L'entretien qui suit c'est déroulé par écrit. Camille Bosqué est designer, enseignante à l'École Boulle ainsi qu'à l'Ensci-Les Ateliers où elle dirige des mémoires de 5ème année. Elle poursuit ses travaux de recherche entamés depuis la thèse qu'elle a consacré à l'Open design.
1. Formation et situation professionnelle
Catherine Chomarat-Ruiz1 : Bonjour, Camille [Bosqué]. Tout d'abord merci de m’accorder de ton temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui va plus précisément porter sur le design et les communs, comporte quatre volets. Le premier vise à te présenter à nos lecteurs. Pourrais-tu tout d’abord dire quelques mots sur ta formation et sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle tu travailles actuellement ?
Camille Bosqué : Après deux années de CPGE à l'École Duperré, j'intègre en 2008 le département Design de l'École normale supérieure de Cachan (qui a depuis migré à Saclay) et l'École Boulle, en DSAA Produit. En 2010, je sors diplômée de Boulle et j'entame le parcours classique du normalien : Master 2 et préparation de l'agrégation d'arts appliqués. En 2012, je quitte donc l'ENS avec l'agrégation en poche et j'entame une thèse en Esthétique et design, à l'Université Rennes 2, sur le mouvement maker et les FabLabs, sous la direction de Nicolas Thély.
À ce moment-là j'avais envie, à la fois en tant que designer, mais aussi en tant qu’enseignante, de prendre le temps de comprendre et d’analyser ce que je percevais comme des signaux faibles de pratiques susceptibles de bouleverser ou redéfinir les terrains d’action du design, et donc de mes étudiants et futurs étudiants et étudiantes en design. Et surtout je n’avais plus envie de m’enfermer dans une bibliothèque ; j’avais plutôt envie d’aller voir le monde « réel ». En 2011, quand je construis mon sujet de thèse, il n’y a que deux FabLabs en France (à Toulouse avec Artilect et à Gennevilliers avec le FacLab). Il y a quelques hackerspaces, mais encore peu de vraie structuration pour ce mouvement : on commence à l’époque à en entendre pas mal parler, à la fois dans la presse généraliste mais aussi avec des travaux de la Fing (Fondation Internet Nouvelle Génération, un think tank très axé sur le numérique notamment) et ces premières enquêtes ont eu une grande importance pour moi. Je pense notamment au défrichage très sérieux publié par Fabien Eychenne début 2012, un grand tour d’horizon des FabLabs dans le monde. Donc voilà des sujets que je regarde beaucoup, qui me semblent recouper des questions très différentes, à la fois du côté des modes de conception et de production (avec les outils numériques et les premières imprimantes 3D), mais aussi des enjeux d’apprentissage, d’éducation populaire, d’apprentissage par le faire, dans l’action… ce qui recoupe aussi des questions qui touchent à la vie locale et citoyenne, à une forme de prise de pouvoir, d’engagement commun en marge des institutions classiques. Bref, ces imbrications d’enjeux très riches me poussent à choisir les FabLabs et les tiers-lieux de fabrication (plus généralement) comme terrain d’enquête.
Pour la petite anecdote, quand j’évoque cette idée de sujet dans les premières discussions avec mon directeur de thèse, je me souviens avoir dit « bon, j’imagine qu'il y a déjà beaucoup de doctorants sur ce sujet qui commence à être à la mode…» et on m’avait dit : « mais pas du tout ! c’est une excellente idée!». En réalité il y avait déjà quelques chercheurs et chercheuses en France évidemment qui se penchaient déjà sur la question, mais plutôt par l’angle de la sociologie (je pense notamment à la sociologie du travail), ce qui est le cas par exemple les travaux de Michel Lallement, et avec lui Isabelle Berrebi-Hoffmann et Christine Bureau.
Pendant trois ans, j'ai beaucoup voyagé pour retracer les premiers moments du réseau des FabLabs sur le plan international. Ma thèse s'appuie sur de nombreux entretiens et beaucoup de situations d'observations, à la fois en Europe et aux États-Unis (Boston, San Francisco, New-York), mais aussi dans différents autres contextes non occidentaux (extrême Nord de la Norvège), et notamment à Dakar où j'ai participé à un voyage d'étude avec l'OIF (Organisation internationale pour la Francophonie) pour préfigurer l'installation d'un FabLab local. J'ai publié, tout au long de mes recherches, de nombreux articles à la fois pour la presse « grand public » mais aussi pour diverses revues académiques. J'ai également publié le livre FabLabs, etc. en 2015 aux éditions Eyrolles, qui dressait une sorte de panorama des FabLabs en France, avec de nombreux témoignages d'acteurs de terrain et une vaste documentation photographique.
