Étienne Delprat est architecte, chercheur et artiste. Il collabore avec diverses institutions et créateurs dans le cadre de projets au croisement de l'urbanisme, de l'art et du développement durable. Il a également cofondé le collectif YA+K – au sein duquel il a été lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2016 – qui réunit de jeunes architectes, urbanistes et designers autour de projets qui questionnent et investissent parallèlement les champs de l’urbanisme, de l’architecture, du design et de l’action culturelle.
1. Formation et situation professionnelle
Marie Desthomas1 : Bonjour Étienne Delprat. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui va porter sur le design et les communs, comporte quatre volets.
Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement?
Étienne Delprat : Je suis architecte de formation. Après l’obtention de mon diplôme, j’ai entamé une thèse à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), que j’ai finalement abandonnée, ressentant le besoin de m’engager davantage dans la pratique et le terrain. J’ai alors travaillé plusieurs années dans différentes agences, notamment au sein d’AWP, où j’ai participé à des projets prospectifs.
Par la suite, j’ai cofondé l’agence YA+K, dont l’idée initiale était de construire dans l’espace public avec les usagers. Après plusieurs projets, j’ai décidé de reprendre mes études et ai suivi un Master 2 en « Projets culturels dans l’espace public » à l’Université Paris 1. Cette formation m’a permis de formaliser et d’outiller certaines méthodologies que nous expérimentions déjà au sein du collectif.
YA+K s’est structurée à partir du festival Bellastock, un festival d’architecture éphémère organisé à Belleville. Quelques années plus tard, j’ai repris un travail de recherche en thèse à Paris 1. À l’époque, les thèses en architecture ou en design étaient encore peu courantes, mais j’ai eu l’opportunité de travailler sous la direction d’Olga Kisseleva, artiste contemporaine, qui menait un projet en Islande sur le paysage. Ma thèse, intitulée Architecture expérimentale : penser et agir une pratique située, s’est construite autour de l’analyse des projets développés par YA+K. Elle m’a également conduit à explorer les filiations entre ces démarches et celles de praticiens, architectes et artistes issus des mouvements radicaux et expérimentaux des années 1960-1970.
Quelques années plus tard, nous avons installé notre structure à Bagnolet, où nous avons fondé une société d’architecture sous forme de SAS avec quatre associés, en cohabitation avec des associations. En parallèle, j’ai obtenu un poste de maître de conférences en arts plastiques à l’Université Rennes 2, où j’enseigne notamment sur l’espace public, l’art in situ et les pratiques artistiques collectives.
Aujourd’hui, mon travail de recherche s’ancre à Bagnolet, où je vis et travaille. Je m’intéresse particulièrement à la figure de l’architecte-artiste-habitant, développant l’hypothèse selon laquelle l’engagement total – dans le travail, la recherche et la vie quotidienne – au sein d’un même territoire permet de nourrir une réflexion et une action situées.
2. Rencontre avec les communs
M.D : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple.
À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?
E.D : Mon intérêt pour la notion de commun s’est développé par deux biais principaux. Le premier est lié à ma pratique de l’espace public. Travailler sur l’espace public, c’est non seulement concevoir sa matérialité, mais aussi prendre en compte les dynamiques sociales et politiques qui s’y jouent. L’espace public peut être vu comme une forme de commun, car il implique une gestion collective, une co-construction et une négociation permanente avec les institutions qui en ont la charge. Dans nos projets, nous constatons que nous ne définissons pas seuls les modalités de fonctionnement de ces espaces ; elles émergent des usages et des interactions avec les acteurs concernés.
Le second biais est plus théorique. J’ai commencé à m’intéresser à la notion de commun en constatant son omniprésence dans le débat public et dans le champ théorique et médiatique. Lors d’une présentation, je m’étais amusé à analyser les affiches des campagnes municipales et j’avais remarqué que de nombreuses listes politiques revendiquaient le terme de « commun ». Dans le domaine du design, cette notion a pris une place importante, notamment à travers l’open design ou le design écosocial, qui mettent en avant le partage des connaissances. Mais ce qui m’a vraiment marqué, c’est la vision des communs développée par Elinor Ostrom et Christian Laval. Leur approche dépasse la seule question du partage des ressources pour poser un véritable enjeu politique : comment redéfinir les modes de gouvernance et de prise de décision collective autour de ce que nous considérons comme un bien commun ?
Cette approche a aussi une dimension économique, dans la mesure où elle dissocie la propriété de l’usage et propose d’autres modalités de gouvernance et de gestion collective. Assez rapidement, et en étant proche des travaux de Pascal Nicolas-Le Strat, j’ai été amené à m’intéresser à la notion de « commun oppositionnel », qui m’a permis de développer l’idée d’une « architecture oppositionnelle ». Par exemple, une manifestation peut être considérée comme une forme d’espace public oppositionnel : elle revendique un droit à l’espace public en s’inscrivant dans un cadre institutionnalisé, mais en y opposant une présence contestataire. Je m’intéresse ainsi aux espaces qui se construisent à travers des communautés engagées dans une revendication ou la nécessité d’affirmer quelque chose face à des architectures préexistantes et imposées.
