L’entretien qui suit a été réalisé en visioconférence, le 10/04/2025. Michel Briand est directeur d’études émérite à l’IMT Atlantique, ancien membre du Conseil national du numérique (2013–2016), ancien élu à Brest et animateur du magazine contributif Innovation pédagogique. Engagé de longue date dans les réseaux coopératifs et la dynamique des communs, il co-anime plusieurs sites contributifs dont a-brest.net et bretagne-creative.net et depuis le Covid, les Riposte-Créative (Pédagogique, Bretagne). L’ensemble de ses travaux, ressources et publications est consultable sur : www.cooperations.infini.fr.
Léa Becquet1 : Bonjour Michel Briand. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui porte sur le design et les communs, comporte quatre volets.
Notre premier volet concerne votre formation et situation professionnelle. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?
Michel Briand : Je suis ingénieur de formation, diplômé de l’École centrale des arts et manufactures. Mon parcours a été assez varié : j’ai travaillé comme ajusteur, comme enseignant, puis j’ai repris un poste plus classique d’ingénieur à Télécom Bretagne, devenu aujourd’hui l’IMT Atlantique. J’y ai enseigné l’informatique et dirigé la formation des ingénieurs pendant plusieurs années.
Les projets dont je vais vous parler sont davantage liés à mon engagement politique. J’ai été élu à la ville de Brest pendant trois mandats, soit 19 ans, sur des sujets comme la démocratie locale, le numérique ou encore l’économie sociale et solidaire.
Je suis retraité depuis plusieurs années. J’ai souhaité continuer à m’investir, je tiens notamment un blog, Innovation pédagogique et transition, centré sur le partage des initiatives en transitions et des innovations pédagogiques dans l’enseignement supérieur francophone. C’est un site contributif dont la particularité est l’agrégation de contenus. En plus de quelques publications propres, il relaie les articles d’une trentaine de sites partenaires, ce qui permet de diffuser jusqu’à deux articles par jour. On y croise des contenus venus de France, de Suisse ou du Québec. Et ça marche bien : on a en moyenne 2 000 visiteurs par jour.
L.B : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?
M.B : C’est une vieille histoire. Depuis longtemps, je me situe dans une logique de coopération ouverte : produire des choses réutilisables par d’autres, documenter, partager.
Quand je m’occupais de l’accès public à Internet dans une association qui s’appelait CRéATIF, on a lancé une série de revues co-construites. Sur un sujet donné, comme l’accès public en milieu rural ou l’inclusion numérique des publics éloignés, on identifiait les usagers qui avaient mené des projets intéressants, les acteurs territoriaux de l’accès public à Internet.
Une personne du collectif était rémunérée pour mettre en forme les interviews. Et ensuite on rassemblait toujours toutes les personnes qui avaient été interviewés, qui voulaient bien venir pour répondre à quelques questions de fond et donc faire une coproduction en commun sur le sujet thématique sur lequel on travaillait. On en tirait un contenu, co-écrit, à partir de ce que les usagers avaient dit, des enjeux soulevés, des propositions. Ces revues, on en a publié une demi-douzaine, étaient éditées en version papier (cofinancées par des collectivités locales), et mises en ligne sous licence libre. Souvent, il y avait même plus de contenu sur la version numérique, car le format papier était limité.
L'idée, c'était effectivement de matérialiser une co-construction sur un sujet et d'élaborer des idées, des propositions à partir des acteurs concernés.
Un peu plus tard, à Brest, avec l’apparition des CMS (systèmes de gestion de contenu), qui permettaient de publier sans connaître HTML, on a lancé une dizaine de sites contributifs thématiques. Le principe était simple : n’importe quel usager pouvait publier, à condition de respecter une charte éditoriale. Il y avait un site sur la participation, un autre sur le numérique. Et puis petit à petit, l’idée s'est diffusée sur d'autres secteurs où les personnes de la ville ou les élus étaient intéressés, comme les questions d'égalité femmes hommes, la santé, les questions de solidarité internationale, de solidarité locale.
L’idée, c’était de donner à voir ce qui se fait sur le territoire, par les usagers eux-mêmes. C’était une forme de communication horizontale, à rebours de la logique institutionnelle qui préfère contrôler l’image et centraliser les discours. Et ça a marché : le site a-brest a atteint plus d’un millier de visiteurs par jour. A ma connaissance, aucun autre territoire en France n’a repris ce modèle. Parce que culturellement, ce n’est pas dans l’esprit des collectivités locales ou des élus de valoriser en donnant à voir de manière ouverte ce que font les usagers. Les sites institutionnels sont davantage conçus pour faire la promotion de la politique de la collectivité, pas pour mettre en lumière l’écosystème local.
