symbolique en ce qui concerne l'« art préhistorique » qui pourrait s'appeler tout aussi bien « design préhistorique ». Dans ce sens, voir l'histoire du design proposée par Victor Margolin, World History of Design. Prehistoric Times to World War I, Bloomsbury, 2017. ↩
-
Cette manière dynamique de penser la structure est directement liée à la physique quantique (Louis De Broglie, La physique nouvelle et les quanta, Paris, Flammarion, 1993 et Michel Bitbol, Pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, 2010). Mais elle est aussi proposée au sujet des artefacts par Laffite dans sa « mécanologie » à propos des « machines passives ». Voir Jacques Laffite, Réflexions sur la science des machines, Paris, Vrin, 1932. ↩
-
Cette conception de la fonction est donc différente de celle du « fonctionnalisme » classique (il faudrait dire des fonctionnalismes, car il existe une pluralité de fonctionnalismes selon les disciplines et une même pluralité dans l’histoire du design). Mais le plus souvent, le fonctionnalisme est un déterminisme rationnel et objectif pour lequel fonction, forme et usage s’enchaînent successivement sous l’autorité de la fonction qui joue le rôle d’un véritable principe, au double sens de ce qui est au commencement et au commandement d’une action. Comme telle, la fonction joue le rôle objectif d’un vecteur et d’une norme à l’origine et au cours de l’action en déterminant les moyens, en divisant les étapes et en contrôlant les variations. Sur ces enjeux, voir notamment Theodor W. Adorno, « Sur quelques problèmes du fonctionnalisme aujourd’hui », in Revue Raddar n°1, dossier « fonctions », Lausanne, 2019, p. 19-53. ↩
-
Voir Georges Friedmann, Où va le travail humain ?, Paris, Gallimard, 1951. ↩
-
Voir Bernard Stiegler, Économie de l'hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris, Mille et une nuits, 2005. ↩
-
Selon la définition la plus courante, l'affordance est la faculté des animaux d'orienter leur conduite en fonction des potentiels d'actions perçus dans le milieu. Elle est tantôt présentée comme une « propriété invariante » du milieu, tantôt comme une « émergence » de la relation du système animal-milieu. C'est dans le sens relationnel que je l'emploie ici car toute propriété structurelle et invariante du milieu (quant à la question de la fonction et de l'usage) ne l'est que pour un vivant en fonction de sa capacité à recevoir de l'information ; cette dernière étant ce qui a du sens pour tel individu et dans telle situation. Voir James Gibson, Une approche écologique de la perception, Dehors, 2014 ; Don Norman, Le design des objets du quotidien, Paris, Eyrolles, 2020 ; et Marion Luyat et Toni Regia-Corte, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », in L'année psychologique, 2, vol. 109, 2009. ↩
-
C'est donc une autre forme d'affordance, qui n'est ni stricte ni négative, mais une affordance positive car elle est une valence possible actualisée par la relation ; même si ce n'est pas en cohérence avec la fonction. ↩
-
Voir Bernard London, L’obsolescence programmée des objets, Paris, Allia, (1932), 2019 ; Vance Packard, L’art du gaspillage, Calmann-Lévy, 1965 ; Serge Latouche, Bon pour la casse, les déraisons de l’obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015 ; Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses. Politiques de la maintenance, Paris, La Découverte, 2022. ↩
-
Un matériau désigne ici ce qui est considéré comme « matière brute » ou « ressource matérielle » issue d'une première transformation. Le matériau est plus précisément le résultat d'une fabrication à partir d'une « matière première » et d'une destruction des propriétés issues de la fabrication initiale mais aussi de l'actualisation de propriétés physico-chimiques toujours existantes après la première transformation. Il faut préciser cependant que la « matière brute » n'existe pas, elle est toujours déjà formée comme l'explique très bien Simondon dans le premier chapitre de son livre sur l'individuation (L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information), consacré à la critique du schème hylémorphique à travers l'exemple du moulage d'une brique. Voir aussi le livre récent de Bernard Sève, Les matériaux de l'art, Paris, Seuil, 2024. ↩
-
Voir Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, (1958), 1989 et Gilbert Simondon, Imagination et invention (1965-1966), Paris, PUF, 2014. Pour un commentaire transversal voir Ludovic Duhem, “La fabrique du nouveau. Genèse et histoire de l’invention d’après Simondon”, in Jérôme Baudry, Jan Blanc, Liliane Hilaire-Perez, Marc Ratcliff, Sylvain Wenger (dir.), Produire du nouveau ? Arts - techniques - sciences en Europe (1400-1900), Paris, CNRS Éditions, 2021, p. 293-313. ↩
-
Un dialogue avec Martin Heidegger et son analyse de l’usage serait nécessaire à partir des § 15-18 de Être et temps ainsi que dans « L’origine de l’oeuvre d’art » pour en montrer à la fois l’intérêt et les limites pour une théorie de l’usage en design. Voir Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, (1986), 2005 ; et Martin Heidegger, « L’origine de l’oeuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, (1962), 2001. Je me permets de renvoyer aussi à un article où ce dialogue est engagé : voir Ludovic Duhem, « Entrer dans le moule. Poïétique et individuation chez Simondon », in Formes et forces. Topologies de l’individuation, Deleuze, Simondon, revue La Part de l’Œil, numéro 27-28, Bruxelles, 2013. ↩
-
Dans le design en général et plus encore par la méthodologie USD (User-Centered Design). Mais ce que j'appelle ici « invention d'usage » dépasse la méthodologie USD et sa normalisation (norme ISO 9241:2010), car celle-ci est quasi exclusivement dominée par le fonctionnalisme et donc le privilège accordé à l'usage intra-fonctionnel. Voir notamment l'ouvrage pionnier de Don Norman Le design des objets du quotidien, Paris, Eyrolles, 2020. ↩
-
Voir Catherine Larrère et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Flammarion, 2009. ↩
-
Voir Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009. Voir également Antonella Tufano, Vers un design des milieux. Métamorphoses contemporaines des projets et leurs territoires, Paris, Hermann, 2024. ↩
-
Voir Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression, et Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg, Paris, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018 et 2020. ↩
-
Voir Ludovic Duhem et Kenneth Rabin (dir.), Design écosocial. Convivialité, pratiques situées et nouveaux communs, it : éditions, Fauconney-et-la-mer, 2018. ↩