Wafa Abida est docteure en Esthétique et sciences de l’art. Sa recherche doctorale menée sous la direction de Pierre-Damien Huyghe à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne propose une conception de la modernité en tant que « sentiment » lequel trouve comme lieu de sa manifestation « les formes d’existence mineures » dont les supports sont des objets banals de la vie quotidienne.
Résumé
En s'appuyant sur la figure anthropologique de « la négation de l'usage » telle que soutenue par Albert Piette, le texte chemine vers une déconstruction de l'idée de design comme projet en montrant ce que cette idée manque de considérer : le design comme souci esthétique, comme attention aux détails de jonction et d'articulation entre « forme artistique » et « fonction ». Ce sont ces détails qui permettent de considérer « l'ustensile » comme une « valeur esthétique ». Ce sont ces mêmes détails qui nous autorisent à penser le design comme une adresse à nos sentiments, comme un travail attentif aux petites choses, au peu de choses qui peuvent faire de nos vies des configurations sensibles.
Abstract
Relying on the anthropological figure of "the negation of use" as supported by Albert Piette, the text moves towards a deconstruction of the idea of design as a project by showing what this idea fails to consider: design as an aesthetic concern, as attention to the details of junction and articulation between "artistic form" and "function". With these détails, it becomes possible to consider the utensil as an "aesthetic value". These are the same details that allow us to think of design as an address to our feelings, as a work attentive to the small things, to the few things that can make our lives sensitive configurations.
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C'est par le « ne pas »,
c'est par la négation de l'usage,
par la négation de la conscience
que les choses avancent
dans la réussite de l'hominisation1.
1. Design et « anthropologie existentiale » : deux figures paradoxales du rapport humain à l'usage
Il y a, dans la proposition d'« anthropologie existentiale » d'Albert Piette2, une figure du rapport humain aux objets à la fois étonnante et déroutante pour quiconque s'intéresse au design et à la notion d'objet3. Cette figure c'est celle de « la négation de l'usage ». L'idée de design semble aujourd'hui pré- et sur-déterminée par l'usage. Celui-ci se présente à la fois comme condition et finalité des « projets de design ». Dans cette expression « projets de design », le premier terme occupe tellement le champ des pensées qu'il secondarise le second. Autrement dit, le « projet de design » tend à être « projet d'usage ». Le design, au service du projet, encerclé par l'intentionnalité comme motif et l'usage comme finalité4, renvoie ainsi au travail de conception des apparences qui participent à la modélisation de ces mêmes usages. La « négation de l'usage » des choses et des objets se présente ainsi comme une figure paradoxale pour ce design. Ayant identifié ce paradoxe, nous chercherons dans cet article les raisons de rapprocher le design de cette figure du non-usage en exposant l'idée de design que soutient un tel rapprochement.
Albert Piette écrit que « [c]'est par le "ne pas", c'est par la négation de l'usage, par la négation de la conscience que les choses avancent dans la réussite de l'hominisation5 ». Le « ne pas » est porté par cette phrase au rang de schème spécifiquement humain ; une fonction organisatrice, essentielle au cheminement vers le devenir humain. Si l'on inverse le sens de la phrase, il est possible de lire que l'humain se fait humain en intégrant à sa conduite la possibilité du « ne pas », possibilité de la négation de l'usage et de la conscience, selon l'auteur. Ce schème de la négation opère dans certaines « figures » de « l'humain de la présence quotidienne », sujet des observations de l'anthropologue Albert Piette. Ces figures, il en dénombre quatre qui sont la « distraction », l'« engagement minimal », la « mise entre parenthèse » et le « déplacement »6. Celles-ci définissent ce qu'il nomme le « mode mineur » de la présence humaine dont la « minorité » constitue l'acte même d'exister en tant qu'humain. Le caractère « actif » de ces figures émane de ceci qu'elles sont toutes des figures de soustraction aux injonctions du monde, aux multiples situations de mobilisation7 ; ce sont des échappées potentielles de ces situations dans lesquelles l'on peut se trouver. Le « mode mineur », explique Piette, « c'est le reste ou le résidu », le « détail », ce qui est a priori sans importance et dont « il s'agit de montrer qu'il a plus d'importance que son statut de résidu veut bien l'indiquer. Mais cette importance, c'est en tant qu'il n'est pas important qu'il la détient8 ». Ces restes qui constituent la matière même du travail de l'anthropologue, ce sont des pas de côté et regards périphériques qu'il relève en superposant des photographies de cortèges de fêtes collectives, à titre d'exemple, mais ce sont aussi les objets que l'on pose et que l'on oublie, objets dont l'existence en tant que tels est vérifiée par la possibilité d'en nier l'usage9. Ces « restes » sont les supports d'une certaine tranquillité du quotidien. La possibilité de manifestation de ces restes est promesse que cette tranquillité reste possible.
Penser et pratiquer le design sous le régime du projet, le penser comme une pratique tendue vers ou surdéterminée par la conception d'usages – même quand cette conception s'appuie sur les comportements « réels » et non « supposés » des usagers10 – est la négation du « ne pas », négation donc de ce principe, ce schème que nous comprenons, lisant Piette, comme étant un élément structurel et structurant du fait d'être humain. Si c'est par le « ne pas » que les choses « avancent dans la réussite de l'hominisation », comment donc comprendre la négation du « ne pas » ? Autrement dit, que devient ce processus d'acquisition des caractères propres à l'humain11 si l'on lui retire l'élément de sa réalisation ? Il est ainsi possible de se demander pour quel humain manœuvre ce design-ci.
