Entretien avec Christophe Laurens
Oula Al Chayb

L'entretien qui suit a été réalisé par écrit le 14 avril 2025. Christophe Laurens est architecte, paysagiste et enseignant. Membre fondateur et administrateur de l’Institut « Momentum », il s’engage depuis plusieurs années dans la réflexion autour des transitions écologiques et sociales. Il a exercé les métiers d’architecte et de paysagiste pendant plus de vingt ans, avant de cofonder le master « Alternatives urbaines » à Vitry-sur-Seine. Il est également l’auteur de Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, publié aux éditions Loco en 2018.

1. Formation et situation professionnelle

Oula Al Chayb1 : Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?

Christophe Laurens : Je suis architecte, paysagiste et j'enseigne dans le master d'arts appliqués, mention design d'espace de Vitry/Seine intitulé « Alternatives urbaines ».

2. Rencontre avec les communs

O.AC : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?

C.L : Les occasions sont nombreuses puisque le conflit entre biens communs et intérêts privés, qui reste la source de ce sujet, est une très vieille question politique. Je ne saurais dater les premiers questionnements à ce propos, mais cela remonte probablement à l'enfance de manière immanente à l'éducation que j'ai reçue.
Sur le plan théorique l'une des occasions les plus saillantes reste bien sûr l'analyse de Hardin sur la « tragédie des communs », et puis en 2009, le prix Nobel d'économie d'Elinor Ostrom a considérablement poussé cette notion de communs sur la scène intellectuelle mondiale développant ainsi des recherches auxquelles je participais dans le cadre de publications sur l'écologie politique avec notamment la revue Entropia.

Les communs qui m'intéressaient étaient alors ceux qu'Elinor Ostrom a développés dans ses recherches, c'est-à-dire des communs politiques qui cherchaient à se construire et à se théoriser pour tenter de résister à la séparation de la sphère économique et de la sphère anthropologique qui conduit au démantèlement des communautés humaines. Vingt ans plus tard, force est de constater que c'est un immense échec collectif des pays industrialisés où la quasi-totalité de l'énergie humaine est utilisée à nourrir la concurrence entre individus.

3. Origine des communs

O.AL : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?

C.L : En design, comme en tout domaine, il me semble que ce qui nourrit l'avènement des communs est assez simplement un désir de faire des choses ensemble ; ce qui est presque une définition de ce que l'on appelle la culture. Et s'il y a souffrance, ou insatisfaction, elle est du côté de l'anthropologie et de ce mode de civilisation qu'est la modernité dans lequel nous sommes piégés aujourd'hui. Nous vivons dans les pays industrialisés dans des sociétés d'individus où chacun.e doit réinventer sa sociabilité chaque matin. Cette sortie de la communauté humaine, et plus largement encore, de la communauté terrestre, nous a laissé seul.es face à nos gadgets technologiques. La souffrance que vous évoquez est la conséquence immédiate de cette moderne solitude. Quand au XVIIe siècle Descartes fixe le programme philosophique de l'occident en disant « Je pense, donc je suis », c'est la déclaration d'un individu qui veut être maître de lui-même, mais c'est le programme d'un homme solitaire.

De ce point de vue, il serait intéressant de poser cette question à des designers sub-sahariens ou de tout autre région du monde où les communautés humaines résistent encore à l'explosion individualiste moderne.

4. Commun et tiers-lieu de recherche

O.AL : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?

C.L : Pourquoi pas, mais c'est un peu comme la question écologique, on peut développer du commun dans des lieux ou des programmes spécifiques, mais l'enjeu sur de telles questions reste bien de transformer l'ensemble de la société pour tenter de réininscrire nos vies dans des pratiques relationnelles où le sentiment d'appartenance à une communauté bien plus vaste que notre petite vie est première. Cela ne peut pas se limiter à une pratique professionnelle, c'est une éthique.

5. Conclusion

O.AC : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

C.L : Deux choses encore. Georges Orwell parlait de la décence commune comme élément de résistance aux totalitarismes. C'est une réflexion qui me semble directement liée à la question des communs et à celle du soin collectif que porte cette notion. Et pour finir, s'il y a un commun que la modernité s'est appliquée à défaire de façon systématique et auquel je suis attaché c'est l'habitation poétique de la terre.

O.AC : Un grand merci à vous pour vos réponses claires et généreuses.


  1. Oula Al Chay est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025.