Entretien avec Adrien Zammit
Brice Barthez

L'entretien qui suit a été réalisé le 10 mars 2025. Adrien Zammit est un designer graphique français, reconnu pour son engagement dans des projets à dimension sociale, politique et culturelle. Membre fondateur du collectif « Formes Vives », aux côtés de Nicolas Filloque et Geoffroy Pithon, il a développé une pratique artistique non conformiste, collaborant étroitement avec des associations, des collectifs et des institutions pour créer des œuvres originales et pertinentes.  Son travail s’étend de la conception d’affiches et de livres à la signalétique et aux installations dans l’espace public, toujours avec une volonté de susciter la réflexion et d’encourager le dialogue au sein de la société. 

1. Formation et situation professionnelle

Brice Barthez1 : Bonjour, Adrien Zammit. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui va porter sur le design et les communs, comporte quatre volets. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? 

Adrien Zammit : Mon parcours… on va dire que je viens d’une classe moyenne, j’ai grandi dans un lotissement près de Salon-de-Provence, père technicien dans les usines de pétrochimie, mère au foyer, mais quand même deux personnes qui avaient un métier lié à la culture dans ma famille. Et j’avais comme une curiosité adolescente pour ce que j’imaginais être le design et j’ai pu m’orienter assez vite, dès la seconde avec un bac arts appliqués. J’ai un peu persévéré sur cette envie de me consacrer au design d’objet et j’ai pu faire un BTS assistant en création industrielle entre 2003 et 2005 à Lyon, à la Martinière Diderot, un lycée public. Là j’étais d’une façon classique dans une filière de l’éducation nationale. Et dans le même temps je développais une sensibilité à des sujets politiques, enfin j’avais à cœur de développer une pratique politisée voir militante.

J’étais aussi attiré par le graphisme mais c’est seulement une fois à Lyon que je me suis tourné vers cette voie-là, en rencontrant d’autres étudiant·es qui étaient en graphisme et développaient des approches personnelles et éloignées de la pub.

B.B : D’accord…

A.Z : J’ai découvert aussi plein de choses aussi via les bibliothèques. Ça m’a grave motivé pour me réorienter vers le design graphique et j’ai eu la grande chance d’être pris aux Arts déco de Paris. J’y étais entre 2005 et 2009. C’est aux Arts déco que j'ai fait la rencontre de Nicolas Filloque, puis on a commencé une collaboration qui a pris le nom de « Formes vives », au début juste le nom d’un blog avant de devenir celui de l’atelier commun, tout ça s’est mis en place dès l’école, avec notamment notre mémoire qui portait sur la communication des pouvoirs publics. Puis notre travail de fin d’études a été de d’expérimentater un design graphique qui soit non-commercial, qui repose sur d’autres outils que le marketing, en lien avec des collectifs, des associations. Et ça a glissé assez simplement vers une pratique dite professionnelle.

« Formes vives » ça a duré jusqu’en 2020. Entre temps Geoffroy Pithon nous avait rejoint en 2012, on s’était rencontré aux Arts déco.

Et depuis 2020 je travaille sous mon nom mais la pratique ne s’est pas vraiment transformée, je collabore toujours beaucoup avec Nicolas Filloque. Et toujours en prise voilà avec des sujets sociaux, des structures associatives ou institutionnelles, des groupes militants, des artistes aussi. On a aussi eu petit à petit des commandes du champ dit de la « culture », des institutions culturelles, et voilà.

B.B : Et vous continuez toujours à faire du design éco-social avec des institutions publiques, mais aussi des groupes ? 

A.Z : Oui ça m’arrive, là par exemple parmi mes commanditaires il y a une médiathèque, un duo de sociologues du travail, un collectif de gilets jaunes, un groupe d’étudiant·es en master qui organisent un festival sur l’art numérique…

B.B : D’accord, c’est très varié. Du coup vous m’avez dit que depuis 2020 vous ne faites plus parti du collectif ? 

A.Z : On a décidé de refermer la page du collectif début 2020, au début du confinement lié au Covid en fait, il y a eu une période un peu plus flottante aussi liée à cette crise sanitaire.

Mais le type de commandes sur lequel je bosse reste du même accabit, avec aussi des commandes liées à l’espace public, à la peinture murale, à la cartographie. Dans les boulots qui arrive, je vais travailler avec une Maison Pour Tous pour dessiner une cartographie sensible d’un quartier de Châtellerault près de Poitiers puis y retourner pour créer une signalétique décorative, ça se fera avec les usagers du centre social.

Je travaille aussi sur la revue Contre-Jour avec Nicolas, créée par un collectif de journalistes qui déploie des outils d’éducation populaire pour travailler avec plutôt que sur des populations opprimées, marginalisées, avec un numéro par an à peu près.