La pratique du dessin a aussi tenu une place particulière dans mes méthodes d’enquête. Au départ, je dessinais pour me taire et pour qu’on m’oublie ! J’ai passé beaucoup de temps en observation dans des lieux où les observateurs ne sont pas les bienvenus et où il est parfois difficile de rester si on n’a rien à faire. À Noisebridge, par exemple, à San Francisco, j’ai beaucoup dessiné. C’est un hackerspace anarchiste mythique totalement bordélique avec beaucoup de matériel de récup et beaucoup d'activités différentes juxtaposées, qui se prête bien à une observation scrupuleuse par le dessin ! J’ai passé plusieurs soirées, journées, à dessiner ce lieu. Et puis finalement, alors que je dessinais pour qu’on m’oublie, pour écouter et m’imprégner de l’endroit, je me suis rapidement rendu compte que mon carnet de croquis produisait l’effet inverse : on venait voir ce que je dessinais, me poser des questions sur mon travail, et (surtout) on venait m’apporter des précisions sur ce que j’étais en train de dessiner : tu veux que je te raconte comment cette machine s’est retrouvée là ? Tu veux que je t’explique pourquoi on a choisi d’installer la cuisine à cet endroit ? Je suis sûre que tu ne sais pas ce que c’est que ce truc, etc. Je me suis rendu compte que mon carnet faisait en fait l’effet d’un hameçon et j’ai fini par en jouer et m’en servir en effet comme outil de médiation et de discussion. J’ai délibérément demandé à ce qu’on commente mes dessins, pour les préciser, et pour au passage recueillir des histoires, des récits liés aux pratiques des habitués des lieux. Donc en tant que designer, j’ai hacké mon carnet de dessin pour en faire un genre d’outil d’enquête. Je suis depuis restée très sensible aux investigations méthodologiques pour les enquêtes de terrain, notamment par la création ou avec les outils du design.
Depuis 2012, j'ai enseigné dans différentes écoles et universités et ce sont des questions que j'essaie de porter aussi auprès de mes étudiants et étudiantes. J'ai enseigné à l'Université Rennes 2, au lycée Renoir à Paris, au lycée Jacques Prévert de Boulogne-Billancourt (en BTS Design Graphique Numérique) et je suis depuis 5 ans à l'École Boulle en DN MADE et en DSAA Design d'objet. En parallèle, je dirige des mémoires de 5e année à l'Ensci-Les Ateliers. C'est dans ce cadre sans doute que j'ai encore le plus de liberté pour expérimenter des modes de recherche hors des formats académiques classiques, à la fois pour l'enquête mais aussi pour la restitution : mes étudiants produisent des podcasts, des documentaires filmés, des récits de fiction, des textes engagés...
En parallèle de mes activités d'enseignement, je poursuis mes recherches et mon travail de publication sur des sujets proches de ceux abordés dans ma thèse (j'ai publié Open Design en 2021 aux éditions B42) et sur les questions liées à la responsabilité du designer dans un monde aux ressources limitées (Design pour un monde fini, 2024, aux éditions Premier Parallèle).
2. Rencontre avec les communs
C.C-R : Ton engagement citoyen de designer, nous conduit directement à ma deuxième question. D'une certaine façon, quand tu évoques les voyages nécessaires à ton enquête de thèse, tu as commencé à répondre.
Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques, des savoir-faire — dans le cas du design écosocial, par exemple. Mais cette distinction est peut-être trop abrupte... À quelle occasion et sous quelle forme as-tu commencé à t'intéresser aux communs ? Cette question est-elle encore explicitement présente dans tes travaux de design et dans tes recherches plus académiques ?
