L'entretien qui suit s'est déroulé sous forme d'échange de courriels. Ludovic Duhem est philosophe de formation et plasticien, spécialiste du design écosocial. Il enseigne à la Haute école des arts du Rhin (Strasbourg), poursuit ces travaux de recherche sur le design aux prises avec les territoires, tout en ne délaissant pas ses activités de création.
Le 24 janv. 2025 à 11:03, Catherine Chomarat-Ruiz a écrit :
Cher Ludovic,
Tout d'abord merci de m’accorder de ton temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre conversation, qui va plus précisément porter sur le design et les communs, comporte quatre volets. Le premier vise à te présenter à nos lecteurs. Pourrais-tu tout d’abord dire quelques mots sur ta formation et sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle tu travailles actuellement ?
Merci !
Catherine
Le 24 Janvier à 19:27, Ludovic Duhem a répondu :
La conversation commence donc !
Pour répondre à la question 1, voici ce que je peux dire :
Ma formation est en quelque sorte un enchaînement d'accidents ou de bifurcations. Dans le sens où un accident est ce qui arrive, ce qui surprend, ce qui perturbe le plan; mais c'est aussi ce qui révèle, ce qui complète, ce qui ouvre à l'inattendu sans lequel l'individuation s'arrête. Plus concrètement, je suis devenu artiste puis philosophe sans avoir décidé de l'être, c'est-à-dire sans avoir programmé de rentrer dans un parcours défini. Je voulais devenir biologiste marin spécialiste de la vie des grandes profondeurs. Mes résultats en mathématiques et en physique n'étaient pas suffisants de mon point de vue pour devenir chercheur malgré ma passion pour la biologie. J'ai décidé de partir dans une formation courte en BTS de Communication des entreprises au Lycée Gaston Berger de Lille (1998), puis j'ai prolongé par une Maîtrise de Marketing Communication Culture à l'IAE de Lille (2000). Après une prise de conscience des enjeux politiques de la publicité de l'intérieur quant au contrôle des esprits, je suis parti en Arts Plastiques à l'Université de Lille 3 car j'avais une pratique artistique depuis quelques années et je voulais travailler sur une question : le rythme. J'ai donc soutenu un mémoire de Maîtrise sur le rythme dans la peinture (en 2002) où la philosophie jouait un rôle décisif (j'avais suivi en parallèle des cours de philosophie en auditeur libre). Mon directeur de mémoire, Gérard Briche, m'a proposé de soutenir ma candidature au département de philosophie. J'ai intégré ce département en DEA (en 2003) où j'ai écrit un mémoire sur le rythme dans la peinture de Simon Hantaï (sous la direction de Catherine Kintzler) dans lequel la philosophie de l'individuation et des techniques de Simondon avait une grande place. J'ai poursuivi par une thèse (en 2004) sur la création dans la philosophie de Simondon (c'était la première sur ce sujet à l'époque en 2008, sous la direction de Catherine Kintzler). Après ma thèse, j'ai voulu intégrer l'enseignement artistique, pour être au plus près des questions de création. J'ai d'abord enseigné la philosophie de l'art et du design à l'ESAD d'Orléans (en 2011) puis à l'ÉSAD de Valenciennes (en 2012) où la question du design social puis écosocial est devenue centrale. Désormais, j'enseigne la philosophie de l'art à la Haute École des Arts du Rhin à Strasbourg depuis 2024.
Bon j'espère que ce n'est pas trop détaillé et trop long. Si cela est nécessaire, tu peux me donner un nombre de mots ou de caractères...
Bonne soirée,
Ludovic
Le 26 janvier à 20 :08, Catherine Chomarat-Ruiz a répondu
Cher Ludovic,
Merci pour ta réponse ! Je trouve intéressant ce parcours atypique qui, en abandonnant à regret les fonds marins, évolue de la communication vers une forme d'engagement politique du design, en passant par l'art et un intérêt pour le rythme. Et donc non, je ne vais pas te limiter en nombre de signes...