Pour essayer de répondre à ce dernier questionnement, nous allons cheminer un moment avec deux notions auxquelles le design, dans son histoire, a pu être renvoyé, à savoir la notion de « vie » et celle de « réalité », comme étant deux énoncés de principe distincts voire opposés pour le design. Le premier en date se trouve formulé dans la phrase de László Moholy-Nagy, parue en 1947 dans son livre posthume Vision in motion : « Ultimately all problems of design merge into one great problem : "design for life"12 ». La seconde, en réponse et en rupture avec celle-ci, est celle de Victor Papanek qui figure en intitulé de son livre de 1971 : Design for the real world, en français Design pour un monde réel. Dans chacune de ces deux phrases, design est « renvoyé » à quelque chose d'autre que lui-même13. Dans l'énoncé de Papanek, la formule « the real world » prend un caractère performatif puisqu'elle semble symboliser une rupture radicale avec Moholy-Nagy -- et avec lui le Bauhaus -- par l'acte de substitution du mot « life » par la formule « the real world14 », usant pour cela de la paraphrase. Nous examinons dans les lignes qui suivent à quel point cette rupture annoncée par Papanek se fonde sur une réelle opposition.
Le thème de « la responsabilité du designer » est central dans la pensée de Papanek mais cette responsabilité reste chez lui d'ordre essentiellement voire exclusivement économique, identifiée à un souci d'économie des moyens. Elle correspond chez lui à « un engagement social et moral » où « [les] designers [...] [doivent] répondre aux besoins d'un monde qui est au pied du mur15 ». Lisant Papanek en ayant à l'esprit l'idée de design soutenue par Moholy-Nagy, celle du design en tant qu'« une attitude pour la vie16 », nous nous demandons si la divergence des deux est radicale ou s'il n'y a pas une chose qui puisse faire en sorte qu'ils se regardent comme les témoins d'une histoire qui ne cesse de se découvrir. Même si la lecture croisée des deux auteurs laisse penser que le passage de « la vie » à « la réalité » comme « grands problèmes17 » marque une rupture paradigmatique dans le champ du design, nous nous demandons si « la réalité » et « la vie » sont inconciliables.
Papanek reproche à la méthode d'enseignement de Moholy-Nagy héritée de celle du Bauhaus d'avoir fait de « l'Université [...] un lieu totalement séparé de la vie18 ». De ce constat et suivant l'énoncé de Papanek, il ressort que le rétablissement du lien totalement rompu entre l'Université et la vie passe par une intégration de « la réalité », c'est-à-dire par l'intégration d'un ensemble de problèmes sociaux qu'il s'agit pour le design de résoudre. La figure du designer en réparateur du monde, en « justicier », est séduisante tant elle peut nourrir chez des designers en formation un certain sentiment d'héroïsme ou du moins un certain sentiment de responsabilité vis-à-vis du monde et de sa réalité, chose en soi difficilement contestable. Cultiver chez des étudiants en design l'idée que l'espoir en l'avenir dépend, ne serait-ce qu'en partie, de leur être-au-secours-du-monde, c'est les former à se penser projeteurs du monde. C'est attacher l'espoir à la seule possibilité du projet. La question qui se pose alors à nous, arrivée à cette lecture de Papanek, est de savoir si le motif de la responsabilité est totalement exclu de la pensée de Moholy-Nagy lorsqu'il soutient que la vie est « le problème19 » ou un problème pour le design. Lisons, de nouveau, Moholy :
« It would be agreeable to believe that inventiveness is to be found only in the work of men who have a fundamental respect for the integrity of each man, who have a feeling of social responsibility20. »
« Continuity of culture results from a primary concern for quality rather than for novelty. lnstead of striving for "standards" leading to an organic civilization which should be the aim, the responsibility and the duty of the designer, the quick succession of "novelties" – the paradise of the salesman and advertising agencies – forces the designer to satisfy only the desire for the sensationally new in the exterior21. »
Il est déroutant, en lisant ces lignes, de constater le nombre de résonances possibles entre la pensée de Moholy-Nagy et celle de Papanek : tous les deux sont attachés à défendre l'idée que le design n'est pas une affaire d'apparences ou de façades, que la nouveauté n'est pas son problème immédiat, que quelque chose de la vie sociale le regarde. Une différence persiste pourtant et qui pourrait être à l'origine de leur divergence quant à l'enseignement du design. Elle consiste dans le fait d'aborder la pratique du design comme étant, dans le cas de Moholy-Nagy, une « intégration » des conditions technologiques, sociales et économiques d'une part, des nécessités biologiques et des effets psychophysiques des matériaux et des aspects d'autre part, alors que dans le cas de Papanek, la considération sociale ou sociologique est la condition de principe de toute pratique de design. Le « sentiment de responsabilité sociale22 » est fonction, chez Moholy-Nagy, du « respect fondamental pour l'intégrité de chaque homme23 ». Cette « intégrité », si l'on accepte de suivre le cheminement que proposent les précédentes lignes, serait elle-même fonction de l'« intégration » des conditions sociales et économiques, des nécessités biologiques et des « effets » psychiques que peuvent produire en nous les choses qui constituent le monde, le monde matériel, le monde réel. Il nous semble que « vie » est, dans la pensée de Moholy-Nagy, le nom de cette « intégration ». La réalité à laquelle est renvoyé le design dans la pensée de Papanek est « désintégrée » : elle semble essentiellement constituée des effets matériels des conditions sociales et économiques, du moins est-ce à ces effets-là que semble s'adresser le travail de Papanek. C'est ainsi que la réalité se sépare de la vie. Œuvrer à cette intégration, c'est cela le design pour la vie.
