L’entretien qui suit a été réalisé en visioconférence, le 03/04/2025. Malte Martin est graphiste et plasticien. Formé entre Stuttgart et les Beaux-Arts de Paris, il débute au sein du collectif Grapus avant de fonder son propre atelier graphique. À travers ses projets visuels, urbains ou scéniques, il explore le graphisme comme outil d’expression citoyenne, de mise en mouvement de l’espace public et de dialogue entre signes, gestes et territoires.
1. Formation et situation professionnelle
Léa Becquet1 : Bonjour Malte Martin. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui porte sur le design et les communs, comporte quatre volets.
Notre premier volet concerne votre formation et situation professionnelle. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?
Malte Martin : Je suis né à Berlin. Aujourd’hui je travaille et vis à Marseille et à Paris. J’ai d’abord étudié à l’École des beaux-arts de Stuttgart, qui s’appelle la Staatliche Akademie. Ensuite, je suis venu à Paris, à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. J’ai commencé comme plasticien, notamment à Stuttgart. C’était un cursus de pratiquement deux ans qui embrassait toutes les disciplines de création, avec une approche plastique. Ensuite, j’ai fait un Master 2 en design graphique. Parallèlement, à l’époque, j’ai aussi suivi une deuxième formation à l’université pour devenir professeur d’histoire de l’art et d’arts plastiques. Après mon Master 2, j’ai entamé un cycle de recherche. J’ai obtenu une bourse de recherche sur les romans graphiques en France, ce qui m’a amené à revenir ici, et j’y suis resté après sept années de recherche.
Ensuite, sur le plan professionnel, après avoir produit un livre, une sorte de mise en scène graphique autour de Ubu Roi, j’ai intégré l’atelier Grapus (qui existait encore à l’époque). Puis j’ai fondé mon propre studio de création. Deux structures sont ensuite nées : un atelier de design graphique et d’espace, que je partage aujourd’hui avec deux collègues, et une autre entité appelée Agrafmobile, qui a émergé un peu plus tard comme un laboratoire artistique à côté du travail de commande. Une troisième structure a aussi vu le jour : la plateforme Social-Design. C’est une plateforme numérique recensant des concepteurs transdisciplinaires (architectes, paysagistes, designers graphiques, designers culinaires, etc.), qui travaillent de manière contextuelle dans une démarche de design social.
2. Rencontre avec les communs
L.B : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?
M.M : Il faudrait encore définir ce que sont les communs [rires]. Ma rencontre avec ces notions-là est venue assez tôt dans ma pratique du design graphique. Très vite, j’ai constaté un décalage avec les choix que j’avais faits à l'école d’art, où j’avais plutôt une approche plasticienne. À l'époque, ma motivation était de créer des signes qui circulent dans l’espace public, en dehors des lieux consacrés à l’art comme les musées ou les galeries, pour créer des formes accessibles au plus grand nombre. C’est cette visée qui m’a fait porter mon choix vers le design graphique.
Mais dans la pratique, j’ai rapidement constaté une privatisation de l’espace public. Les espaces d’affichage, comme les panneaux quatre par trois, par exemple, étaient monopolisés par des produits commerciaux, ceux qui pouvaient se les payer. L’espace urbain est saturé de signes marchands ou administratifs, et il ne reste plus grand-chose pour les citoyen·nes. C’est ce constat qui a motivé la création d’Agrafmobile : pour réfléchir à des démarches de reconquête de l’espace public, pour recréer une agora, et pour « pirater » cette privatisation. Dans ma conception un peu idéalisée de l’agora, celle-ci est à l’image de l’imaginaire des habitant·es. Et pour moi, c’est là une première définition du commun : rendre à nouveau l’espace public à celles et ceux qui le vivent.
Et c’est aussi ce qui m’a amené à me demander ce qu’on pouvait produire, comme signes, dans cet espace public déjà saturé. Je parle souvent de pollution visuelle : à force d’être submergé·es par les messages publicitaires ou administratifs, on perd la possibilité d’imaginer d’autres récits, d’autres formes.