Au contraire, je voudrais juste, si c'est possible, que tu précises un point. Une fois à Valenciennes, la question du design écosocial est devenue centrale, dis-tu. Mais comment le problème des communs a-t-il surgit en liaison avec le design ?
Bonne soirée à toi,
Catherine
Le 5 février, Ludovic Duhem a répondu :
Bonjour Catherine,
Pour répondre à ta deuxième question, voici ce que je peux dire :
La question des communs s'est imposée au moment où nous avons cherché un modèle économique cohérent avec l'idée de design écosocial et ce qu'elle implique comme position à l'égard de l'ordre établi et l'état de fait de notre époque. Nous voulions plus précisément proposer autre chose qu'une simple position critique, frontale et totale, sans recherche d'une action sur la situation ou plus généralement de transformation du monde. En clair, s'opposer au modèle culturel, productif, économique dominant est une chose, mais proposer une alternative crédible en est une autre. Et au sein de cette alternative, proposer à court ou moyen terme un modèle économique viable pour les étudiant·es que nous formons est un enjeu décisif et une responsabilité pédagogique incontournable (même si la place de l'économie dans les écoles d'art et de design est quasi inexistante en France). Le design écosocial n'est pas une posture ni une utopie. C'est une exigence critique et une pratique concrète située irréductible au design de charité ou au travail bénévole (même si une partie de l'activité peut y participer). En l'occurrence, nous avions proposé à l'ÉSAD Valenciennes une journée d'étude intitulée « No tansition. Le design en situation de crise » pour poser la question du modèle économique qui pourrait correspondre au design (éco)social. À tous les intervenant·es, nous avions posé la même question, à savoir quel était leur modèle économique pour ne pas dépendre exclusivement du marché ou de l'État. Une voie possible était celle de l'économie sociale et solidaire. Cette voie est intéressante mais elle recouvre un large spectre entre les deux limites que sont le marché et l'État. La question des communs est alors apparue comme pouvant être un modèle pertinent sans nécessiter des compromis remettant en question les « principes » du design écosocial. J'avais lu Gardin, Ostrom, Dardot et Laval, et il me semblait important de proposer une transposition pour le design non seulement de l'économie des « biens communs », mais plus encore d'une économie des « communs » et de s'interroger ainsi sur la capacité du design à produire de « nouveaux communs » (expression présente dans le sous-titre du livre Design écosocial, it:éditions, 2018). L'économie des communs pouvait aussi rencontrer et dialoguer avec l'économie de la suffisance de Gorz, l'économie de la convivialité de Illich, l'économie de la frugalité de Schumacher... ou encore l'économie régénérative actuelle et la comptabilité intégrant les « externalités négatives ». Cela exigeait par ailleurs de redéfinir les critères de la valeur, de la propriété et le rôle de la monnaie (avec Sen, Viveret, etc.) Quoi qu'il en soit, le design écosocial ne peut donc se passer d'un nouveau modèle économique et celui des communs semble le plus adapté.
Bonne journée,
Ludovic
Le 5 février, Catherine Chomarat a répondu :
Cher Ludovic,
Merci pour ces précisions. Il est en effet intéressant d'inscrire la réflexion sur le design écosicial dans une proposition économique crédible et liée, du coup, à la question des communs. Je trouve bien, aussi, la mention des références (au bout du compte diverses) qui ont pu soutenir ta réflexion.
Je voudrais à présent opérer une transition vers une autre question. Dans ta précision, tu soulignes la portée économique et politique des communs et tu expliques comment les communs se sont imposés en tant qu'alternative économique au système capitaliste néo-libéral. Pour le design, mais d'un point de vue de la connaissance, les communs semblent impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. Penses-tu que cette présentation schématique soit pertinente ? En d'autres termes, comment la question de la connaissance ou du partage des connaissances a-t-elle surgit (ou pas) dans la réflexion conjointe sur le design écosocial et les communs ?
Bonne soirée !
Catherine
Le 10 février Ludovic Duhem a répondu :
Bonjour Catherine,
Merci pour cette nouvelle question. Voici ma réponse.