Dans un texte de 1935 portant en partie sur le travail de Moholy-Nagy, l'historien de l'architecture Siegfried Giedion écrit :
« Malgré la différence des sources et des points de vue individuels d'où parfois jaillirent des mouvements d'une importance capitale pour l'art de nos jours, tous ces mouvements se trouvent unifiés par une tendance générale, nettement marquée : celle de jeter un pont qui franchirait l'abîme malheureusement creusé par le siècle précédent entre ces deux domaines : le sentiment (Gefühl) et la réalité. *
Le sens des efforts de ces trente années qui viennent de s'écouler, réside dans la nécessité de faire s'entre-pénétrer la réalité austère, fixée à l'aide des procédés techniques et scientifiques modernes, et le sentiment (Gefühl)*, pour arriver ainsi à saisir la vie en son entier24. »
Le sentiment, motif récurrent dans la pensée de modernes tels que Moholy-Nagy, Gropius ou Sullivan, est, si l'on suit la pensée de Siegfried Giedion, ce qui garantit l'intégrité de la vie dont « la réalité » n'est qu'un élément. C'est en réponse au constat que « [l]'ensemble du mode de vie actuel, jusqu'aux sentiments profonds des individus, est influencé par la course à l'argent et au pouvoir [...]25 », c'est raison de la conviction que les sentiments ne relèvent pas de l'abstraction mais se nourrissent des éléments matériels, des objets et des choses qui participent à configurer des vies, que l'attention du design tel que soutenu dans le texte de Moholy-Nagy se serait portée aux sentiments des gens et non pas à leurs « désirs », c'est-à-dire à ce qui semblait désormais manquer à leurs vies. L'idée de la vie en tant qu'articulation entre sentiment et réalité nous conduit à interroger le rapport potentiel entre esthétique et design, celui-ci ayant pour nom, au moment où s'élabore le Bauhaus et ses idées, Gestaltung26. La considération du « sentiment » comme facteur d'intégrité de l'être et de la vie est totalement absente chez Papanek. Le mot esthétique semble prendre dans son texte le sens d'apparence et renvoyé au seul jugement de goût. Lorsque Moholy-Nagy emploie le mot design en 1947, lorsqu'il soutient l'idée du design comme « une attitude pour la vie », c'est à notre sens le mot Gestaltung qui sous-tend sa réflexion. Nous proposons d'approcher ce dernier mot, dans ce qui suit de notre texte, au sens de configuration -- le mot Gestalt ayant été traduit dans la langue française tantôt par forme tantôt par figure.27
2. Des détails qui articulent « forme artistique » et « fonction » : vers une théorie esthétique du design
L'anse de Georg Simmel, texte publié en 1911, propose une considération esthétique de « l'ustensile » qu'il est possible d'approcher comme une potentielle théorie esthétique du design. Le postulat de Simmel dans la conduite de sa proposition est de considérer tout ustensile, tout vase (objet spécifique de son étude dans le texte), « comme des valeurs esthétiques28 ». C'est en tant qu'ils sont « palpable[s], pesable[s], intégré[s] dans les manipulations et corrélations du monde environnant » que les ustensiles, que « le vase est un morceau de réalité29 ». La « forme artistique » du vase, et par extension de l'ustensile, explique Simmel, « mène une existence toute détachée [de la réalité], reposant en elle-même, dont sa réalité matérielle n'est que le simple support30 ». Mais l'ustensile, à la différence de « la pure œuvre d'art », est tenu, lui, de « remplir une fonction » du fait même qu'il est « pris en main et entrainé dans les mouvements de la vie pratique31 ». C'est en cela que l'ustensile, que le vase relève de deux mondes : d'un côté, la réalité de l'objet revendiquée dans et par sa finalité, à savoir son ustensilité ; d'un autre côté l'objet en tant que « forme artistique » détachée du monde réel, c'est-à-dire non tenue de répondre à l'ustensilité, non immédiatement concernée par l'ustensilité. « Cette double situation du vase, écrit Simmel, s'exprime de la façon la plus nette dans son anse » puisque « c'est par elle qu'il fait une irruption visible dans le monde de la réalité, c'est-à-dire dans tous ces rapports à l'extérieur, qui justement n'existent pas pour l'œuvre d'art en tant que telle32 », celle-ci étant « l'unité d'un tout se suffisant à lui-même33 ». Il y a dans cette idée de l'anse comme « irruption visible dans le monde de la réalité », un sens potentiel du mot Gestalt : quelque chose comme l'émergence d'une figure qui manifeste le point de jonction et d'articulation entre l'artistique et le fonctionnel, entre la réalité et ce qui s'en détache. C'est au point de jonction de ces deux mondes que la réalité se transforme en une configuration34.
En tant que le vase est un ustensile, la manière dont l'anse rencontre le corps du vase est déterminante pour sa considération comme « valeur esthétique ». Simmel écrit :
« [...] L'anse pose l'un des problèmes esthétiques les plus délicats. La manière dont la forme de l'anse harmonise ces deux mondes en elle-même -- le monde extérieur qui l'utilise pour soumettre le récipient à son exigence, et la forme artistique, qui la réclame pour elle-même sans se soucier du premier -- constitue, semble-t-il, le critère inconscient de son action esthétique. En effet, non seulement l'anse doit pouvoir exercer effectivement la fonction pratique, mais elle doit aussi en persuader par son aspect.
[...]
