Entretien avec XXXX2
Paul Floutié

L’entretien qui suit a été réalisé le 7 décembre 2024. Le designer interviewé, qui a décidé de garder l’anonymat, a suivi une formation d’historien et d’historien de l’art avant de se tourner vers la création. Actuellement il travaille en tant qu’indépendant avec le statut d’artiste-auteur au sein d’une société où il est l’actionnaire principal.

Paul Floutié1 : Bonjour, XXXX2. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. 

 

1. Travail et reconnaissance

P.F : Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

XXXX2 : Alors je suis designer indépendant, j’ai une société dont je suis en pratique le seul actionnaire. Enfin j’ai un actionnaire qui a apporté un petit financement et m’aide un peu pour l’administratif, mais disons la répartition des rôles, je fais 95 % du travail et lui peut-être 5 %, et sinon j’ai aussi un statut d’auto-entrepreneur qui s’est transformé en maison des artistes, enfin en statut d’artiste-auteur depuis que c’est rendu possible par l’évolution du statut de designer qui maintenant rentre dans cette catégorie d’artiste-auteur. Je travaille surtout avec des clients qui sont des entreprises, qui sont généralement pour des projets qui sont liés à de l’aménagement, mais j’essaye toujours de mettre dans mes projets d’aménagement de la création de mobilier et une partie de direction artistique ; c’est à dire que c’est une réflexion qui est menée conjointement avec le client, pour trouver une solution viable économiquement et fonctionnellement, mais qui soit aussi, qui dise quelque-chose de la société -pas la société en général mais la société qui commande. J’ai fait ça pour des hôtels restaurants et des sociétés sinon qui ont d’autres types d’activités, comme par exemple un de mes clients qui s’appelle Care qui est une société qui vend de l’énergie renouvelable, qui construit donc des projets d’énergie renouvelable qui m’a commandé plusieurs pièces de mobilier. J’ai normalement peu de clients particuliers, à une ou deux exceptions près qui sont des clients plutôt collectionneurs qui me commandent des pièces qui sont faites sur mesure, et qui moi me permettent d’essayer des choses, en gros ça paie le prototype, souvent c’est des choses que j’ai envie de faire et je propose à quelqu’un de le faire pour lui et ça me permet de faire exister une pièce. Voilà, ça c’est l’essentiel de mon activité, après je commence grâce au JAD^2^ dans lequel je suis résident d’avoir quelques activités en directions du grand public avec des ateliers. Là, pour la première des ateliers de création d’objets, c’était la première fois le weekend dernier, et il m’est arrivé une ou deux fois d’intervenir aussi comme jury d’école de design pour donner un avis sur des projets d’étudiants, et sinon j’ai un projet d’édition avec un éditeur de meuble en cours, et j’ai déjà édité par exemple des tapis avec une marque portugaise, enfin j’ai un peu d’édition mais ça représente une part très faible économiquement de mon activité.

P.F : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

XXXX2 : Oui, j’aurais tendance à le confirmer, je pense que c’est surtout une question de délai, dans mon cas en tous cas on est parfois contraint par des délais qui sont pas tout à fait compatibles avec la vraie recherche et que ça peut quelques fois être un stimulant. Ça peut aussi être assez bien parce qu’au moins les choses sortent et qu’on n’est pas, qu’on se retrouve pas dans des gouffres créatifs à se poser mille questions. Il y a une sorte d’obligation de résultat qui peut parfois être stimulante, mais il m’est arrivé, beaucoup, très souvent, de livrer un objet dont je savais pertinemment qu’avec plus de travail il serait mieux, et que voilà, il était satisfaisant, mais qu’il aurait nécessité dans le cadre d’une édition, avec un éditeur de meuble, il y aurait eu plus de travail qu’avec un client de type entreprise et que donc l’objet aurait été plus abouti à la fin, voilà. Donc ça confirme un peu le diagnostic, pour moi le manque de temps, le temps de création qui est quelques fois incompatible, quelques fois la volonté des clients de se rattacher à des choses connues aussi et d’aller, d’être tout à fait dans l’air du temps, et donc au détriment d’une certaine recherche un peu plus profonde. Voilà c’est pour moi le risque d’un certain type de commande c’est de rester un peu en surface des choses que ce soit dans l’élaboration technique ou dans la recherche formelle.