Et puis il y a eu Wiki-Brest. Là encore, c’était un commun, mais sur un autre modèle. On s’est dit : pourquoi ne pas proposer aux usagers d’écrire eux-mêmes sur leur quartier, leur vécu, leur patrimoine ? Contrairement à Wikipédia, on revendiquait une écriture subjective. Des usagers racontaient leur mariage, la vie dans leur rue, la recette de leur grand-mère… Il y a eu un article très fort sur un bateau de nitrate d’ammonium qui avait explosé à Brest après la guerre, avec toute une série de témoignages de familles de marins.
On a accompagné cette écriture collaborative avec un atelier d’écriture publique chaque semaine pendant plusieurs années : on proposait des outils d’écriture journalistique pour aider les usagers : comment faire une accroche, une interview croisée, etc. Le projet a essaimé à Rennes, dans la Manche, et même en Allemagne, où des villes ont développé leurs propres wikis locaux.
Mais attention : un site contributif, c’est un commun vivant tant qu’il y a de l’animation. Dès qu’on arrête d’accompagner, de solliciter, d’inviter les usagers à écrire, cela s’essouffle. Et ça, c’est aussi un problème culturel : à l’école, on apprend à cacher sa copie, pas à publier. Très peu d’étudiant·es publient des textes de fond. Ce n’est pas dans la culture universitaire. Par exemple, la majorité des mémoires de master finissent dans un tiroir, alors qu’ils pourraient être partagés, résumés, diffusés.
Je suis convaincu que les freins au développement des communs et de la coopération ouverte sont avant tout des freins culturels. Ce sont des logiques profondément ancrées dans les façons de faire des décideurs, des responsables politiques, des institutions universitaires ou des experts : culture de la compétition, de la maîtrise du discours, du contrôle.
L.B : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?
M.B : Je ne partage pas tout à fait cette vision. Pour moi, les communs naissent avant tout du plaisir de coopérer, de faire ensemble en partage. C’est une disposition naturelle des êtres humains, bridée par l’éducation et nos institutions. Les communs sont une façon de se réapproprier cette capacité.
Comme je le disais plus tôt, cette capacité à coopérer est souvent entravée par des freins culturels solidement ancrés. Par exemple, je ne connais aucun site universitaire porté par un établissement où l’écriture et la publication sont ouvertes. Par ailleurs, les savoirs sont souvent cloisonnés : un étudiant inscrit en sociologie n’a pas accès à ce qui se fait en gestion ou en psychologie, il a encore moins accès aux savoirs enseignés dans une autre université. Pire encore : une fois diplômé, il perd l’accès aux contenus. Tout est verrouillé. Il serait pourtant simple de permettre à un étudiant curieux de consulter le cours d’un autre enseignant. Mais ce n’est pas dans les usages.
L.B : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?
M.B : Tout à fait ! Il y a déjà eu des initiatives proches de cette idée. Je pense au Ti lab à Rennes laboratoire d’innovation publique de la Préfecture de Bretagne et la Région Bretagne, porté par Benoît Vallauri. C’est un lieu ouvert où l’on retrouve des chercheurs, des agents des collectivités locales, et, dans une moindre mesure, des usagers.
L’un des projets emblématiques du Ti Lab s’appelle PorTReA, pour Portrait Territorialisé de la Relation e-Administrative. Il vise à cartographier, sur un territoire donné, les besoins des habitants en matière d’accompagnement aux démarches administratives dématérialisées, ainsi que les lieux ressources qui proposent cet accompagnement. La démarche se construit en coproduction avec des acteurs publics et associatifs.
Ils ont aussi animé la co-production d’un guide de la facilitation, UTILO. Le guide a été publié en version papier et en ligne, et a été téléchargé près de dix millie de fois.
D’autres lieux s’inscrivent dans cette logique. Il y a par exemple LaBase à Bordeaux, un espace ouvert où se croisent des chercheurs, des acteurs du design, des services publics, autour de l’innovation. Ce sont souvent les mêmes personnes qui portent ce type d’initiatives : à Rennes, les porteurs du Ti Lab étaient aussi derrière les projets Biblio Remix ou le laboratoire La Fabrique Citoyenne de la métropole Rennaise. Ce sont des gens baignés dans la culture du commun.
Dans le même esprit, il y a l’Open Factory, le FabLab de l’Université Bretagne Occidentale. C’est un lieu de fabrication ouvert, où sont organisés régulièrement des marathons créatifs de deux à trois jours sur des thématiques variées. On y invite les participants à imaginer et fabriquer des artefacts ensemble, et tout est documenté, souvent sur des plateformes comme Wiki-Rennes, pour permettre la réutilisation.
D’autres lieux comme La Base, ou les travaux d’Ultra Éditions, rentrent aussi dans cette dynamique de partage et de documentation. Ce sont des initiatives précieuses, mais encore trop peu nombreuses. Pour que ce type de tiers-lieu fonctionne vraiment, il faut qu’il y ait, sur un territoire donné, une culture partagée entre enseignants, agents publics, associations, designers… Et ce n’est pas toujours le cas.