L'intégration dans l'unité esthétique s'exprime cependant plus organiquement dès que l'anse a été dégagée du corps du vase en un passage progressif et par les mêmes puissances qui ont créé ce corps [celui du vase] -- comme les bras de l'être humain, qui se sont développés dans le même et unique processus d'organisation que son tronc, et médiatisent également la relation de l'être tout entier au monde extérieur à lui35. »
Le caractère esthétique de l'anse est tributaire de la manière dont elle se tient au corps du vase, la manière dont elle vient le rencontrer. C'est ainsi que, de la même manière que les bras de l'être humain, pour reprendre la métaphore de Simmel, l'anse « médiatise » le rapport de l'ustensile au monde extérieur à lui ; elle en fait un « morceau de réalité36 ». Elle est non seulement le point où la réalité et la forme artistique de l'ustensile se rejoignent, mais aussi la manifestation sensible de cette jonction. Cette figure de médiatisation ou de médiation qu'associe ici Simmel à l'anse nous renvoie à la théorie de la médiation d'Averroès, rappelée dans La vie sensible d'Emanuele Coccia. Ce dernier soutient, s'appuyant sur la pensée du premier, que « [l]a puissance du medium est la réception, et toute théorie de la médiation est par conséquent une théorie de la réception37. » Emanuele Coccia définit le medium comme étant le lieu du sensible, « ce qui est capable d'accueillir les formes de manière immatérielle38 », c'est-à-dire en tant qu'« images ». Chez Coccia, « image » et « sensible » sont deux notions équivalentes ; le medium est ce qui « reçoit » ce sensible et permet ainsi qu'il soit reçu en tant que phénomène. Bien que nous ne partageons pas l'idée que les notions d'« image » et de « sensible » puissent se recouvrir, la théorie de la médialité telle que soutenue par l'auteur, nous conforte dans l'idée que la notion de ré-ception est distincte de celle de per-ception dans la mesure où la dernière implique la conscience d'un sujet percevant, implique donc une certaine pro-jection -- signalons ici que les préfixes per- et pro- appartiennent au même groupe de prépositions et préverbes latins prae signifiant originellement « en avant » - tandis que la première relève d'une « incorporation ». Coccia écrit dans ce sens que « [c']est justement parce qu'il peut dessiner, c'est-à-dire libérer du sensible, le faire exister comme tel dans un medium, que l'homme peut aussi acquérir ce sensible et l'incorporer sans le percevoir39 ». Si le sensible se reçoit sans être perçu, s'il est incorporé sans être perçu, alors, « la négation de la conscience40 », c'est-à-dire la négation ou la suspension du rapport perceptif au monde n'est pas négation de la réception de ce sensible, n'est pas négation de son incorporation. C'est en deçà de la perception qu'opère la réception. Il y a une sorte d'actualité, toujours active, de la réception : elle se produit hors et sans sujet ; à l'insu du sujet percevant, pensant, pro-jetant le monde et s'y pro-jetant. La réception se passe du « sujet » en tant que conscience ; elle est toujours opérante, vive, puisque le monde est une constellation de petites choses, un cosmos que peuple le sensible et qui ne cesse de se dé-figurer et de se con-figurer dans sa variabilité médiale.
L'anse, suivant ce principe de réception, est le foyer du sentiment. En tant qu'elle « médiatise » le rapport de l'ustensile en tant que « forme artistique41 » ou « phénoménotechnique42 » au monde extérieur, en tant qu'elle le fait exister en dehors de sa matière propre, l'anse est le medium qui reçoit la « forme vase ». Mais ce qui est intéressant à penser avec ce cas d'étude de Simmel, c'est que l'ustensile est une « forme artistique » en même temps qu'il est une fonction. Sa médiatisation dans le monde extérieur en tant que « morceau de réalité », au-delà de sa forme artistique, n'est pas séparable ni séparée de son existence en tant que sensible. C'est peut-être en raison de ce double mode d'existence du vase que, comme on l'a lu, « l'anse pose l'un des problèmes esthétiques les plus délicats43. » Car, si le sensible existe indépendamment de la perception et donc indépendamment de l'activité consciente du sujet, il ne répond pas à l'enjeu de la signification. Celle-ci n'en est pas le principe.
La rencontre que nous proposons ici entre la pensée de Simmel et la théorie du sensible de Coccia nous conduit à nous interroger sur le caractère propre au sensible dans le cas précis de l'ustensile. Il nous semble que la manière dont l'ustensile « intègre » la vie passe par un caractère spécifique de l'objet auquel nous associerons davantage le mot « figure » que celui d'« image » et ce du fait même qu'il existe selon le double mode de la réalité fonctionnelle et de la forme artistique ou technique. De la même manière que l'anse, le pont et la porte sont, dans la pensée de Simmel, des prestations humaines qui con-figurent le don proprement humain « de lier et de délier », de séparer et de raccorder les choses et ce en raison de « ce mode spécial que l'on suppose toujours l'autre44 ». Mais, ce qui est encore plus déterminant pour ces configurations, c'est la manière dont le pont s'articule à la rive, la manière dont il vient la rencontrer, de même pour la porte, la manière dont elle rejoint le mur sans s'y confondre. Le lien que propose Simmel entre ces jonctions qui « médiatisent » le rapport de « la forme artistique » au monde qui lui est extérieur et le don humain « de lier et de délier » nous conduit à considérer que ces jonctions sont des « figures », c'est-à-dire à la fois images, au sens proposé par Coccia, et schèmes. Dans la mesure où ces figures s'incorporent sans passage par l'activité consciente de perception, dans la mesure où elles ne sont pas adressées à un sujet, à une subjectivité, elles ne sont pas des imagos. Ce sont des Gestalten45. Leur force, leur primitivité sensible émanent du fait que ce sont d'abord des expressions avant d'être des significations. L'expression, explique Wolfgang Köhler dans Psychologie de la forme, un des textes fondateurs de la Gestalttheorie, est la première chose que reçoit le nourrisson de la figure de sa mère. Les Gestalten ou les configurations sont des manifestations dont le principe est le sentiment.
Nous comprenons ainsi que ce sont les détails qui articulent « forme artistique » et « fonction » qui constituent l'objet en tant que Gestalt, c'est-à-dire une forme qui exprime ou qui porte sa fonction, qui la figure : une sorte de « forme-figure ». Nous comprenons à la lecture de Simmel que l'ustensile est le soutien potentiel d'une double dimension : une dimension pratique, l'usage, et une dimension esthétique. Nous sommes tentée de penser que c'est cette double fonction qui fait de l'ustensile un « objet », qui en forme la présence en tant qu'objet potentiel. C'est le jeu permanent entre ces deux dimensions qui font de l'ustensile une présence sensible ; c'est ce même jeu qui permet de distinguer « usage » et « fonction » : la fonction d'un ustensile, en tant qu'il est une « forme-figure », ne peut se réduire à son usage. C'est l'ensemble de ces détails figurants, peuplant l'ordinaire de nos quotidiens, qui forme les configurations ou les constellations sensibles que sont nos existences. Ils font de la vie un cosmos.