P.F : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

XXXX2 : Pour moi encore une fois il y a deux choses, du côté des clients, mes interlocuteurs étant mes clients, il peut y avoir quelques fois une impatience, et une méconnaissance des contraintes du métier qui peut ressembler à de la, peut-être pas du mépris, mais de la, comment dire, oui une prise en compte insuffisantes de la qualité du travail. En revanche de l’autre côté, du côté de la production, j’ai toujours une, je vois pas trop d’exceptions, j’ai une immense satisfaction à travailler avec les artisans ou les producteurs, trouver ensemble des solutions techniques et ça c’est au contraire une grande source à la fois d’apprentissage et de satisfaction, et souvent aussi de rencontres humaines, où il y a pas mal de gens avec qui j’ai travaillé, plutôt du côté des artisans qui produisaient des pièces avec qui j’entretiens des liens d’amitié maintenant.

P.F : Donc ce serait assez lié à votre façon de travailler ?

XXXX2 : J’imagine que, pour différentes raisons à la fois idéologiques et pratiques, c’est à dire à la fois parce que je veux que les objets sortent, comme c’est des objets commandés par des clients dans des délais courts, je veux qu’ils sortent, donc je dois vraiment tenir compte des contraintes techniques qui sont données par l’outil de production ou par la personne qui va produire, et en plus je trouve intéressant d’apprendre de ces personnes-là comment leur technique fonctionne pour aller dans le sens de la technique et non pas contre elle, même si on peut évidemment en étirer des limites, je vous montrerai des exemples de choses qui sont des savoir-faire traditionnels qui sont un peu étirés, et malgré tout il faut d’abord comprendre comment ces gens travaillent, donc c’est en comprenant comment les artisans travaillent qu’on a avec eux un rapport de confiance, j’irai pas jusqu’à dire de co-création, dans certains cas de co-création, et dans tous les cas de collaboration.

P.F : Et donc vous avez un peu un sentiment, pas forcément avec les gens avec qui vous travaillez, mais en tant que designer d’être reconnu, que les gens comprennent l’utilité du design et vous accorde une certaine reconnaissance ?

XXXX2 : C’est très variable, je ne peux pas donner de réponse générale à ça parce que dans certains cas c’est bien perçu, et dans certains cas on sent qu’on est la dernière roue du carrosse, ça dépend vraiment des interlocuteurs. Moi je dirais qu’a priori il y a un premier filtre, c’est qu’à partir du moment où les gens font appel à moi c’est qu’ils ont quand même une idée que ça va être bénéfique pour eux, vous voyez ce que je veux dire, donc à partir du moment où la commande est passée c’est quand même qu’il y a une idée de valeur ajoutée. Après c’est vrai que dans les gens les moins élégants certains peuvent un peu vous renvoyer à ce qui existe de déjà fait, c’est disons le design, plus que design contre non-design, c’est design de commande de commande contre design de série, c’est à dire comparer à une solution que je propose qui me semble adaptée à leurs besoins à une solution déjà existante sur le marché, et sous-entendre que la valeur ajoutée est pas si grande que ça, de passer par une solution de sur-mesure.

2. Éthique et horizon politique

P.F : Donc, maintenant on va passer au deuxième volet, qui porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer.

Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

XXXX2 : Je pense que la profession est en théorie vertueuse, c’est à dire qu’il y a beaucoup de gens, beaucoup de designers qui sont très sensibles aux enjeux écologiques et éthique, je pense malheureusement que la précarité de la profession fait aussi que ces principes vont être battus en brèche pour des raisons de subsistance, et je ne m’exclus pas de ce genre de compromission. C’est à dire se dire on a tous envie de sortir des choses, on a tous envie de sortir des projets, de sortir des objets, d’avoir l’occasion d’exercer notre métier, et je pense que beaucoup d’entre nous avons une éthique très définie en théorie, mais que si demain il y a une marque qui a priori, je parle que pour moi là, mais qui a priori ne répond pas à ces critères là mais nous propose un très beau projet je ne sais pas à quel point il est facile de refuser. Moi il y a un cas particulier où j’ai refusé des projets qui était liés à un pays, un gouvernement dont le... bah qui est pas démocratique tout simplement, et les projets étaient financés par des gens qui étaient proches du pouvoir et c’est un pouvoir qui n’est pas démocratique et qui est très corrompu. Très honnêtement je sais pas, je dirai plutôt que je n’ai pas poussé pour faire aboutir les projets plutôt que j’ai refusé les projets, c’est même pas exactement la même chose, en tous cas c’est vrai que j’ai pas poussé pour faire aboutir les projets. Enfin voilà c’est un cas, un exemple parmi d’autres, mais je pense que l’équilibre entre l’éthique et la précarité économique de la profession est quelques fois... c’est là où il y a une petite faille quoi.