C.B : Le terme de « communs » ne s'est pas immédiatement imposé dans mon vocabulaire de chercheuse. Lors de mes premiers moments d'enquête, en 2011, j'ai commencé à fréquenter beaucoup de hackerspaces parisiens ou en banlieue. Le /tmp/lab, le Blackboxe, La Paillasse, l'ElectroLab par exemple. Certains d'entre eux ont maintenant disparu, déménagé ou changé radicalement de modèle économique. Ce que je retiens des échanges que j'ai eus à l'époque est un champ lexical plus directement issu des combats militants liés au logiciel libre . Donc en effet, comme tu le dis, plutôt dans la perspective de savoirs communs, de connaissances en informatique ou en code. Il y a évidemment ensuite tout le lexique de l'open source, qui peu à peu s'applique à l'open hardware, qui s'inscrit comme un fil rouge pour aller vers ce que certains ont peu à peu commencé à appeler un « design libre ». Je me souviens notamment de textes publiés en 2013 par le designer Christophe André (du collectif grenoblois Entropie), notamment sur le site Strabic, auquel je participais (toute une époque !) dans lequel il défendait une vision du design loin des logiques de brevets et en rupture avec le marché : des objets en copyleft, fournis avec leur notice de fabrication, édités en autoproduction dans des ateliers partagés. L'idée derrière les actions de ce collectif est alors de se réapproprier les techniques de production et les savoir-faire, de mieux comprendre les objets que nous consommons, de privilégier le travail à taille humaine et de court-circuiter l'industrie traditionnelle. Ces engagements se sont depuis structurés très clairement dans les milieux des low-tech, que je vois comme un courant héritier de ces questions, dans lequel de nombreux designers et ingénieurs en rupture avec la conception traditionnelle de leurs métiers s'inscrivent, pour conjuguer leur engagement citoyen et leurs compétences techniques.
J'ai tout de même rencontré le terme de « communs » assez vite, à la fois par le discours de militants écologistes engagés dans des lieux proches du réseau des FabLabs, mais aussi rapidement associé à l'expression de « communs négatifs », développée par Alexandre Monnin et Diego Landivar notamment, qui permet de remettre en perspective notre responsabilité collective en prenant en compte les déchets ou la pollution liés au système de production extractiviste, dont on hérite également. Les rebuts des objets manufacturés dont la décomposition est toxique sont en effet une forme de ressource dont nous héritons.
Depuis une dizaine d'années, le terme de « communs » a pris de plus en plus de place dans mon vocabulaire de recherche mais aussi dans ma pratique. Cela touche aussi aux ressources et au partage de savoir-faire, comme tu le dis. En parallèle de mes activités d’enseignante et de chercheuse, dans mon atelier de céramique à Saint-Ouen (93), j'explore depuis plusieurs années les propriétés de terres locales que je récupère sur les chantiers de ma région. En 2023, j'ai remporté un Appel à Projet qui m'a conduit à travailler avec la Société du Grand Paris, grâce à qui j'ai pu me procurer de l'argile à meulière et de la marne bleue excavées sur les chantiers de la ligne 18, vers Orly. Avec ces terres, j'ai mené différents ateliers auprès d'enfants de Saint-Ouen et de Saint-Denis: nous avons tamisé et raffiné cette matière pour en faire notre matériau et nous avons fabriqué plus de 200 bols, dans lesquels nous avons pu servir un déjeuner préparé en commun, lors d'un grand banquet de restitution.
J'étais heureuse de mener ce projet, pour différentes raisons : d'abord parce que je pense qu'il est important en tant que designer de veiller à faire avec ce qui est là (ces terres de chantier sont des merveilles considérées comme des rebuts), mais aussi parce que je tiens à m'engager de plus en plus dans une pratique « sociale » du design, c'est-à-dire en lien avec des communautés qui sont éloignées des mondes de la création et/ou de la culture. Depuis quelques mois, à la suite d'un autre Appel à Projet que j'ai remporté, je travaille avec la très belle association « Art en Partage » et je suis en résidence à Noisy-le-Sec dans un foyer pour adultes handicapés. Nous travaillons là aussi avec ce qui est sous nos pieds : de l'argile verte, excavée sur un chantier non loin de leur lieu de vie. Avec cette terre, nous fabriquons des bols (je tiens à ce qu'il y ait un banquet !) mais aussi des instruments de musique, car la terre cuite sonne bien, et nous mènerons bientôt une enquête plastique « à hauteur de cailloux », pour observer et représenter différentes pierres et cailloux prélevés à proximité du foyer de vie. J'ai conscience que mon engagement du côté des pratiques amateurs est aux antipodes des univers plus élitistes que je côtoie notamment à l'École Boulle, mais j'y tiens, car c'est aussi ce qui me permet de faire le lien entre mes questions de recherche actuelles et une forme d'engagement citoyen par la création.