Si l'on accepte de recevoir notre proposition d'approche de la notion de Gestalt, notion où s'origine l'idée de design de Moholy-Nagy et qui semble toujours actuelle en Allemagne, l'on pourrait considérer que la réduction des « productions de formes46 » au seul usage rompt le jeu nécessaire entre leur caractère pratique et leur caractère esthétique qui en constitue pourtant la qualité d'objet, autrement dit leur qualité phénoménale. Parce que les objets sont des « morceaux de réalités » qui constituent des schèmes esthétiques-et-fonctionnels, parce qu'ils sont les supports d'usages qui se figurent ; parce que ce sont ces mêmes schèmes qui participent aux configurations des vies, la surdétermination des produits par l'usage produit des « machins47 » sans formes. Les formes, au sens de Gestalt, sont des puissances de vivification du sentiment d'être humain. Partant de ces considérations, l'on peut se demander quelle humanité figurent les boîtes qui occupent les quotidiens aujourd'hui tels que les « terminaux mobiles48 » ou plus généralement les produits « coulés dans la masse » (nous pensons notamment à certains mobiliers urbains)49, exemples parmi d'autres possibles. Derrière la massification des apparences notamment par l'effacement des jonctions, ce sont les usages qui se densifient. Massification des apparences et densification des usages semblent ainsi nier en l'humain son caractère de configurateur, nier en lui son pouvoir de négation. Ces deux procédés, la massification et la densification, faisant défaut au sentiment, sont autant de supports de désintégration de la vie. Ils sont à la fois les supports et les motifs de vies désintégrées.
3. Du « mode mineur » de l'existence aux formes d'existence mineures
Suivant le principe, le schème ou le mode proprement humains « que l'on suppose toujours l'autre50 » (l'autre du lié, le délié, celui de l'attaché, le détaché, la rive et l'autre rive, etc.), toute articulation suppose une désarticulation. C'est ce même principe qu'il nous semble retrouver dans la proposition de « l'anthropologie existentiale » d'Albert Piette. L'humain de la présence quotidienne est ce vivant qui se déplace entre figures majeures et mineures de l'existence. La possibilité de ce déplacement, ce jeu, est la condition même de son existence en tant qu'humain. À partir du moment où l'on considère les objets comme étant à la fois des ustensiles et des supports sensibles de nos existences, c'est-à-dire de nos échappées (échappées à et depuis la mobilisation, l'engagement ou la contrainte), on peut supposer que ce même principe devrait pouvoir se retrouver dans les objets. Ces derniers porteraient ainsi, dans leur forme même, de par leurs configurations, la possibilité d'en nier l'usage. Tout usage devrait alors supposer sa négation. La plupart des objets qui occupent aujourd'hui les quotidiens nous happent par leurs usages. De tels dispositifs ne peuvent ni recevoir ni impulser le caractère proprement humain de la négation. Les dispositifs ce sont au fond, des injonctions d'obéissance aux usages tels qu'ils sont façonnés et tels qu'ils façonnent le monde toujours projeté. Il conviendrait alors d'imaginer des objets qui savent se retirer, qui offrent une vacance de leur usage ; des objets dont on pourrait « ne rien faire avec51 ».
L'on pourrait penser que nier l'usage d'un objet ne dépend ou ne devrait dépendre que de la volonté de son usager. Ainsi peut-on décider de ne plus se servir de tel ou tel « machin », de tel ou tel objet ; se passer de tel ou tel « service ». Mais, comme nous l'apprend Giorgio Agamben, une telle pensée suivant la figure de la volonté et du pouvoir, nie, en elle-même, le principe même du « pouvoir faire quelque chose52 », celui du « pouvoir ne pas faire53 ». Agamben montre que l'« opération du pouvoir54 » pervertit le principe même du « pouvoir faire » puisqu'elle s'institue sur l'idée d'une permanence de l'agir et du faire. S'instituant ainsi, elle nie le principe même du pouvoir, son « autre », celui de « pouvoir ne pas faire55 » que le philosophe distingue du « ne pas pouvoir faire » comme figure d'interdiction. La force d'une telle opération de pouvoir consiste dans le fait qu'elle s'introduit, insidieusement, dans l'ensemble du mode de vie actuel, jusqu'aux sentiments profonds des gens, et s'institue en règle absolue. Le « pouvoir faire » devient ainsi un critère absolu d'humanité, déterminant ce qu'être-humain-au-monde. La perversité d'une telle opération consiste justement dans son inversion du principe anthropologique de la négation. Elle cultive en l'humain l'impression d'être l'agent du monde, celui qui l'agence souverainement, alors qu'il ne fait qu'obéir aux agencements du pouvoir dont le projet reste la figure politicienne par excellence56. L'« humain de la présence quotidienne57 » se présente ainsi comme « l'autre » de l'agent, sa négation.