P.F : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

XXXX2 : Oui, je vais vous citer deux exemples, le premier c’est celui que je vous disais, où j’étais invité par un client dans un pays qui a des activités à la fois en Belgique et dans un autre pays et qui est un pays d’Europe centrale qui est non-démocratique, et quand je me suis rendu compte que la façon dont il envisageait les affaires dans son pays d’origine c’était avant tout des financements du gouvernement avec un système assez opaque d’attribution et des choses qui selon nos critères seraient de la corruption, et là j’ai pas souhaité poussé les projets. À l’inverse à beaucoup plus petite échelle il m’est arrivé de faire un projet qui était pour rendre service à un client que j’aimais bien, qui est aussi un ami, de faire quelque-chose qui est un peu absurde puisqu’il s’agissait de faire produire un objet loin de son lieu d’usage, avec beaucoup de transport alors que ça aurait pu être fait de façon plus intelligente et écologique, mais comme j’avais l’impression de lui enlever un épine du pied j’ai accepté de faire cette petite compromission, c’est à dire de faire produire un objet en Europe qui aurait finalement pu être aussi bien produit en Amérique du Nord et qui a donc voyagé en express d’Europe en Amérique du Nord pour un seul évènement, ce qui était pas... par avion etc. donc si j’avais été irréprochable j’aurais refusé, mais je l’ai pas fait.

P.F : Mais vous avez quand même une certaine éthique au fond de vous qui vous fait prendre, enfin qui fait que c’est un cas de conscience et pas juste…

XXXX2 : Oui, à part cette exception-là, par exemple dans les matériaux que j’utilise, je propose jamais à mes clients de matériaux, dans le bois par exemple, de bois qui ne sont pas français si possible, et en tous cas européens, je travaille beaucoup le tapis, c’est des choses qui sont faites par des artisanes avec des chutes de l’industrie textile donc recyclé, j’ai peu de, pour l’instant, mais parce que pour l’instant j’ai pas tant de projets que ça, mais j’ai peu de projets dégueulasses et j’espère que j’en aurai jamais, et je pense que j’aurais quand même ça au moins cette conscience-là pour faire des choses qui sont à la fois, dont j’espère qui sont à la fois assez durables dans leurs usages et produites dans des conditions de... Avoir des gens qui ont des conditions de travail correctes, c’est très important pour moi, pour le coup j’ai toujours visité les ateliers, donc des gens qui ont des conditions de travail correctes qui donnent l’impression d’être assez content de faire ce qu’ils font, et avec des matériaux sourcés dans un rayon qui n’est pas trop éloigné du lieu de fabrication et si possible du lieu d’usage.

P.F : Et vous citiez avant la précarité chez certains designers...

XXXX2 : Moi j’en fait partie, c’est à dire qu’on a des déséquilibres financiers qui sont assez instables, enfin pour moi, c’est pas le cas de tout le monde.

P.F : Est-ce que vous pensez du coup que ça pousse beaucoup la profession à avoir certains cas de conscience, dues à la nécessité économique, et est-ce que vous pensez que certains designers plus stars, cela rejoint un peu la question de la reconnaissance, vont parfois aussi renier certains principes déontologiques pour acquérir une reconnaissance ?

XXXX2 : Je ne sais pas, je pense qu’il y a des designers qui ne revendiquent rien d’écologique donc à ce moment-là c’est déontologique ou écologique, donc à ce moment là c’est, on peut pas leur reprocher de pas respecter ces principes puisqu’ils les érigent pas, ils ont jamais dit qu’ils se rangeaient derrière ces principes. Je trouve que dans les gens qui sont mis en lumière maintenant et qui ont des principes, qui communiquent sur des principes de développement durable et d’attention à ces principes écologiques et éthiques, la plupart les suivent, au contraire je pense que plus on est connu plus on est capable d’imposer les choses.

P.F : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

XXXX2 : Pour la première partie de la question, pour le rôle historique, je trouve que pas du tout. Je pense qu’il y a dans l’histoire des avant-gardes, il y a pas mal d’artistes que ce soit des plasticiens ou des designers, qui ont eu un peu des parcours un peu, pas parfaits si on les regarde avec nos lunettes du XXIe siècle et avec le recul historique qu’on a, qui ont un peu errés, et autant je dirais que pour les écrivains et les choses comme ça, on est plus attentifs, mais pas pour tous, mais je trouve qu’on connaît assez mal l’histoire du design et l’histoire des avants-gardes sur ce plan-là, le lien avec la politique.