Le schéma que tu proposes est pertinent. Du moins, il recouvre une partie des enjeux respectifs de l'open design et du design écosocial quant au partage des connaissances. Je pense toutefois qu'il faut éviter de penser la connaissance en termes dualistes (théoriques vs pratiques) d'une part ; et que la question de l'ouverture (open) est fondamentale dans les deux cas. Le design écosocial est fondé sur l'idée que les enjeux écologiques et les enjeux économiques sont inséparables et qu'ils se co-déterminent à travers des situations concrètes et singulières ; mais l'ouverture est une exigence fondamentale qui est constitutive du design écosocial : ouverture au milieu, ouverture au territoire, ouverture au lieu, ouverture à la connaissance... Par ailleurs, le design écosocial, tout en étant relationnel, n'est pas sans médiations, y compris techniques. Par conséquent, l'open design est congruent avec le design écosocial voire une partie intégrante de ce dernier. Un design écosocial complet ne se contente pas d'élucider les relations entre enjeux écologiques et enjeux sociaux pour transformer une situation problématique ou en créer une nouvelle à travers des projets, mais il intègre l'exigence d'une ouverture des médiations techniques à la connaissance, à l'entretien, à la réparation et à l'amélioration. Il replace donc les médiations techniques au sein de leur système de réalité qui est autant naturel qu'humain comme nous l'apprend Simondon.
Il faut par ailleurs ajouter, au sujet du partage de la connaissance, au moins deux choses : la première est que le partage, la mise en commun, n'est pas nécessairement la création ni d'un bien commun ni d'un commun au sens profond du terme. Je veux dire par là que mettre en commun en partageant des connaissances peut tout à fait être une stratégie économique sans rapport avec l'économie des communs. Cela peut correspondre à ce qu'on appelle une « entente » entre entreprises pour contrôler un marché (comme dans la téléphonie) ou une suspension provisoire de la concurrence capitaliste pour contribuer à un projet profitable uniquement par association de circonstance (comme dans le domaine spatial ou en situation de guerre). Pour que le partage de connaissances soit une alternative anti-propriétaire, anti-spéculative, anti-entente intéressée, il faut qu'elle ait une visée émancipatrice (éducation et autonomie) et démocratique (discussion collective sur les sources, le contenu et les interprétations). À cet égard, réclamer un partage de connaissance sur la situation problématique locale entre composantes écologiques et composantes sociales, est plus qu'une récolte d'information pour instruire le contexte d'intervention du design, c'est une exigence démocratique d'émancipation par la circulation et l'appropriation des connaissances.
Plus généralement, c'est là la deuxième chose, nous vivons dans une époque appelée celle de la « post-vérité » ou des « fake news » ou encore de la régression de la confiance dans la science et même dans le pouvoir de la rationalité pour guider nos choix individuels et collectifs ; or, pour ne pas sombrer dans la folie et la « bêtise systémique » (Stiegler), il faut impérativement réapprendre nos savoir-faire, savoir-être et savoir-penser en instituant des pratiques de participation critique. J'ai essayé récemment d'en poser les bases contre l'injonction permanente à la participation — à laquelle le design contribue largement — dans un article de la revue RADDAR sur design et politique. La question du numérique, dans ses effets écologiques et sociaux considérables, mais aussi et surtout dans ses enjeux épistémologiques et sémantiques, est donc ici centrale. C'est pourquoi, le design écosocial doit intégrer l'open design et faire de l'exigence d'ouverture en enjeu politique majeur.
Bonne soirée,
Ludovic
Le 11 février, Catherine Chomarat a répondu :
Cher Ludovic,
Merci pour cette réponse fort instructive. Je suis d'accord avec toi sur l'idée de ne pas penser de façon dualiste. Je trouve très instructif que tu fasses de l'ouverture (en matière de connaissance) un des points communs au design écosocial et à l'open design. La mise au point sur le « partage » est bienvenue. En revanche, je ne sais pas si l'open design est une des provinces du design écosocial, dans la mesure où, quand on s'attache aux réalisations de l'un et de l'autre, les champs semblent tout de même distincts. Il faudrait demander à Camille Bosqué ce qu’elle en pense...