3. Origine des communs
C.C-R : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. De ce point de vue-là, qu’est-ce qui, à ton avis, préside à l’avènement de communs en design ?
C.B : La question est de savoir si l’éventuelle insatisfaction, ou la souffrance dont tu parles touche les « usagers », citoyens ordinaires, ou les designers eux-mêmes, qui se trouvent « pris » (comme quand on est « pris » par un mauvais sort) dans un système à bout de souffle. Sans aucun doute les deux. Cela fait une dizaine d’années que je côtoie des étudiants et étudiantes en design (à l’École Boulle et à l’Ensci) et j’ai pu mesurer à quel point la génération de designers qui suit la mienne est préoccupée, si ce n’est affligée, par des questions, fondamentales, portant sur la légitimité, l’éthique et la responsabilité du design dans un monde dont ils mesurent les limites et les périls. On peut aussi penser au discours de révolte prononcé en avril 2022 par les étudiants et étudiantes de l’école d’agronomie AgroParisTech ! On s’en souvient, ils invitaient leurs pairs à bifurquer. Ils témoignaient de la manière dont de nombreux jeunes diplômés et diplômées, quelles que soient leurs formations, pouvaient se sentir en porte-à-faux, au moment de sortir de l’école, à l’idée d’exercer leur métier dans un monde aux ressources limitées. Au même moment, pour son édition de 2022, la Biennale internationale Design de Saint-Étienne portait sur la thématique de la « bifurcation ». Ce qui préside à l’avènement de communs en design, je pense que c’est cette conscience, ce poids qui pèse sur les épaules des jeunes générations (notamment) de designers.
On le voit aussi avec d’autres termes, d’autres qualificatifs qui sont associés à nos pratiques depuis plusieurs années : design social ou écosocial, éthique, inclusif, durable ou soutenable... Tout cela participe du même mouvement d’inquiétude : on attend même parfois du designer qu’il engage sa responsabilité, qu’il répare, voire sauve le monde. On peut se le demander sincèrement : est-ce qu’il y a une responsabilité particulière du designer face au monde contemporain ? Est-ce qu’il y a une éthique ou une morale qui puisse le guider ? Ce sont exactement ces questions qui sont au point de départ de mon dernier livre (Design pour un monde fini, 2024, aux éditions Premier Parallèle). Il n’y a pas de réponse univoque. Certains, comme le chercheur en design Alain Findeli, affirment que la mission du designer est de maintenir ou d’améliorer l’habitabilité du monde.
Tu me demandes s’il y a une souffrance ou une insatisfaction qui expliquerait l’origine de ce regain d’intérêt pour la notion de communs en design. Ce que je vois, c’est surtout la nécessité de s’émanciper d’un système de production industriel qui montre ses limites. Et ce qui m’intéresse c’est que cette nécessité encourage notamment l’émergence d’outils plus collectifs, décentralisés (accessibles au plus grand nombre) et ouverts, donc modifiables et appropriables. La question des communs se trouve aussi dans ce fait : les pratiques du design qui se détachent explicitement de l’industrie se multiplient. On observe notamment un mouvement général de retour à l’atelier et à la manufacture depuis les années 2000, favorisé par la multiplication d’ateliers de fabrication collectifs. Les makers (mon sujet initial de recherche) se sont emparé des pratiques artisanales, et ils ont revivifié ces manières de produire en dépassant la question du savoir-faire d’excellence pour valoriser le plaisir de la matière, du geste, de faire soi-même, pour soi ou pour d’autres, seul ou à plusieurs. Ces pratiques se développent aujourd’hui en réseau, de façon collective. Ce retour au faire et à l’atelier bouscule les disciplines instituées.