Le mode mineur de l'existence, celui de la distraction et de l'engagement minimal, est celui des échappées. Celles-ci, suivant la proposition d'Albert Piette, se manifestent dans les détails, les « restes », ce qui est jugé sans importance. Les dispositifs techniques qui dissimulent leurs « rouages », qui rendent aveugles leurs points de jonction avec le monde extérieur à leur « unité intrinsèque », rendent obsolète la nécessité de leur « médiation » dans la réalité. Ce sont des dispositifs qui s'imposent à la réalité se rendant indispensable par leurs usages. Ces dispositifs sont des unités abstraites s'adressant à un humain abstrait, dénué de sentiments. Mépriser ainsi l'importance de médiation des artefacts, l'importance de faire des objets des formes qui se figurent, c'est mépriser le fait que les objets, que les « productions formelles » sont des adresses à nos sentiments. C'est en raison de cette adresse particulière qu'elles intègrent nos vies, qu'elles sont les supports de nos configurations. La massification des apparences est, en ce sens, négligence de ces détails que peuvent être l'anse, la charnière ou le joint, et où repose et se manifeste le caractère esthétique des ustensiles. Ces détails qui supportent notre sentiment d'être humain, jugés sans importance, de plus en plus dissimulés dans les dispositifs qui gouvernent le quotidien, sont, suivant la pensée de Piette, les « restes » qui font de nos vies des formes mineures d'existence, c'est-à-dire un peuplement de petites choses « sans importance ». Un cosmos de petites choses.
Le caractère esthétique de l'objet demeure alors même qu'il est hors d'usage. La négation de l'usage d'un objet n'implique pas une négation de son caractère esthétique qui, lui, reste toujours virtuellement présent. Celui-ci demeure alors même que la fonction pratique de l'objet est suspendue. Elle est ce qui reste de l'objet lorsque se trouve niée son ustensilité. C'est dans les échappées, dans le « mode mineur » de la présence quotidienne, dans les formes d'existence mineures que se réalise le sentiment d'existence humaine. L'impossibilité de telles échappées, impossibilité instituée dans la manière même dont sont conçus les usages des dispositifs qui occupent les quotidiens (des administrations aux terminaux mobiles), ne peuvent être des supports d'humanité. Un design adressé à « l'humain de la présence quotidienne » est celui capable de supporter ces échappées. Un tel design suppose d'approcher le designer en configurateur plutôt qu'en agenceur, de considérer la pratique de design en termes de propositions plutôt que de projets. Il y a dans la pro-position, du fait même d'être une pose, une délicatesse, une attention et une adresse qui semblent manquer dans le pro-jeter, le jeter en avant, le projectile. Approcher le design comme une adresse à nos sentiments, c'est faire l'éloge des petites choses, du peu de choses qui peuvent faire de nos vies des configurations sensibles.
C'est dans les détails a priori insignifiants qui articulent « forme artistique » et « fonction », c'est dans les petites choses potentiellement ouvertes à un travail de design et qui actualisent le caractère esthétique des objets qui peuplent les quotidiens, que nous avons trouvé et proposé un sens à la formule « design du peu ». Le peu prend pour nous ici le sens du détail, de l'insignifiant, de l'a priori sans importance et qui se révèle pourtant déterminant de la manière dont les objets intègrent sensiblement nos vies. C'est dans les points de rencontre et d'articulation entre « forme artistique » et « fonction » que se loge, en même temps, l'être-humain-au-monde.
Bibliographie
Agamben, Giorgio, « Sur ce que nous pouvons ne pas faire », dans Agamben, Giorgio, Nudités, Paris, Éditions Payot & Rivages, Coll. « Petite bibliothèque », 2019 pour l'édition de poche.
Coccia, Emanuele, La vie sensible, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2013, 2018 pour l'édition de poche.
Giedion, Siegfried, « Préface », dans Telehor, Revue internationale pour la culture visuelle, n° 1-2, 1936.
Moholy-Nagy, László, Du matériau à l'architecture, Paris, Éditions de La Villette, Coll. « Textes fondamentaux modernes », 2015.
Moholy-Nagy, László, Vision in motion, Chicago, Paul Theobald, 1947.
Papanek, Victor, Design pour un monde réel, Paris, Éditions Mercure de France, coll. « Essais », 1974.
Piette, Albert, « L'anthropologie existentiale : présence, coprésence et leurs détails », dans Antrocom, Online Journal of Anthropology, Volume 4, Number 2, 2008, [en ligne], [Consulté le 8 mai 2021], URL : http://www.antrocom.net/upload/sub/antrocom/040208/08-Antrocom.pdf
Piette, Albert, « Ne rien faire avec », dans Hurel, Cyril (dir.), Arts et techniques 2, [édition numérique], Journées d'étude de l'ENSA Limoges, 2015.
Piette, Albert, L'acte d'exister, Charleroi, Socrate Éditions Promarex, 2009.
Simmel, Georg, « L'anse », dans Simmel, Georg, La tragédie de la culture, Paris, Éditions Rivages, 1988.
Simmel, Georg, « Pont et porte », dans Simmel, Georg, La tragédie de la culture, Paris, Éditions Rivages, 1988.