3. Origine des communs
L.B : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?
M.M : Je crois que je l’ai évoqué à un moment : cette question des signes dans l’espace public provient d’une forme de souffrance, et d’un constat d’échec sociétal. Ce qu’on appelait autrefois l’agora, l’espace public, devrait être un lieu partagé par tous les habitants, un lieu où chacun peut déployer son imaginaire. Mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, cet espace commun est colonisé par des signes privés ou administratifs. Cela peut générer une forme de souffrance individuelle, notamment en tant que designer. Mais au-delà, on peut parler de vraie pollution visuelle. Il suffit de regarder les entrées de villes périurbaines : des séries de panneaux publicitaires quatre par trois, parfois une dizaine, avant même d’atteindre la ville. C’est, à mon sens, une forme de pollution, tout aussi dommageable que les autres formes de pollution. Et c’est précisément dans ce genre d’exemples que se situe, pour moi, une certaine souffrance, mais aussi une motivation à faire autrement. Certes, cela touche au visuel, mais on peut l’élargir à d’autres domaines.
Prenons l’exemple du design automobile : les formes actuelles des SUV ne peuvent être perçues que comme un échec sociétal, et peut-être aussi une souffrance individuelle pour certains designers. Et on sait bien tous les problèmes que cela engendre ensuite, sur le plan environnemental ou autre. Ce genre de constat peut s’appliquer à presque tous les secteurs.
Cela renvoie, je pense, à un dilemme fondamental du design, présent dès ses origines. Le design est né en Occident, au moment de la révolution industrielle, avec l’arrivée de nouveaux moyens de production et de nouvelles technologies. D’un côté, un potentiel émancipateur : la production de formes n’est plus réservée à une élite. Pour illustrer : on ne parle plus de l’artisan d’art qui fabrique des fourchettes en argent ciselées pour les aristocrates et la grande bourgeoisie. L’industriel, désormais, peut faire appel à un designer pour concevoir une belle fourchette, qu’il reproduira à grande échelle, et rendra accessible au plus grand nombre. Dans ce sens, le design porte un projet de démocratisation culturelle. Mais en parallèle, il accompagne aussi l’essor du capitalisme. Il sert à enjoliver, à rendre présentables, tous les effets nocifs de la production de masse. À les masquer, en quelque sorte.
Je me souviens d’un exemple – que j’ai moi-même rencontré dans mon parcours : on reprochait au design suisse, aussi brillant soit-il, de produire surtout des packagings pour l’industrie pharmaceutique locale. Notamment pour le DDT, ce pesticide aujourd’hui interdit, qu’on pourrait comparer au Monsanto de l’époque. Un produit toxique, destructeur du vivant… mais qui était très bien packagé. Très bien vendu. C’est là qu’apparaît ce dilemme : est-ce que le designer est seulement là pour emballer un produit sur lequel il n’a aucun pouvoir, même si ce produit est issu d’un système destructeur ? Ou bien peut-il devenir un créateur global, qui travaille avec les ingénieurs, avec la chaîne de production, pour concevoir des objets utiles, produits avec le moins d’impact environnemental possible, les plus ergonomiques, les plus justes, les plus émancipateurs ?
4. Commun et tiers-lieu de recherche
L.B : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?
M.M : Bien sûr ! Et ce genre de lieux existe déjà par endroits. Des collectifs mêlent souvent designers, sociologues, anthropologues… Il faut juste que ces lieux ne restent pas en vase clos. Ils doivent influer sur les processus de production à grande échelle. Sinon, ils restent des « coups d’éclat » isolés.
