L'entretien qui suit a été réalisé le 2 avril 2025, à l’écrit. Rémi Astruc, professeur des universités, a d’abord enseigné les lettres et la littérature, pour finalement s’intéresser au sujet des communs. Dans son approche, il croise alors la littérature et les arts à travers une perspective philosophique et sociologique. Il a accepté de répondre à nos questions dans le cadre d’une enquête concernant le design et les communs.
1. Formation et situation professionnelle
Célestine Bel1 : Bonjour. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et les communs. Notre entretien, qui va porter sur le design et les communs, comporte quatre volets. Le premier concerne votre situation professionnelle, votre domaine et les formations que vous avez suivies. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?
Rémi Astruc : Je viens des Lettres, je suis enseignant-chercheur de littérature générale et comparée, mais j’ai aussi une formation en sciences humaines (sciences politiques) et un goût, que j’ai développé au fil des années à travailler sur le sujet du commun, pour l’anthropologie et la philosophie. Je suis actuellement employé par l’Université de Cergy (CY Paris-Cergy) et mes recherches sur le commun et la communauté sont désormais financées en grande partie par l’Institut Universitaire de France (Chaire senior 2024).
2. Rencontre avec les communs
C.B : Notre présente enquête porte sur les communs et le design.
Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple.
À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?
R.A : Je me suis intéressé aux communs comme un prolongement et dans un sens un renouvellement de la problématique du commun et de la communauté. Pour moi, la pensée source est celle du philosophe Jean-Luc Nancy qui dans les années 80 (XXe siècle) a, parmi les premiers, posé la question de savoir ce qui pouvait et devait subsister de l’idée du commun, à la suite de l’effondrement du communisme soviétique, qui en avait trahi l’espoir. « Les » communs reprennent essentiellement une partie de cette interrogation plus générale à partir d’une réflexion socio-économique, issue des travaux en particulier d’Elinor Ostrom, et apparue surtout en France à la suite des publications de Pierre Dardot et Christian Laval. Je le mentionne car cela nous rapproche de la question du design, j’ai personnellement salué mais en la critiquant l’approche de ces derniers, parce que leur vision sacrifiait au passage la dimension esthétique et poétique de la lutte pour les communs, alors qu’elle est pour moi essentielle et peut-être même première : pas de politique des communs sans une vision esthétique de ceux-ci, et le design est directement en prise sur ce point.
3. Origine des communs
C.B : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?
R.A : Oui je suis d’accord, mon expérience me montre que le besoin des communs re-naît d’un sentiment de perte de sens de l’existence humaine en temps d’ultra-individualisme marchand. L’uniformisation du monde, qui procède d'une réduction drastique des possibles, notamment esthétiques, est ressentie par beaucoup comme une perte et une violence insoutenable, une négation d’une part essentielle de notre condition humaine. Réinvestir l’espace des communs du design, c’est soigner la blessure causée par une conception utilitariste et mercantile du monde, au profit d’une expérience de réappropriation des mondes désirables possibles et des modes de vie épanouissants que nous voulons y voir fleurir.
4. Commun et tiers-lieu de recherche
C.B : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des makerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?
R.A : C’est une proposition intéressante et plus compliquée qu’il n’y paraît. Elle repose sur la possibilité d’accéder réellement à une véritable pluri- ou trans-disciplinarité et ainsi à un autre rapport au savoir et à la pédagogie. Cela demande de bousculer beaucoup des positions généralement tenues pour acquises ou perçues comme imposées, pour se mettre dans les dispositions d’esprit et de corps où il n’y a plus ni expert ni ignorant, mais un autre rapport, commun, justement, au « faire », au double sens du « que faire ? » et du « comment faire ? ». L’effort à produire est immense mais il vaut le coup d’être tenté, à partir de ce qui me semble être la vertu cardinale d’un tel déploiement : la bonne volonté et la bienveillance, affects communautaires par excellence.
5. Conclusion
C.B : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?
R.A : Je voudrais juste souligner l’utilisation problématique selon moi que vous faites de « commun » au singulier et de « communs » au pluriel. Ce sont deux choses très différentes, qui ne se placent pas sur le même plan. Le Commun, que j’écrirais pour ma part volontiers avec un « C » majuscule, est un désir, une aspiration et donc une abstraction. Les « communs », pluriel et sans majuscule, sont un mouvement concret de lutte pour la réappropriation d’une dimension possible de l’économie et de la vie, entre le champ public et le champ privé. Les deux s’articulent étroitement mais ne se confondent pas.
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Célestine Bel est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025. ↩