Je passe à la troisième grande question de notre enquête, qui porte, entre autres, sur l'idée de "partage". Tu as anticipé !
L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. De ce point de vue-là, qu’est-ce qui, à ton avis, préside à l’avènement de communs en design ?
À très bientôt et merci pour ton implication !
Catherine
Le 13 février, Ludovic Duhem a répondu :
Chère Catherine ,
Pour préciser ma pensée, c'est avant tout une approche « écosociale » du design en général qui m'intéresse ainsi que dans la vie en général. Je veux dire par là qu'il faut éviter l'écueil de faire du terme « écosocial » une esthétique, une méthode, un modèle, un label qui le figerait dans une forme ou un domaine strictement circonscrit. Cela serait d'autant plus dommageable que nous vivons à l'époque du numérique généralisé et de l'avènement de l'IA générative dont les enjeux sont justement écologiques et sociaux pour le design et pour la vie humaine et non humaine sur Terre (au vu de l'énergie, des matériaux et du travail caché nécessaire pour son fonctionnement et son développement). C'est pourquoi les « réalisations » du design écosocial peuvent se trouver dans des formes, des esthétiques et des domaines du design très différents.
Pour répondre à ta troisième question, je dirais que nous vivons une époque paradoxale : d'un côté, une majorité de la population des pays dits « développés », c'est-à-dire industrialisés et fondés sur le productivisme et le consumérisme, vit dans une situation de confort et même d'abondance. Il semble donc a priori que les besoins de la population soient satisfaits (il conviendrait de définir ce que l'on appelle « besoin » et de distinguer les « besoins vitaux » de conservation de la vie organique des « besoins existentiels ».
Or, c'est plutôt un sentiment d'insatisfaction qui domine aujourd'hui. Et la souffrance physique comme psychique n'a pas été supprimée (mais la souffrance est certainement indissociable du fait d'être en vie). Au contraire, dans une situation de confort et de sécurité, le capitalisme néolibéral et son hyperindustrialisation de toutes les dimensions de la réalité et de la vie, produit une souffrance collective et individuelle tout à fait réelle. Tout en étant capable de réduire considérablement le taux de mortalité des femmes enceintes comme des enfants à naître, de prolonger l'espérance de vie moyenne comme jamais auparavant, de soigner des maladies autrefois mortelles ou gravement invalidantes, la société actuelle produit une intoxication majeure des corps (chimie appliquée à l'agroalimentaire, effets secondaires des traitements pharmaceutiques) comme des esprits (captation de l'attention, addiction aux écrans, contrôle de la vie psychique). La fusion récente de Bayer et Monsanto est à cet égard édifiante.
Mais cette intoxication est aggravée par une destruction de tous les savoir-vivre essentiels au développement des esprits et des corps humains, c'est-à-dire à la satisfaction des besoins de la conservation de la vie organique comme de la vie technique et symbolique. Ainsi, nous perdons de plus en plus nos savoirs pour nous maintenir en vie (se nourrir, dormir, se protéger des dangers, se lier aux autres), pour élever nos enfants, pour prendre soin de nos proches, pour entretenir et maintenir en fonctionnement nos objets, pour manifester nos émotions dans la nuance de leur qualité et de leur intensité, pour rencontrer le regard de l'autre et l'accepter dans la différence, pour constituer des communautés solidaires et émancipatrices, pour nous élever au-delà de la simple vie. Non seulement ces savoirs sont de moins en moins transmis, mais ils sont de plus en plus détournés pour être transformés en services payant via des plateformes qui exploitent nos affects et nous rendent indisponibles à l'événement (l'inattendu et l'incommensurable). Il faudrait ici reprendre les profondes analyses du désir réduit à la pulsion par les artefacts structurellement temporels du capitalisme culturel développées par Stiegler comme celles de l'événement chez Deleuze.