P.F : Et justement, est-ce que du coup vous pensez, parce qu’on sait quand-même que certains ont plutôt collaborés avec des régimes aux idéologies totalitaires, est-ce que vous pensez que cela pousse certains designers actuels, par une sorte de mémoire ou d’intuition, connaissant plus ou moins l’histoire, est-ce que ça les pousse à être un peu méfiant des fois par rapport à certains aspects du design, ou alors pas du tout ?

XXXX2 : Je suis désolé, je ne sais pas, je ne suis pas dans la tête des autres designers, je sais que moi j’aime assez la complexité historique parce que j’ai un parcours, j’ai fait des études d’histoire à un niveau assez avancé, donc j’aime assez avoir une vision historique précise qui n’est pas faite de clichés, je suis bien conscient de ça. Et voilà on en revient à l’exemple que je vous citais de ce pays un peu totalitaire, et qui a un peu tendance à envahir son voisin, et que j’ai pas vraiment souhaité travailler avec eux. Mais à part ça je ne suis pas dans la tête des autres designers et je n’ai pas été confronté si souvent que ça à ces questions. Il y a quand même plusieurs questions qui se posent, avec les matériaux qu’on utilise, et également avec nos clients, pour l’instant il n’y a pas, pour être un peu caricatural, il n’y a pas eu de marchand d’armes qui m’a demandé un truc, donc j’ai pas eu l’occasion de me poser la question mais je peux affirmer que j’y serai attentif.

P.F : Et aussi le fait de savoir que le design peut mener au pire, pas forcément sur ces plans-là précis : mais est-ce que vous pensez que c’est un peu quelque-chose qui peut motiver les designers à vouloir aller dans l’éthique, ou alors ils le sont personnellement pour d’autres raisons ?

XXXX2 : Je pense qu’ils le sont personnellement. Je pense qu’ils le sont parce qu’on est dans un environnement où les questions se posent plus qu’ailleurs et donc à moins d’être... je pense que dans les jeunes générations, enfin en tous cas les designers qui sont entre la sortie de l’école et 45 ans, c’est à peu près impossible de faire abstraction des questions écologiques et éthiques, et c’est rare quand même d’y répondre en disant « j’en ai rien à foutre », c’est plus pour les générations d’avant je trouve, où la question s’est moins posée.

P.F : Est ce qu’il y a des designers qui vous paraissent préoccupés par des questions sociales et politiques autres que l’écologie ?

XXXX2 : Dans la question sociale je pense que non, je pense que c’est une question qui, il me semble, reste minoritaire dans le design, autant c’est devenu un lieu commun l’écologie autant que l’interrogation sur les questions que vous évoquez est minoritaire. Je ne connais pas beaucoup de gens qui ont ça dans leur pratique, moi-même j’ai pas vraiment ça dans ma pratique, c’est une pratique par défaut c’est à dire j’essaye de pas faire de la merde, de m’assurer que les gens qui fabriquent ont des bonnes conditions de travail, mais on est bien en deçà de l’idée d’une transformation sociale ou politique de la société.

P.F : Et c’est peut-être pas du ressort du designer d’ailleurs, c’est large…

XXXX2 : C’est très large, c’est vrai que c’est une question qui m’intéresse intellectuellement mais qui est éloignée de ma pratique on va dire, donc finalement ça sert à rien qu’elle m’intéresse intellectuellement (rires).

3. Science et design

P.F : Enfin le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. 

Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

XXXX2 : Alors j’ai un parcours atypique puisque je n’ai pas du tout fait d’études de design, donc ni pratique ni théorique, je me suis formé de façon assez autodidacte mais avec des mentors successifs, des gens qui m’ont appris des choses, qui étaient souvent des artisans ce qui explique mon appétence particulière pour l’artisanat. J’ai une formation d’historien et d’historien de l’art mais pas des arts décoratifs, de l’art plastique quoi. Et donc je me suis nourri de choses, de lectures personnelles, et qui sont sans doute moins importantes que quelqu’un qui aurait un cursus classique avec entre guillemets des listes de lectures des grands classiques de la théorie du design. En revanche je connais bien la théorie de l’art, du coup je ne confonds pas du tout avec le design pour le coup, mais qui me permet quelques fois de faire par des effets de contraste, de me faire des avis sur la théorie du design, plus par des effets d’opposition que par des effets de similitudes. Je ne suis pas le plus équipé pour parler de ces choses-là. Du coup ma théorie du design c’est une théorie un peu, j’ai lu quand même quelques écrits importants, et puis sinon c’est une théorie qui est élaborée, enfin je dirais une sorte d’éthique il m’arrive de me faire des espèces de programmes éthiques, ça je l’ai fait pour des projets importants, de dire ce que je voulais, de faire mon faux Dieter Rams c’est à dire me dire « quels seront mes dix principes que je vais suivre pour ce projet » enfin dix ou huit, m’édicter des lois justement, m’édicter une sorte de cadre théorique pour pas que ça parte dans tous les sens, mais encore une fois la théorie rejoignant l’éthique dans ce cas-là.