Des « collectifs » protéiformes de designers s’inventent aussi, qui mettent en jeu des associations interdisciplinaires entre designers, architectes, paysagistes, artistes. La crise de l’expertise et la vague de réappropriation des techniques et des savoir-faire, portée (notamment) par le mouvement maker, place l’autonomie comme maître mot. Cela favorise aussi la mixité de compétences. C’est passionnant de voir comment les designers, pris dans ce bouillonnement, questionnent leurs pratiques en profondeur. Ce que je défends aussi dans mes recherches depuis une dizaine d’années, c’est qu’une forme de design « diffus » émerge, qui peut être discuté et pensé par tous, grâce à la mise en réseau de lieux, d’outils, de savoir-faire ou de ressources. Ce qui m’intéresse en tant que chercheuse, c’est la pluralité des manières de faire pour ce design que l’on dit parfois situé, ou ancré dans un territoire, lié à des ressources, à des communautés ou à des cultures locales. Pour ma part, je soutiens (et je défends) une pratique du design qui passe parfois sous les radars du design « officiel » et qui ne repose pas seulement entre les mains des professionnels pour devenir peu à peu l’affaire de tous.
4. Commun et tiers-lieu de recherche
C.C-R : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participerais-tu à ce type de commun ?
C.B : Avant de répondre à ta question, peut-être un petit point sur les termes que tu utilises : « Makerspace », c’est un terme générique qui peut qualifier et rassembler des espaces aux identités aussi variées que les hackerspaces – dont l’existence précède l’avènement du mouvement maker – et les FabLabs, dont le réseau se déploie dans le monde depuis les années 2000. Ces espaces collectifs dédiés à la fabrication numérique se fondent sur des pratiques communes ou très proches qui défendent l’idée d’un travail singulier, libre et créateur, mais leurs généalogies font apparaître des héritages multiples qui rencontrent aujourd’hui divers écueils et contradictions. Pour le dire plus simplement, les modes de fonctionnement de ces tiers-lieux peuvent être aussi bien communautaires, associatifs ou privés, donc à la fois dans la défense et la production de « communs » et dans des logiques économiques et marchandes plus classiques.
Donc il y a un flou conceptuel, parce que ce foisonnement d’initiatives rencontre aussi des intérêts politiques qui dépendent d’enjeux variés : l’écologie, le lien social, le numérique, l'éducation, l'alimentation, les sciences participatives ou la relocalisation de la production… Aujourd’hui, on met le FabLab — et le tiers-lieu — à toutes les sauces (si j’ose dire), et je pense que c’est souvent dommage car en suivant un effet de mode, on risque de perdre le sens fondamental de ces lieux.
Néanmoins on peut penser à différentes expériences de tiers-lieux, très différentes, qui nous ont marqué ces dernières années et qui ont contribué à faire connaître la force de telles structures : l’expérience des Grands Voisins, menée entre 2015 et 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris, a participé à la transformation de l’action publique urbaine en illustrant les possibilités qu’offre l’urbanisme temporaire. Avec le même type d’ambition, il y a la Friche la Belle de Mai à Marseille qui défend depuis une vingtaine d’années une conception de la culture ancrée dans les quartiers populaires. On peut lister de nombreux exemples d’espaces qui génèrent ou valorisent des pratiques alternatives. Le réseau international des FabLabs, pour y revenir, ou des initiatives plus locales comme Make ICI, proposent de mettre en commun des ateliers d’autoproduction au service d’artisans, de designers et de concepteurs qui peuvent ainsi partager non seulement des machines, mais aussi des compétences et des projets.
Donc un tiers-lieu commun, dédié à la recherche pratique et théorique en design, pourquoi pas ? Donner accès, ouvrir, partager, réunir designers, chercheurs et usagers, c’est une belle intention, qui peut rappeler celle des living labs, à l’époque où c’était aussi à la mode. Mais je pense qu’il ne faut pas oublier que ces lieux (tiers-lieux ou autres espaces de friction) sont qualifiés par le philosophe allemand Oskar Negt d’«espaces publics oppositionnels » et par le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat de «communs oppositionnels », et c’est une idée que je pense importante : ces lieux doivent être investis collectivement dans une dynamique de contribution qui doit participer à formuler, d’une manière ou d’une autre, une critique ou une alternative aux modèles dominants. Où et face à quoi, ou en réponse à quoi ce tiers-lieu commun de recherche en design se positionnerait-il ?
5. Conclusion
C.C-R : Y a-t-il un point sur lequel tu souhaites revenir ? Un autre que tu aurais voulu aborder ?
C.B : Non, c’est bon pour moi !
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Philosophe, Catherine Chomarat-Ruiz est professeure en théories du design à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l'institut de recherche ACTE. Elle a récemment publié À l'écoute du desgin, une théorie critique, Bagnolet, L'Échappée belle, 2025. ↩