Cette perte de savoir-vivre se redouble dans une perte de lien au lieu, c'est-à-dire du sens exprimé et cultivé singulièrement d'un milieu associé à notre existence. C'est là sans doute le plus grave. Car pour être (humain), il faut avoir lieu, et pour avoir lieu, il faut être lié au lieu. Sans lien au lieu, nous ne sommes pas des nomades, mais des êtres de nulle part. Sans lieu pour être, nous sommes tout simplement déshumanisés socialement et écologiquement. Or, cette coupure du lien au lieu est entretenue par le capitalisme actuel car elle est la condition de la satisfaction des besoins de croissance infinie et d'accumulation destructrice, ce qui revient à multiplier les souffrances à venir. Comment ? En empêchant les individus d'agir là où ils vivent car ils y sont attachés et en prennent soin.
L'avènement des communs en design est en cela une réponse possible, nécessairement locale, à une souffrance collective et systémique : celle de ne pas pouvoir satisfaire le besoin d'être lié au lieu et aux autres, d'exprimer le désir d'être humain à travers le sens donné au milieu, d'exister à travers nos dépendances et nos attachements autant qu'à travers notre exigence de liberté et d'émancipation. La question de la libération ne peut donc plus s'entendre par la coupure, le détachement, l'extraction, de la nécessité, de la nature, de la société, mais elle doit passer par de la reconnaissance des liens qui nous font humains et vivants terrestres, et des liens qui nous importent pour lesquels nous sommes prêts à nous battre (il faut malgré tout, pour chaque être humain, devenir majeur au sens de Kant, c'est-à-dire être capable de se servir de son propre entendement). Faire en commun, instaurer du commun, c'est partager du sens et participer de la reliance de nos existences qui sont toujours « plus qu'individuelles » et plus « qu'humaines » pour parler comme Simondon et Abram. Le design des communs peut commencer par là et chercher autant à rétablir le lien au lieu qu'à maintenir les conditions du désir d'exister, de participer et de prendre soin de ce qui nous importe sans contrevenir à la vie libre, humaine et autre qu'humaine.
Voilà !
Bonne fin de journée,
Ludovic
Le 13 févier 2025, Catherine Chomarat-Ruiz a écrit :
Cher Ludovic,
Je partage ton analyse, très directement et clairement exprimée ici. Le lien entre connaissance et lieu est en effet fondamental. Et j'apprécie beaucoup cette formule : « L'avènement des communs en design est en cela une réponse possible, nécessairement locale, à une souffrance collective et systémique ». Reste à savoir, de mon point de vue en tout cas, comment faire percoler ces communs de connaissances situées. Là aussi, je pense que cela fait partie des questions dont il faudra discuter avec Camille Bosqué.
Je vais donc te poser la 4ème question.
« Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participerais-tu à ce type de commun ? »
Et voilà, comme tu dis !
Catherine
Le 15 février Ludovic Duhem a répondu :
Bonjour Catherine,
Une manière non seulement possible mais incontournable à mon avis et de partir de là où l'on vit et d'agir à partir de ce qui nous concerne directement — à partir du moment où tout lien au lieu de vie n'est pas coupé... ce qui est malheureusement de plus en plus commun à notre époque où être nulle part signifie être « flexible », « agile », et s'adapter à n'importe quelle situation, pour reprendre l'idéologie acosmique du « management ». D'où l'importance de sensibiliser, de faire découvrir, d'expérimenter, bref d'aller à l'école. Mais l'école est elle aussi à réformer en profondeur, peut-être en reprenant l'idée d' « école buissonnière » comme je l'ai défendue récemment dans un article sur l'éducation et la mésologie (voir "Faire l'école buissonnière" : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=342&⟨=fr). Au-delà de l'école, c'est une formation tout au long de la vie qu'il faudrait, ou plutôt une vie formée par la conscience d'être vivant à travers la relation au milieu associé.