P.F : Mais donc votre théorie, vous la restreignez pas juste à de l’histoire du design...

XXXX2 : Non, pour moi la théorie du design c’est plus de l’éthique, c’est qu’est-ce que doit être le design, donc dans ce débat, par exemple, que je trouve assez intéressant à mener, enfin qui est pas tellement mené qui est pas tellement public, mais sur par exemple le développement de tout un type de design de galerie qui est un design de collectionneurs, mais où, un design dont quelques fois j’ai du mal à comprendre pourquoi il n’ose pas s’appeler « sculpture », ou pourquoi il n’ose pas s’appeler « art-plastique », et pourquoi appeler ça « design » alors que c’est produit en pièce unique, sans vraiment de réflexion sur la façon de le produire, enfin.. comment dire...enfin pour moi on a tous les critères de l’art plastique, mais c’est dans des galeries de design et ça a un usage très incertain, par exemple une chaise sur laquelle on ne peut pas s’asseoir, qui est produite en pièce unique, sans vraiment d’attention portée à la possibilité de reproduction de l’objet et tout ça ni à sa fonction, j’avoue que je ne comprends pas trop pourquoi ça s’appelle « design » et pourquoi on ne dit pas tout simplement « je fais de la sculpture », et ça je ne suis pas très à l’aise avec ces choses-là, j’ai pas envie : en tous cas c’est pas un champ qui m’intéresse d’explorer, et j’ai un petit jugement là-dessus. Et de même que des trucs qui sont...je suis assez sensible à l’économie de moyens, une forme d’économie de moyens, donc des pièces de design qui sont, qui peuvent être très belles mais qui sont des choses monolithiques taillées dans un bloc de marbre et qui pèsent 3 tonnes à la fin, j’ai 2-3 exemples en tête, pour moi on est à la limite quand-même de ce qu’on peut appeler du « design », parce que ça répond pas justement que je me fixe.

P.F : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

XXXX2 : Encore une fois avec mon parcours qui est un peu particulier, j’ai pas l’impression de baigner dans le milieu du design, un peu plus maintenant et au contraire venant complètement de l’extérieur j’ai trouvé que les réflexions théoriques étaient assez présentes, quand-même quand j’ai... en particulier pour des gens que j’ai pu fréquenter, que j’ai appris à connaître récemment qui sont passés par des écoles de design réputés je trouve qu’au contraire la discussion théorique est assez importante, et donc je trouve pas que cette impression que les designers se tiennent à l’écart de la discussion théorique soit très juste.

P.F : Et par exemple, pour la notion de réification, que science peut parfois amener au fait de transformer un peu en choses…

XXXX2 : Qu’une approche, une étude scientifique du design risquerait de figer des pratiques qui sont plus libres plus mouvantes plus changeantes ?

P.F : C’est ça, et aussi le fait que figer peut aussi mener parfois les designers à faire du projet par habitude en faisant du projet, venant au final réifier ce qu’est le projet lui-même et les gens pour qui s’est fait…