2. Rencontre avec les communs

B.B : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design éco-social, par exemple. 

À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ? 

A.Z : Je ne me suis jamais tout à fait approprié cette notion de communs. Bon, ce qui m’importe c’est d’essayer d’être juste, pour moi ça relève du design, dans un cadre, un contexte spécifique, y déployer des réponses qui soient chouettes. Ce qui peut prendre en compte la nécessité pour les structures d’être autonomes, donc c’est là où ça peut évoquer le partage d’outils. Mais avant même que cette notion de commun existe, cette question était déjà présente parce que c’est un peu la question de l’identité visuelle, la charte graphique, quels outils on peut partager pour que les choses soient faites en autonomie par les structures qui n’ont pas les moyens de travailler sur la durée avec les graphistes, mais c’est pas si fréquent pour moi d’avoir ce type de demande. Après, un truc qui est présent depuis qu’on pratique, c’est cette notion de participation qui arrive de façon plus ou moins sincère et motivée selon les contextes. Il y a la participation très « democratie washing » on va dire, pour tenter de redonner une légitimité publique à des institutions.

Il y a aussi des contextes où la demande participative est posée, mais dans le concret il n’y a ni les moyens, ni le temps, ni les personnes motivées pour participer, ça nous est arrivé plusieurs fois. Donc on fait gaffe quand est évoquée la « participation ».

En soit, oui, c’est très positif d’engager la participation de personnes, mais selon les commandes, je trouve que ça peut être presque une contradiction. D’un côté on a la volonté est de faire participer, rendre actives dans un projet les personnes qui sont les premières concernées, les riverains, usagers, les bénéficiaires. D’un autre côté il y a aussi une demande forte en termes de qualité de résultat final ; ce qui pose un problème, car quand on engage un atelier, je trouve intéressant que la finalité et la qualité des résultats ne soient pas trop fermés à l’avance ni soumis à une exigence de ouf. Mener un atelier avec

Ce qu’on propose de faire le plus souvent dans le cadre d’une commande institutionnelle, où on nous demande un résultat on va dire rigoureux, durable, c’est de joindre une partie de la création sous la forme d’un atelier mais pas baser la création entière là-dessus.

3. Origine des communs 

B.B : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ? 

A.Z : Bonne question. Encore une fois, dans mon expérience, ce qui pourrait être un besoin, un sentiment, une volonté de s’approprier les outils de design, je ne l’ai jamais trop ressentie. Je trouve plutôt qu’on vient me chercher à l’endroit où justement on n’a pas envie de faire et on a débloquer un budget, une possibilité de faire intervenir quelqu’un·e d’extérieur·e pour confier cette tâche.

Ce qui me vient c’est des exemples de participation au design qui sont tellement caricaturales et merdiques, comme les concours de logo. Il y a 3 jours j’étais avec mon ancienne coloc qui est médecin urgentiste. Dans l’hôpital de Thiers où elle bosse, ils ont ouvert un concours de logo pour l’hôpital, et la personne dont l’esquisse sera retenue gagnera un jour de congé. Je peux bien imaginer qu’une personne parmi le personnel de l’hôpital ait un goût pour le dessin et puisse imaginer un truc intéressant, mais c’est tellement dévalorisant pour notre métier. La méthode (et le « gain ») ne vont pas du tout, pour établir un projet graphique de qualité il faut nécessairement une participation des personnes concernées, mais pas dans le sens de cet exemple : la participation se fait au fil du déroulement d’un projet, en échangeant d’après un cahier des charges et les esquisses que des designers vont proposer, pour avancer main dans la main jusqu’à un résultat qui semble chouette pour les différents points de vue concernés.

Après faut aussi un peu se protéger en tant que designer, pour travailler avec des personnes en face, et notamment ave les collectifs, il faut poser un cadre pour avancer avec confiance et de façon efficace, sinon ça peut être très « laborieux » de faire quelque chose qui devra plaire à tout le monde. Et après oui, on peut mettre en place des outils de co-créations et conceptions selon les sujets. J’ai pas exemple pu créer une série d’affiches avec un groupe de femmes liée à une MPT, mais c’était avant tout leur souhait de faire des affiches, c’est pas moi qui suis allé les voir, elles sont venues me rencontrer pour faire leur projet et on a réfléchi ensemble. Je les ai accompagnées pour créer une méthode de travail et arriver à des affiches chouettes et qui leur ressemblent.

4. Commun et tiers-lieu de recherche

B.B : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?