Pour répondre à ta quatrième question :
Le mouvement multiforme des tiers-lieux est particulièrement intéressant dans ses principes et ses ambitions. Mais la promesse portée initialement, ou du moins celle à laquelle on avait envie de croire, a été quelque peu déçue. Je veux parler de celle qui faisait des tiers-lieux l'alternative à la production industrielle capitaliste et à la propriété privée par des communautés de partage des connaissances, des outils et des machines. Sans reformer à proprement parler les coopératives de production et de consommation qui se sont constituées au cours de l'industrialisation au XIXe et XXe siècle, les tiers-lieux mettaient en œuvre une sorte d'éducation technique démocratique et conviviale (an sens d'Illich et au sens ordinaire de partager un bon moment entre amis) dont on pouvait voir les effets positifs sur les populations urbaines puis sur les populations rurales (à moindre échelle). Mais si le numérique open source a été décisif pour cette éducation technique, l'alternative économique et la subversion politique n'ont pas vraiment eu lieu. Dans le pire des cas, les tiers-lieux sont devenus des lieux de consommation comme les autres, ou alors de simples loisirs pour produire des objets inutiles en plus de la consommation ordinaire avec l'illusion narcissique de l'avoir fait « soi-même ». Dans le meilleur des cas, c'est une forme d'éducation populaire, d'autonomisation dans la production et la réparation, d'ouverture à autre chose que l'accumulation matérielle infinie.
Quoi qu'il en soit, même réticulés, ces tiers-lieux n'ont pas su ni pu produire une alternative crédible et durable (s'il est juste de leur attribuer cette ambition). Une vingtaine d'années après leur avènement, une critique est nécessaire pour trouver la voie vers d'autres modes de production (de voies du faire avec) couplés à une nécessaire et incontournable décroissance (de l'extraction, de la production et de la consommation, mais aussi d'une croissance des pratiques, du partage et du désir de s'élever individuellement et collectivement). C'est ce que j'essaie de faire à travers l'idée d'industrie ouverte. J'en ai donné une première version dans mon article sur le « Design écosocial et l'industrie ouverte » (voir : https://journal.dampress.org/issues/design-industrie-anthropocene/design-ecosocial-et-industrie-ouverte). J'ai prolongé plus récemment cette réflexion dans une conférence donnée durant les derniers Entretiens du Nouveau Monde Industriel au Centre Pompidou à propos de l'écotechnologie et de l'industrie ouverte (le texte sera bientôt publié dans les actes). Elle fait suite au livre Écologie et technologie réalisé avec mon ami philosophe Jean-Hugues Barthélémy (Écologie et technologie. Redéfinir le progrès après Simondon, Éd. Matériologiques, 2022).
Si donc, un tiers-lieu qui aurait vocation à renouveler la théorie et la pratique du design par les communs était proposé, j'aurais bien sûr grand plaisir à y participer. Mais il devrait s'inscrire d'emblée dans une ambition de design (écosocial) des communs, c'est-à-dire de conception, d'expérimentation et de critique à la fois de la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui, du design appliqué aux communs ou au service des communs, et des communs eux-mêmes. Un tel tiers-lieu devrait aussi être ce par quoi le lien au lieu est rétabli, ce par quoi l'éducation technique s'apprend, ce par quoi l'énergie créatrice s'amplifie en se partageant, ce par quoi la connaissance devient pratique émancipatrice, et par conséquent ce par quoi l'on devient autonome en ayant conscience de ses dépendances, des alliances humaines et non humaines, et des luttes qu'il faut mener pour exercer sa raison, sa liberté, son désir d'avoir lieu en commun. Il faut en quelque sorte qu'un tel tiers-lieu soit une reprise contemporaine de l'idée de « Tiers état », moins dans un esprit révolutionnaire que dans celui d'une bifurcation vivable, durable et réjouissante.
Voilà !
Bonne soirée,
Ludovic
Le 1er mars 2025, Catherine Chomarat-Ruiz a répondu :
Cher Ludovic,
L’idée d’industrie ouverte est à creuser, et je suis contente que la revue Design, Arts, Médias, que mes collègues de Paris 1 et moi-même avons fondée, contribue à la diffuser !
Ma dernière question était la toute dernière. Je retiens que tu participerais, à certaines conditions (que je partage), à un Tiers-lieu dit « de recherche »... Je vais défendre cette option et, en attendant de nous y retrouver peut-être...
Bon week-end !
Catherine