Dans cette dynamique, il y a aussi eu un travail autour des compétences pour coopérer2. Elzbieta Sanojca a identifié onze compétences, dont trois compétences pivots comme la capacité à concevoir un projet, à penser un produit commun, etc. Ce travail s’inscrit dans la suite d’une formation à la coopération, appelée AnimaCoop, développée à Brest, dans laquelle on a déjà formé plus de 250 personnes. Tous les contenus de cette formation sont en ligne, libres, et réutilisables. Cela constitue un véritable vivier de coopération locale.
Mais pour que tout ça marche, encore faut-il qu’il y ait un véritable esprit coopératif. On a vu des personnes formées à la coopération, mais qui, en pratique, continuaient à fonctionner selon des logiques de contrôle : il fallait leur envoyer le contenu pour qu’ils le publient eux-mêmes. Or, coordonner un commun, ce n’est pas centraliser, c’est animer, encourager, faciliter. Et ça, ce n’est pas une évidence. C’est même souvent ce qui coince. Parce que la coopération ouverte n’est pas juste un outil ou une méthode, c’est une culture. Et cette culture est encore fragile : elle demande un véritable engagement, une remise en question des habitudes institutionnelles.
L.B : Je voudrais revenir sur nos échanges par courriel. Vous m’aviez dit ne pas vous identifier comme designer. Pourtant, à travers vos travaux et la manière dont vous décrivez vos projets, on perçoit une attention forte à la création d’espaces collaboratifs, co-construits avec les usagers. Cela me semble relever pleinement d’une pratique du design des communs. Est-ce une manière de faire que vous avez déjà associée, même ponctuellement, à une posture de designer ?
M.B : Je ne me suis jamais présenté comme un designer, même si certaines de mes actions pourraient relever de cette pratique. Ce que j’ai développé dans mon engagement d’élu ou dans l’espace ouvert de coopération numérique Riposte Créative Territoriale, ce sont des dispositifs qui n’existaient pas avant, conçus collectivement. On pourrait dire que ça relève du design, mais je les vis surtout comme des actes de coopération.
L.B : Vous évoquez le plaisir de coopérer comme moteur principal des communs. Je me demande s’il n’y aurait pas aussi une influence de la culture numérique dans cette approche. Est-ce que, selon vous, des logiques comme l’open source, les logiciels libres ou les plateformes contributives n’amènent pas, presque naturellement, à s’interroger sur les communs ?
M.B : Je ne pense pas que ce soit le point de départ. À mon sens, le numérique n’est pas la source des communs, il en est plutôt un facilitateur. La pratique des communs, pour moi, naît du plaisir de faire ensemble, de la coopération au quotidien, bien avant l’usage des outils numériques.
Et si on regarde ce qui existe aujourd’hui, les communs les plus nombreux en France n’ont rien à voir avec le numérique. Prenez les jardins partagés, par exemple. Il y en a environ un millier en Bretagne, avec dix à quinze personnes impliquées dans chacun. Ce sont des lieux où les décisions sont prises collectivement, où la production est partagée selon des règles définies ensemble. Ce sont des communautés auto-organisées, avec leur propre gouvernance. Les “commoners” en France ne s'identifient pas naturellement comme tels. Ils ne se revendiquent pas du mouvement des communs, mais leurs pratiques relèvent bien de cette logique : cultiver, partager, décider collectivement, transmettre.
Des structures comme Vert le Jardin à Brest, en sont un bon exemple. Elles ont démarré avec un jardin, puis ont développé une ferme urbaine, expérimenté d’autres formes de coopération et de partage. C’est vivant, inventif, évolutif, on pourrait parler de design social, sans nécessairement qu’ils s’identifient comme tel.
Donc oui, le numérique peut aider : il facilite la mise en réseau, la documentation, la réutilisation. Il a permis l’émergence des FabLabs, d’OpenStreetMap, de plateformes open source, de tiers-lieux contributifs. Mais pour moi, le moteur des communs reste l’envie de faire ensemble.
L.B : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?
M.B : Oui, une idée à laquelle je tiens : celle du compostage des idées. Quand une association ou une personne termine une étape, il faudrait documenter ce qui a été fait, pour laisser une trace utile aux autres. C’est ce qu’on a fait avec l’association Vecam : nous avons confié à la sociologue Anne Bellon la tâche de retracer l’histoire de la structure avant sa fermeture.
Selon moi, ce principe devrait s’appliquer partout. Pourquoi ne pas imaginer qu’un enseignant qui part à la retraite composte son travail, ses cours, ses contenus ? Ce serait un bien commun précieux, au lieu de laisser mourir ce travail dans un disque dur.
L.B : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.