A.Z : Non. Je suis très sceptique, j’en ai jamais vraiment fréquenté et n’ai aucun·e proche impliqué là-dedans, c’est même plutôt une blague dans des milieux que je fréquente où on les considère plutôt comme des geeks accapareurs de subventions [rire] plutôt que des lieux ou des outils vraiment au bénéfice du bien commun. Après je trouve que ça a un vrai intérêt de s’approprier les technologies, de les comprendre déjà et ensuite de pouvoir réparer, améliorer, hacker, mais bon…

Après il y a une question d’énergie, de temps que je consacre sur telles pratiques plutôt que telles autres. Mais en réfléchissant, je peux évoquer mes activités liées au vélo où je partage des outils et des connaissances, mais c’est assez informel. 

Après c’est peut-être juste une histoire de circonstances qui fait que je ne me suis jamais retrouvé dans un quartier ou une ville avec des proches investis sur une question de FabLab. Si on étend à la question des tiers-lieux, là j’en vois qui marchent très bien et c’est super. Mais pour les FabLab, j’ai l’image de lieux faussement ouverts et tenus par des nerds qui ont les éléments de langage en vogue, des mecs qui se font plaisir en achetant des imprimantes 3D. Je suis un peu cash, je sais pas comment toi tu vois le truc ? 

B.B : Et bien après c’est un peu une idée utopique, je pense. L’idée c’était de, en gros, dé-segmenter chaque approche et, plutôt qu’il y est les designers d’un côté, les chercheurs de l’autre, et les usagers, de créer une synergie entre les trois qui fait que toutes les créations apportent une approche à la fois en design, en recherche scientifique et en usage, de décloisonner les trucs.

A.Z : Peut-être que pour le design d’objet ça a plus de sens qu’avec le design graphique, parce que moi finalement mon travail est très lié à la communication, où je vais participer à la production d’objets éphémères, jetables, dont l’enjeu n’est pas d’une importance capitale je crois. Peut-être l’impact le plus fort, c’est quand je travaille dans l’espace public. Mais dans ce cas-là, je préfère agir en tant qu’artiste plutôt que designer, ce qui me donne une liberté pour proposer, offrir quelque chose, plutôt que travailler à l’inverse en réunissant tout ce qui ferait plaisir à tout le monde et proposer un truc qui ferait l’unanimité : la consensualité c’est pas quelque chose qui m’intéresse.

B.B : Ça me fait penser que, en design graphique, on voit qu’il y a eu un peu l’appropriation de nouveaux codes, comme des normes d’écritures inclusives, qui peuvent être reprises de façon collective. Du coup, je pense que même si c’est pas sous la forme d’un FabLab, il y a quand même des communautés de designers et d’artistes qui vous permettent d’échanger et vous nourrir entre vous.

A.Z : Ah oui oui, mais après ça passe pas par des lieux, c’est des réseaux, des communautés de sensibilités. Pour ce qui est de l’écriture inclusive, c’est quelque chose qui se développe dans le milieu militant d’abord, qui touche à la recherche aussi. On peut même dire que c’est impulsé par la recherche : en tout cas, je pense que si on a les idées claires sur les inégalités de genre, les violences envers les femmes et les minorités de genre, c’est notamment grâce au travail des chercheur·euses. Après quoi, il y a des rédacteur·ices et graphistes sensibles à ces sujets qui essaient d’intégrer une contribution via leur pratique, et en travaillant avec le langage et l’écriture, on a un énorme poids. Je le vois avec l’écriture inclusive que j’intègre depuis environ 5 ans dans mon travail de correction orthotypographique, même quand les commanditaires ne l’ont pas du tout intégré. Et ça effectivement ça peut être le glissement d’un travail de réseau…

B.B : Oui c’est ça, même sans être dans un lieu physique, on voit qu’il y a quand même un travail collaboratif.

A.Z : Oui, tout à fait.

 

5. Conclusion

B.B : Pour conclure y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ? 

A.Z : Non non… Mais j’ai l’impression d’avoir évacué cette question des communs dans les réponses que j’ai apportées, alors qu’au final j’ai l’impression que la plupart des travaux sur lesquels je bosse touchent à ça, via les sujets et pratiques qu’on me demande de communiquer et partager, tout ça participe de façon globale aux communs, bien avant une volonté de valoriser ou vendre quelque chose. C’est pour participer à une marche progressiste, égalitariste, c’est là où les communs entrent en jeux.

B.B : Je pense que vous avez une approche plutôt naturelle du commun, vous le travaillez sans forcément le conscientiser en temps que notion propre… 

A.Z : Oui, j’imagine ! Récemment on a fait une image avec Nicolas sur la notion d’égalité et parce que, finalement, si on synthétisait tous les sujets qui nous touchent, c’est vraiment ça qui nous habite quoi, aller vers l’égalité. Entre égalité et commun je pense que ça frotte.

B.B : Bien sûr ! Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé. 

A.Z : Avec plaisir, et bonne recherche ! 


  1. Brice Barthez est étudiant en Master 2 « Design, Art, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en 2024-2025.