J’ai écrit là-dessus dans un texte que je peux vous transmettre : « Pour des laboratoires des communs et de la création urbaine ». Il revient sur les dynamiques de tiers-lieux, souvent installés dans des friches ou des quartiers populaires. Le problème, c’est qu’on y importe nos codes esthétiques, souvent étudiants, qui ne permettent pas aux habitants de se projeter dans une vie meilleure. Ce sont des lieux parfois éphémères, pauvres en moyens, et les habitants finissent par se dire « on n’a pas droit à mieux ». Je pense que l’on peut interroger cette esthétique « bricolée », c’est-à-dire « palette + récup », qui fait sens pour nous mais pas forcément pour ceux qui vivent là toute l’année. L’exemple que je donne souvent, c’est quand je travaillais à l’usine l’été quand j’étais étudiant. J’allais trop vite sur la chaîne, les ouvrières m’ont dit « Ralentis ! Toi tu repars dans un mois, nous on fait ça toute notre vie. » C’est la même chose ici : on fait un projet pour trois mois, mais les usagers doivent vivre avec le projet sur une période beaucoup plus longue.
L.B : J’aimerais revenir sur la notion de design éco-social. Selon vous, est-ce qu’un projet de design éco-social implique nécessairement une démarche liée aux communs ?
M.M : Oui, pour moi c’est logique. Un design éco-social tient compte de responsabilités sociétales et environnementales. Mais attention, on peut aussi avoir des contradictions : un designer peut créer une aire de jeux qui favorise le commun, mais avec des matériaux non durables. Inversement, on peut avoir des objets très écoresponsables qui sont tellement chers qu’ils sont élitistes. Je pense à cette chaise faite à partir d’un buisson qu’on fait pousser pendant deux ans. Très symbolique, mais pas accessible du tout.
L.B : Pour rebondir sur l’exemple que vous évoquiez concernant le design graphique suisse, parfois mobilisé pour valoriser des produits à l’éthique discutable, je me permets de soulever une question liée à la place du graphiste dans la chaîne de conception. En tant que designer graphique, j’ai le sentiment que notre discipline intervient fréquemment en aval des processus décisionnels, contrairement au design produit ou au design d’espace qui sont davantage impliqués en amont. Cette position « en bout de chaîne » tend à limiter notre marge de manœuvre critique vis-à-vis du contenu à représenter, et peut nous placer dans une posture de mise en forme d’objets ou de discours que nous n’avons pas contribuée à questionner. Partagez-vous cette lecture ? Est-ce, selon vous, une spécificité du design graphique dans son rapport aux enjeux éthiques ?
M.M : Oui, c’est pour ça que je m’oriente de plus en plus vers d’autres formes de design. Le design graphique, en l’état, laisse peu de prise sur le processus de production lui-même. Bien sûr, le graphisme peut influer par la manière dont il formule les messages, mais on reste très dépendants des structures de commande. Parfois, on en arrive à coller une étiquette « écoresponsable » sur du papier recyclé… qui pollue plus que du papier neuf. Et côté numérique, c’est pareil. On se dit que c’est plus propre, mais l’hébergement des sites, les images, les typographies… tout ça consomme énormément.
C’est là qu’est tout le dilemme : on veut créer de manière responsable, sans pour autant perdre la capacité de déployer un imaginaire. J’essaie d’être cohérent, mais pas dogmatique. Sur certains sujets, je peux adopter une posture radicale, mais dans l’ensemble, je refuse de me priver des moyens de faire émerger des formes sensibles. Le design graphique a un impact environnemental assez faible comparé à la force qu’il peut avoir en termes de message ou d’émotion. Si on sacrifie tout au nom de la sobriété, on risque d’appauvrir les imaginaires, et donc notre capacité à penser d’autres futurs.
L.B : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?
M.M : Peut-être une chose : je pense qu’il faut questionner le terme même de « design pour tous ». À l’époque du Bauhaus, c’était vu comme un projet de démocratisation. Mais on interrogeait peu les effets du productivisme : l’extractivisme, le nivellement esthétique… Le design des communs pourrait être une façon de les réinterroger. Pas forcément faire les mêmes objets pour tous, mais produire autrement, collectivement, durablement.
L.B : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.
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Léa Becquet est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025. ↩