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Piette, Albert, « Ne rien faire avec », dans Hurel, Cyril (dir.), Arts et techniques 2, [édition numérique], Journées d'étude de l'ENSA Limoges, 2015, p. 4. ↩
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Nous avons rencontré Albert Piette en 2015 à l'occasion de son intervention dans le séminaire doctoral Arts et industries de Pierre-Damien Huyghe. Nous remercions Pierre-Damien Huyghe d'avoir été à l'origine de cette rencontre qui s'est révélée décisive dans ce qui a suivi de nos travaux de recherche. Albert Piette est anthropologue, professeur au département d'anthropologie de l'Université Paris Nanterre. Après avoir travaillé sur des questions d'observation de l'action, en particulier dans le domaine religieux, il travaille aujourd'hui à penser l'anthropologie comme un champ et une discipline spécifiques, science des êtres humains, différente de la sociologie et de l'ethnologie et ce en développant et proposant des orientations théoriques et des méthodes d'analyse et d'observation propres à son champ. ↩
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Le rapprochement que nous faisons ici entre le design et l'idée de « l'anthropologie existentiale » est une proposition de notre part. Nous ne connaissons pas à ce jour de propos de l'anthropologue Albert Piette concernant le design. ↩
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Signalons ici que la notion d'usage chez Heidegger, philosophe auquel se réfère Piette dans sa proposition de « l'anthropologie existentiale », est ce qui donne au monde sa signification. Mais Piette semble s'intéresser plus spécifiquement au deuxième « versant » du Dasein, de l'être-au-monde, celui de « la négation de l'usage », négation donc de la signification d'où la négation de la conscience dans la citation en exergue. Notre résistance au fait d'identifier la pratique du design à une pratique du projet est au fond une résistance à l'idée que le travail de design ne serait qu'une élaboration de significations. Une telle idée peut se retrouver dans certaines définitions du design aujourd'hui, définitions telles que celle-ci : « Du latin de-signare (« marquer d'un signe ») [...] le design est à entendre en tant que projet, comme une méthode de conception par les signes (i.e. les dessins). [...] Les signes, ici, ce sont les représentations en perspective, c'est-à-dire les images du projet. » (Vial, Stéphane, Le design, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 2015, p. 9.) Nous tâcherons de montrer dans le deuxième moment de cet article en quoi une fonction esthétique du design peut se trouver ailleurs ou autrement que dans le registre des significations. ↩
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Piette, Albert, « Ne rien faire avec », op. cit., p. 4. ↩
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Cf. Piette, Albert, L'acte d'exister, Charleroi, Socrate Éditions Promarex, 2009 pour toutes les citations qui précèdent. ↩
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Albert Piette s'intéresse dans ses études à des situations tels que les rituels ou les fêtes. Nous pensons avec l'expression « situations de mobilisation », - sauf erreur de notre part, le terme « mobilisation » ne relève pas du vocabulaire déployé par l'anthropologue -- à l'histoire politique que ce mot a pu un temps façonner. L'époque que nous traversons ne cesse de nous rappeler à ce mot « mobilisation », à nous y obliger presque. ↩
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Piette, Albert, « L’anthropologie existentiale : présence, coprésence et leurs détails », dans Antrocom, Online Journal of Anthropology, Volume 4, Number 2, 2008, [en ligne], [Consulté le 8 mai 2021], URL : http://www.antrocom.net/upload/sub/antrocom/040208/08-Antrocom.pdf ↩
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Cette assertion est en lien avec une définition de la notion d'objet à laquelle nous aboutirons à la fin de la deuxième partie. ↩
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Notons ici que les manœuvres connus aujourd'hui sous le nom de « coup de pouce » ou plus généralement les manœuvres de l'économie comportementale s'appuient sur des comportements identifiés des usagers, considérés donc comme « réels » et généralisables. C'est à partir d'une telle identification, à partir du constat qu'il faut « intégrer les comportements réels des usagers (et pas ceux supposés) pour construire des politiques publiques plus efficientes », que l'économie comportementale donne à l'usage une valeur de solution et en fait la clé de l'innovation. Le rapport ainsi institué entre l'humain et les équipements qui l'environnent se réduit au seul usage. (La citation provient de l'article « Connaissez-vous le nudge ? », Franceculture.fr, [en ligne], [consulté le 18 mai 2021], URL : https://www.franceculture.fr/emissions/hashtag/connaissez-vous-le-nudge). ↩
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« Hominisation », définition extraite du Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], URL : https://cnrtl.fr/definition/hominisation. ↩
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Moholy-Nagy, László, Vision in motion, Chicago, Paul Theobald, 1947, p. 42. Traduction par nos soins : « En définitive, tous les problèmes de design convergent vers un même grand problème : "design pour la vie". » ↩
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C'est chez Heidegger que nous avons rencontré cette idée du « renvoi » notamment dans cette phrase où il écrit : « Dans la structure du "pour..." est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. » Heidegger, cité par Jocelyn Benoist, « Le mythe de l'usage », dans Les études philosophiques, 2010/3 n° 94. ↩
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Il y a une troisième phrase qu'il serait possible d'intercaler entre les deux bien qu'elle soit postérieure aux deux, celle de Otl Aicher, intitulé de son ouvrage paru en 1991, Die Welt als Entwurf, traduit en anglais en The World as Design et en français Le monde comme projet. Il est important de signaler ici que dans le dictionnaire bilingue, les premières significations du mot allemand Entwurf renvoient aux termes français « ébauche » et « esquisse ». Le choix du mot « projet » pour traduire le texte de Aicher nous paraît davantage orienté par l'idée du design comme projet que par le sens plus immédiat du mot Entwurf. En tant que designer, aborder le monde comme ébauche ou comme projet n'implique pas la même attitude. ↩
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Papanek, Victor, Design pour un monde réel, Paris, Mercure de France, coll. « Essais », 1974, p. 28. ↩
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Signalons ici que le texte New method of approach – design for life n'apparaît pas dans le livre New vision (1929), on peut supposer ainsi qu'il a été écrit par Moholy durant le moment de sa direction de l'Institut de Chicago et qu'il s'y adresse à une certaine idée du design que l'on pourrait dire « américaine ». ↩
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Nous faisons ici référence à l'expression « great problem » présente dans la phrase de Moholy-Nagy « [...] all problems of design merge into one great problem [...] » citée plus haut. Moholy-Nagy, László, Vision in motion, op. cit., p. 47. ↩
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Papanek, Victor, Design pour un monde réel, op. cit., p. 294. ↩
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Nous retrouvons cette idée dans la phrase de Moholy-Nagy citée plus haut « [...] all problems of design merge into one great problem : design for life ». Moholy-Nagy, Vision in motion, op. cit., p. 42 ↩
