Entretien avec Lilian Ricaud
Léa Becquet

L’entretien qui suit a été réalisé par téléphone, le 09/04/2025. Lilian Ricaud est chercheur et designer spécialisé dans les stratégies de conception collaborative. Depuis 2006, il accompagne des collectifs en combinant approche systémique, outils numériques et formats créatifs. Il propose un accompagnement personnalisé visant à co-créer des solutions adaptées aux besoins spécifiques de chaque projet. Sa démarche repose sur une approche écosystémique de la coopération, intégrant la pensée design, des stratégies agiles et les langages de patterns. Ses travaux et publications sont disponibles sur son site personnel : www.lilianricaud.com.

Léa Becquet1 : Bonjour Lilian Ricaud. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui porte sur le design et les communs, comporte quatre volets.

Notre premier volet concerne votre formation et situation professionnelle. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?

Lilian Ricaud : Mon parcours est un peu hétéroclite. J’ai d’abord suivi une formation en biologie végétale, puis travaillé dans des laboratoires de recherche. Par la suite, je me suis tourné vers la co-conception d’outils et de démarches coopératives avec des usagers que j’ai accompagnés. C’était il y a une vingtaine d’années, à l’époque des débuts du Web 2.0, quand les usages participatifs du web et les outils collaboratifs en ligne commençaient tout juste à émerger dans leurs fondements.

Puis je me suis formé en étudiant et en expérimentant le design thinking, les méthodes agiles. J’ai aussi suivi un Permaculture Design course, et beaucoup exploré la permaculture qui,loin d'être un recueil de techniques est avant tout une science du design écologique, technique et social.

Enfin le travail de l'architecte Christopher Alexander constitue une référence pour moi. Cela reste un auteur quasi-inconnu en France et particulièrement dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme. Pourtant son travail a eu une influence majeure auprès des développeurs notamment via la notion de design patterns et a directement inspiré la création du Wiki et l’invention des méthodes agiles.

J'ai étudié pendant plus de 10 ans son approche car comme le design permaculturel, il s'agit selon moi d'une méthode de design systémique qui appréhende le design avec une vision multi-dimensionnelle et intégrative. Dans mon travail de recherche j'ai d'ailleurs publié un article pour montrer les similarités entre ces deux approches et promouvoir leur usage dans pour le design et la transformation de systèmes complexes (http://www.lilianricaud.com/travail-en-reseau/patterning-permaculture-design-ecosystemique/ )

Christopher Alexander propose un répertoire de patterns, des patrons de conception réadaptables au contexte, qui peuvent être combinés comme les mots d’un langage pour concevoir des architectures, de l’échelle de la maison à celle du quartier ou même de la région.

Il a aussi proposé une méthode générative où l’on conçoit un dispositif en partant des usages et des configurations existantes avec une vraie démarche de co-conception menée avec les usagers.

Par exemple, plutôt que de lister des aspects fonctionnels puis de concevoir un plan papier seul dans son bureau, on va plutôt aller sur le terrain avec les usagers et partir des usages, des besoins et des désirs des personnes. A partir de là, on prototype avec des choses simples, du carton, des bambous, pour créer des modèles qui permettent aux utilisateurs de se projeter dans leurs usages et de tester rapidement des hypothèses. On fait ainsi évoluer le projet en cycles de prototypage successifs en impliquant les gens à chaque étape. A chaque étape, la formalisation des éléments du projet sous forme de patterns assure la cohérence du projet et son adaptabilité au contexte.

Personnellement, je l’ai réinterprétée et expérimentée dans différents projets co-conçus avec des usagers, pour la mise en place de systèmes d'information, d'un tiers-lieu ou d'une ferme communale...

L.B : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?

L.R : Alors, ça fait une quinzaine d’années que je m’intéresse à ce qu’on appelle les communs. Aujourd’hui la notion de communs est souvent vue seulement à travers son aspect partage de ressources open source. Or il y a une vraie différence entre créer une ressource en ligne, et construire un commun.
Au-delà de la ressource, un commun, c’est avant tout un processus social, ce sont des règles de gestion, des pratiques partagées, une communauté qui vit et s’organise pour prendre soin de cette ressource.

Par exemple, dans le monde du logiciel, c’est très parlant : deux écoles coexistent. L’open source, qui porte une vision plus technique, fonctionnelle, centrée sur la possibilité de réutilisation. Et le logiciel libre, qui porte en plus une vision politique, un idéal de société, une éthique du partage. Aujourd’hui, des géants comme Google ou Facebook utilisent de l’open source, mais sans pour autant créer de communs. Ils partagent la ressource, mais sans s’engager dans une gouvernance partagée ou un penser à l’intérêt collectif. Un commun, ce n’est pas juste un dépôt de code. C’est un équilibre entre une ressource, une communauté et un ensemble de règles partagées. Et c’est là pour moi que l’open design peut devenir intéressant : quand il fait le lien entre un partage technique et un processus collectif vivant. Alors il peut devenir un commun.