Dans nos activités de designer, les communs ne sont pas seulement un cadre théorique, mais un véritable moteur : il ne s’agit pas simplement de concevoir et dessiner des objets, mais de contribuer à l’émergence de dynamiques collectives, d’élaborer et de construire un lieu commun. Cette approche est fondamentalement politique et centrée sur le fonctionnement des communautés. Pour moi, il n’y a pas de méthode unique : chaque projet est situé et répond à un contexte précis.
Un « design du commun », ce serait quoi ? Peut-être une manière de réfléchir à comment donner forme à cet idéal d’existence partagée. Je pense qu’il est essentiel de poser des termes et de définir des champs d’action, mais si je devais situer mon travail, il relèverait avant tout de l’architecture et de l’art.
3. Origine des communs
M.D : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?
E.D : Il y a sans doute, au point de départ, une forme d’insatisfaction ou de souffrance, mais je pense que l’essentiel réside surtout dans une prise de conscience et une responsabilité collective. Par exemple, face aux ressources et à ce dont nous héritons, nous sommes amenés à réfléchir à ce que nous allons transmettre, notamment dans un contexte mondial incertain. Ce questionnement pousse certains à s’approprier la notion de commun, non seulement comme une nécessité, mais aussi comme un engagement.
L’émergence d’un commun peut être liée à une quête, à une lutte, ou à la volonté de faire exister quelque chose qui n’existe pas encore. Prenons l’exemple d’un jardin partagé : c’est le collectif qui se réunit et s’engage pour lui donner vie. Ce processus met en jeu la relation entre les communs, l’espace public et les institutions. Mais il n’y a pas une seule manière de voir les choses : toutes les hypothèses sont valides. Ce qui me semble central, c’est que la quête du commun est avant tout une recherche d’autres manières de faire et de s’organiser.
Je m’appuie beaucoup sur le travail de Bruno Latour, qui distingue le collectif de la société : le collectif est une dynamique en constante évolution, ce qui me semble pertinent pour penser la notion de commun. Un commun n’existe que dans la mesure où des individus s’engagent activement à faire exister une dynamique partagée, où chacun trouve sa place avec ses savoirs et son temps. Cette dynamique collective est fluide, adaptable, toujours en mouvement.
En tant que chercheur et concepteur, nous nous inscrivons dans cette logique des communs en cherchant à élaborer des méthodes et des outils. Mais si l’on adopte un regard sociologique et que l’on observe un groupe de citoyens qui défendent un jardin partagé menacé de destruction, on constate que ce commun se construit sans forcément impliquer de concepteurs. Les participants mobilisent leurs propres compétences, réseaux et outils pour faire exister leur projet. Ce qui est fascinant, c’est justement cette capacité à sortir des modèles institués et à inventer de nouvelles formes d’organisation et d’action collective.
4. Commun et tiers-lieu de recherche
M.D : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?
E.D : Bien sûr, c’est précisément ce que nous faisons ici. Mais la manière dont la question est formulée est intéressante, car elle sous-entend qu’un tel espace reste à imaginer. Or, ces lieux existent déjà sous différentes formes.
Le terme de « tiers-lieu » est très en vogue, mais personnellement, je préfère parler de « lieu tiers ». La nuance est importante : il ne s’agit pas tant de créer un type d’espace spécifique que de réfléchir à la manière dont certains lieux peuvent remplir cette fonction intermédiaire. Dans nos travaux, nous parlons aussi d’« urbanisme intermédiaire », car nous nous interrogeons toujours sur la façon dont des espaces peuvent favoriser la rencontre entre différents champs de savoirs et de pratiques, entre la recherche et le terrain.
Dans cette perspective, habiter est une activité continue, quotidienne. Le commun est donc déjà à l’œuvre avant même que l’on ne formalise un espace dédié. Ce qui importe, c’est que chacun – quelle que soit son étiquette – puisse investir ces lieux, s’y déployer, et y trouver une forme d’enrichissement, aussi bien personnel que professionnel. Pour un chercheur, cela nourrit son travail ; pour d’autres, c’est une manière de contribuer et d’échanger.
L’histoire des tiers-lieux illustre bien cette dynamique, notamment à travers l’inspiration du first space, où s’opèrent des croisements entre sphères privée et publique. Mais je pense que nous pourrions aller plus loin et inventer d’autres termes, d’autres façons de nommer et de penser ces espaces, car la notion de tiers-lieu, dans sa popularisation, atteint aussi ses limites.
5. Conclusion
M.D : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?
E.D : Non
M.D : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.
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Marie Desthomas est étudiante en master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025. ↩