XXXX2 : Oui là, je peux l’avoir cette impression, parce qu’encore une fois par contraste comme j’ai une approche super pragmatique certaines choses me semblent exagérément théoriques, exagérément conceptuelles. La théorie du design je pense que c’est une vraie discussion, que c’est une chose qui existe, ce qui existe peut c’est la critique du design, c’est à dire qu’il n’y a pas, quand on veut voir un film on peut se dire… enfin il n’y a que de la critique laudative quoi, quasiment, c’est à dire il n’y a pas un magasine qui aurait une réflexion théorique sur le design y compris critique. Voyez dès qu’on rentre dans l’objet produit, on rentre dans le domaine de la publicité, que ce soit Intramuros et tout, c’est toujours regardez comme c’est formidable, il n’y a jamais une remise en question d’une démarche comme on ose le faire quand...quand un film sort, il y a des gens qui vont dire que c’est bien des gens qui vont dire que c’est pas bien des gens qui vont dire... voyez. Quand un objet sort soit on n’en parle pas soit on en parle pour dire que c’est super, mais il n’y a pas un questionnement sur la démarche : elle est soit décrite, soit louée, mais jamais questionnée, mais questionnée de manière bienveillante. J’entends pas qu’il faudrait y avoir des mecs qui assassineraient les projets, mais j’ai l’impression que ça, pour le coup, ça n’existe pas du tout et que ça pourrait sans doute être intéressant, qu’il y ait, je pense au sites de design ou au magazines de design que je connais, c’est toujours soit du compte rendu soit de la louange, mais jamais vraiment autre chose qu’une retransmission du propos du designer lui-même, sans qu’il y ait un parti pris de l’auteur de l’article qui serait pas forcément pour ou contre mais qui apporterait une réflexion.

P.F : Et du coup la théorie dans le sens où elle pourrait chercher à questionner les buts des objets, pourrait du coup de construire quelque-chose…

XXXX2 : Questionner les buts des objets, déterminer peut être des courants, déterminer des grandes lignes, ça j’ai l’impression que ça n’existe pas du tout, il me semble, alors qu’il y a un discours assez… C’est à dire qu’encore une fois avec ma connaissance qui est faible, j’ai l’impression qu’il y a un discours théorique sur le design, sur l’entité design, mais pas un discours théorique sur les pratiques des designers, sur ce que font individuellement les gens, quel impact ça peut avoir, où ça mène, j’ai l’impression que chacun délivre son discours et qu’il n’y a pas d’entités critiques qui vont le réorganiser, le questionner, empointer les points forts et les points faible, c’est des choses que feraient un jury..

P.F : Ou des théoriciens.

XXXX2 : Ou des théoriciens voilà.

P.F : Donc les critiques on va dire les plus répandues, enfin les commentaires, portent plus sur la forme et sur des questions de surfaces des questions de mode et de tendances que sur le fond vraiment...

XXXX2 : Oui voilà j’ai cette impression, encore une fois si on prend des comparatifs, on décrit le design, le discours qui est tenu sur le design et le même que le discours qui est tenu sur la mode, un magazine de mode il ne donne pas un avis critique, il dit : « voilà la collection d’un tel » et « c’est beau », vous voyez ce que je veux dire, c’est quasiment de la pub, et le magazine de design c’est un peu la même chose. Si on le compare à un magazine de cinéma ou à un magazine comme Artpress pour l’art contemporain qui va avoir un discours critique, essayer d’élaborer un discours théorique sur les objets dont il parle, donc voilà je pense que le design devrait plus être traité comme le cinéma que comme la mode.

P.F : Dans ce sens-là on peut dire que vous êtes en faveur de la théorie, de la connaissance scientifique du design...

XXXX2 : Oui.

P.F : Mais si ce type de commentaires dans la presse dite « design superficiel » est si répandu, est-ce que vous vous ne pensez que ça veut dire que beaucoup de designers craignent la théorie et préfèrent donc rester sur la forme ? Ou alors c’est plus relié à des questions de subsistance et...?

XXXX2 : Je pense d’une part, je vois pas comment, enfin en tant que designer, ça me semble à peu près impossible d’être à la fois designer et théoricien du design, enfin c’est à dire de juger ses pairs, à moins de vouloir perdre tous ses amis (rires). Enfin je ne vois pas l’intérêt, je ne sais pas finalement si ça intéresserait quelqu’un, si ça intéresserait le grand public d’avoir ce discours critique, je sais pas, enfin de discours théorique encore une fois, critique au sens de commentaire élaboré et théorisé. Et donc je pense encore une fois qu’on reboucle sur la précarité de pas mal de choses, ce qui est assez courant dans le métier, enfin relative précarité où on veut que les choses se fassent et quand elles se font on se pose pas trop de questions.

P.F : Il y a une sorte de contexte plus large qui pousse des fois à faire des compromissions et qui des fois contraignent les designers...

XXXX2 : Oui, je pense.

4.Conclusion

P.F : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

XXXX2 : Humm... Non sincèrement, merci, les questions étaient intéressantes, je ne m’attendais pas à celles-ci !

P.F : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.


  1. Paul Floutié est étudiant en Master 2 Design, Arts, Médias, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. 

  2. Jardin des métiers d’Art et du Design, Sèvres.