Et donc, au fil des années, je me suis intéressé à la création de processus de commoning autour de ces ressources partagées, notamment à travers la notion d’innovation sociale ouverte. Derrière ce terme, l’idée est de pouvoir partager des répertoires de pratiques d’innovation sociale de la même manière que les développeurs partagent des bibliothèques de codes ou que les makers partagent des répertoires de plans de machines ou d’objets ouverts.

Dans cet esprit d’innovation sociale ouverte j’ai partagé beaucoup de ressources libres dans les domaines que je connais le mieux, la facilitation et le numérique et ceci a abouti à la création des Métacartes, des boites à outils sous forme de cartes qui permettent de concevoir des réunions collaboratives ou des dispositifs numériques plus éthiques. Ces boîtes à outils ont été conçues en partant de communs existant et co-conçues avec d’autres praticiens pour créer un commun partagé qui guide les designers dans leur démarches, qu’ils soient professionnels ou amateurs.

L.B : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?

L.R : C’est une bonne question. Je ne suis pas très impliqué dans le monde du "design" à proprement parler, même si j’ai participé à la Biennale du design, où le thème tournait autour des communs. Ce que j’ai pu observer de mon côté, c’est qu’un commun émerge souvent lorsqu’il y a un vide, un manque, un besoin qui n’est pas couvert par les structures existantes et que souvent cela démarre avec un individu seul qui commence à avancer de manière ouverte pour répondre à son besoin. Si son idée résonne avec d’autres personnes, alors un collectif se met en action pour produire quelque chose ensemble.

L’avénement de communs en design est pour moi une chose essentielle. Pour le meilleur ou pour le pire, le design est politique. Quand on fait le choix de concevoir des bancs "anti-clochards" pour chasser les précaires des centres-villes, quand on utilise des “dark patterns“ pour tirer parti des failles de la psyché humaine et vendre des produits ou des idées, cela a un impact très concret sur la société.

En tant que designer, on fait des choix et ces choix ont des conséquences. On peut concevoir des architectures capacitantes qui donnent du pouvoir d’agir aux utilisateurs ou décapacitantes qui les enferment. On peut concevoir des architectures qui incluent ou qui excluent.

Le design est donc une chose trop importante pour être laissée aux mains des designers. C'est pour cela que je défends des communs du design qui démocratisent ces pratiques et du design en commun, pas juste une consultation pour faire du “participatif-washing”, mais une vraie conception partagée où les usagers sont associés dès les début et participent à l'élaboration de la problématique.

Par exemple, il me semble important qu’ils puissent aussi questionner la question de départ et que leur participation ne se limite pas juste à proposer quelques réponses à une question fermée qu’ils n’ont pas choisis comme c’est le cas de la plupart des démarches dites participatives.

Ce changement de culture n’est pas aisé et, en pratique, il serait important d’avoir des communs du design pour outiller les citoyens et usagers et pas seulement les designers.

Dans cet esprit, la boîte à outils Métacartes Numérique Éthique propose des outils de conception pour interroger les modalités des dispositifs numériques, quels outils on utilise, comment on les utilise. Mais elle permet aussi et surtout d’interroger les finalités de ces dispositifs, pourquoi nous les mettons en œuvre et est-ce que notre démarche est cohérente ? Enfin, pour faciliter et démocratiser les démarches de conception, elle propose un cadre qui guide les personnes dans leur cheminement, même si elles ne sont pas expertes du sujet à la base.

L.B : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?

L.R : Des lieux comme ceux-là existent déjà, au moins partiellement et j’ai ausi pu participer à certaines formes éphémères. Comme lieu, il y a par exemple La MYNE à Lyon, que vous connaissez peut-être. Ce lieu rassemble des chercheurs, des designers, des gens qui travaillent à faire de la recherche et du design en communs avec des usagers.

Au dela des lieux physiques, il y existe aussi des tiers-lieux éphémères, des événements interdisciplinaires comme Museomix, Co-construire, les résidences organisées par la 27eme région ou encore certains hackathons qui rassemblent usagers, chercheurs, designers, développeurs, bricoleurs. Tous ces événements représentent selon moi des “tiers-espaces” qui possèdent les mêmes caractéristiques que les tiers-lieux. Bien qu’éphémères, ils peuvent préfigurer de futurs lieux plus pérennes. On pourrait ainsi imaginer un évement co-créatif sur le design et les communs qui préfigurerait un futur lieu ou réseau de lieux.