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Moholy-Nagy, Vision in motion, Op. Cit., p. 303. « Il serait bon de penser que l'inventivité ne se trouve que dans le travail des hommes qui ont un respect fondamental pour l'intégrité de chaque homme, qui ont un sentiment de responsabilité sociale. » [Trad. de l'auteur] ↩
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Ibid., p. 34. « La continuité de la culture résulte d'un souci primordial de la qualité plutôt que de la nouveauté. Au lieu de rechercher des "standards" conduisant à une civilisation organique, ce qui devrait être l\'objectif, la responsabilité et le devoir du designer, la succession rapide des "nouveautés" - le paradis des vendeurs et des agences de publicité - oblige le designer à ne satisfaire que le désir de nouveauté des apparences. » [Trad. de l'auteur] ↩
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Moholy-Nagy, Vision in motion, op. cit., p. 303. ↩
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Ibid. ↩
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Giedion, Siegfried, « préface », dans, telehor, Revue internationale pour la culture visuelle, n° 1-2, 1936. ↩
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Moholy-Nagy, László, Du matériau à l'architecture, Paris, Éditions de La Villette, Coll. « Textes fondamentaux modernes », 2015, p. 45. ↩
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Rappelons ici que le mot Gestaltung est celui qui définit, dans le manifeste de 1919 du Bauhaus, le travail visé par l'école. Signalons, par ailleurs, que l'école d'ULM qui s'est construite et pensée en rupture avec le Bauhaus portait ce même nom (Hochschule für Gestaltung Ulm). Aujourd'hui encore les écoles de design en Allemagne continuent à porter ce nom Gestaltung. À titre d'exemple : Hochschule für Gestaltung Karlsruhe (où enseigne notamment Peter Sloterdijk). ↩
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Nous ne perdons pas de vue le rapport entre design et « anthropologie existentiale » proposé au début de l'article. Nous y reviendrons dans le troisième moment de ce texte. ↩
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Simmel, Georg, « L'anse », dans Simmel, Georg, La tragédie de la culture, Paris, Éditions Rivages, 1988, p. 219. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid., p. 220. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid., p. 219. ↩
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« Configuration » désigne au sens large « figure, aspect ». En sciences, par exemple en géométrie ou en sciences sociales, le mot s'est spécialisé avec le sens de « disposition relative d'éléments », très voisin de celui de structure. (Cf. Rey, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010). C'est ce double sens que prend le verbe dans le vocabulaire de l'informatique où il désigne l'ensemble des réglages indispensables au bon fonctionnement de l'outil et précisant les préférences d'utilisation, par exemple la présentation. ↩
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Simmel, Georg, « L'anse », op. cit., pp. 220-222. ↩
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Ibid., p. 220. ↩
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Coccia, Emanuele, La vie sensible, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2013, 2018 pour l'édition de poche, p. 50. ↩
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Ibid., p. 49. ↩
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Ibid., p. 138. ↩
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Piette, Albert, « Ne rien faire avec », op. cit., p. 4. ↩
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Simmel, Georg, « L'anse », op. cit. ↩
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Coccia, Emanuele, La vie sensible, op. cit., p. 61. ↩
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Simmel, Georg, « L'anse », op. cit., p. 220. ↩
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Simmel, Georg, « Pont et porte », dans La tragédie de la culture, op. cit., p. 161. ↩
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Dans La vie sensible, Coccia aborde la notion de Gestalt, se référant au livre Die Tier Gestalt (La forme animale) d'Adolph Portmann, au seul sens d'apparence. Nous pensons que la notion d'apparence ne peut contenir la notion de Gestalt puisqu'elle manque de considérer le caractère de schème des formes qui les constitue en tant que figure. ↩
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Nous pensons avec cette expression « production de formes » à un autre texte de Georg Simmel intitulé Gestalter und Schöpfer, traduit en français par Producteurs de formes et créateurs, où il est possible de relever un portrait du designer en Gestalter ou en configurateur. L'espace de cet article ne pouvant supporter un long arrêt sur ce portrait du designer, nous avons jugé important d'en faire au moins la mention. ↩
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Nous empruntons ce terme à Pierre-Damien Huyghe dont il rappelle l'origine grecque Mechanè qui semble signifier « [...] moyen et façon en même temps, que quiconque trouvera s'il est ingénieux pour se sortir d'une situation apparemment impossible. » (Huyghe, Pierre-Damien, Le cinéma avant après, Paris, De l'incidence éditeur, 2012, p. 151). Pierre-Damien Huyghe a pu recourir à ce même terme « machin » dans certains de ses séminaires pour désigner à titre d'exemple, le dispositif de validation des titres de transport de la RATP, dispositif d'obligation à un certain type d'usage. Ce que nous retenons à la fois de la définition et de cet exemple, c'est qu'un « machin » est déterminé par son usage, sa finalité pratique, sans souci de forme. C'est en tout cas dans ce sens que nous y recourons ici. ↩
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Nous empruntons cette expression à Pierre-Damien Huyghe qu'il emploie pour désigner ce qui est communément nommé « téléphone portable ». ↩
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Nous pensons plus généralement ici aux objets et mobiliers produits à partir d'un moule unique (par exemple la chaise Louis Ghost de Philippe Starck) dont le procédé de fabrication élimine tout les points de jonction et d'articulation des différentes parties. Ce sont des produits fabriqués en un seul bloc qui ne semble pouvoir être considérés que comme tel. ↩
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Simmel, Georg, « Pont et porte », op. cit., p. 161. ↩
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Voir Albert Piette, supra. ↩
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Cf. Agamben, Girogio, « Sur ce que nous pouvons ne pas faire », dans Agamben, Girogio, Nudités, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2019. ↩
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Ibidem. ↩
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Ibid., p. 65. ↩
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Ibid., p. 66. ↩
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Voir à ce propos les publications journalistiques actuelles autour des élections régionales où l'on peut croiser des titres tels que X veut un combat « projet contre projet » face à Y, etc. Nous pensons aussi à l'argument « parce que c'est notre projet » de la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron, formule commentée par Franck Lepage dans sa conférence gesticulée Inculture où il montre que le « projet » est le mot qui a remplace désormais, dans le vocabulaire des dirigeants, celui de « Hiérarchie ». ↩
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Piette, Albert, L'acte d'exister, op. cit., p. 29. ↩