Enfin il y a aussi des lieux virtuels, à travers des réseaux comme Tiers-Lieux Edu ou Movilab qui documentent et partagent énormément de ressources sur la manière de faire vivre un tiers-lieu, de le gérer, d’y pratiquer du design, de penser la gouvernance comme un commun, etc. Donc je dirais que ce type d’espaces existe déjà, même s’il n’y a pas un lieu dédié au design et identifié comme tel. Il manque peut-être une mise en réseau plus formelle entre tous ces acteurs, mais les pratiques, elles, sont bien vivantes.

J’ajouterai aussi que, en France, on a une vision du design qui est encore très associée à l’esthétique. Le design est souvent vu comme le fait de concevoir une "belle chose", bien dessinée, bien formée, la fonctionnalité étant secondaire. Alors que dans les pays anglo-saxons, on parle de "design urbain", de "design de politique publique", de "system design", etc. C’est un mot beaucoup plus axé sur la fonctionnalité, qui recouvre l’idée de conception au sens large. Du coup, en France, j’observe qu’il existe beaucoup de projets qui sont clairement dans des pratiques design mais sans se reconnaître dans ce terme ou qui n’osent pas s’appeler ça comme ça, parce qu’ils ne le perçoivent pas comme tel ou ne sentent pas légitime.

L.B : Je voudrais revenir sur les principes d’agilité et de co-conception que vous avez évoqués au cours de l’entretien. On pourrait considérer que le design thinking ou certaines méthodologies issues de l’UX design en sont des applications concrètes. Est-ce qu’on peut, selon vous, faire un rapprochement entre la démocratisation de ces approches et l’émergence du design des communs ?

L.R : Oui et non. Comme pour le code open source, je suis assez critique sur la manière dont l’agilité ou le design thinking est appliquée dans les grandes entreprises ou les institutions. Souvent, elles reprennent les mots et les méthodes sans en comprendre l’esprit, ce qui abouti souvent à des absurdités. L’agilité, ce n’est pas juste une méthode, c’est un changement de culture. Si on reste dans une logique descendante où tout est planifié à l’avance, on n’est pas dans un processus véritablement émergent ou collaboratif, donc on peut changer les noms des rôles et des ateliers, cela ne changera pas vraiment le modèle. Donc la démocratisation des approches méthodologiques est intéressante et nécessaire, mais comme je le disait à propos de l’open source, cela ne suffit pas en faire un commun. Par ailleurs un commun du design devrait s’interroger avant tout sur ses finalités, pourquoi il existe, et pas seulement sur ses modalités, comment le faire et vérifier régulièrement la cohérence entre les deux au risque de perdre tout son sens.

L.B : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

L.R : Oui, je trouve intéressant d’aborder la question de la transmission et de la durabilité des communs. Qu’est-ce qui fait qu’un commun peut continuer d’exister même quand les personnes qui l’ont initié ne sont plus là ? Comment faire transmettre les savoirs, les outils, les pratiques, sans qu’ils se perdent ?

Il y a là un enjeu de documentation, de transmission intergénérationnelle. Et aussi un enjeu de penser "compostabilité" : comment les communs peuvent se transformer, muter, nourrir d’autres communs à venir ? C’est une logique inspirée du vivant : un commun, ça naît, ça vit, ça meurt peut-être, mais ça peut fertiliser autre chose. C’est pour ça qu’il faut penser à des formats ouverts, facilement réappropriables, transmissibles. Il faut rendre les pratiques et les objets produits transférables. Sinon, on peut les perdre.

Travaux de références sur le design et l’innovation sociale ouverte :

Permaculture Patterning, a design framework for systemic transformation, Ricaud, L. (2014) Spanda Journal

https://www.academia.edu/14083615/Permaculture_Patterning_a_design_framework_for_systemic_transformation

Pattern languages as a design tool to tackle “wicked problems” in sustainability science (2021), GAIA - Ecological Perspectives for Science and Society

https://www.ingentaconnect.com/content/oekom/gaia/2021/00000030/00000004/art00007#

Open social innovation, a new intellectual framework to facilitate the sharing of social practices. Ricaud, L. (2014)

https://www.academia.edu/7594341/Open_social_innovation_a_new_intellectual_framework_to_facilitate_the_sharing_of_social_practices


  1. Léa Becquet est étudiante en master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025.