L’entretien s’est déroulé le 13 décembre 2023. Valentine Darmon est une jeune scénographe. Elle fait partie des juniors de son entreprise. Elle travaille dans la scénographie de produits liés à la beauté et dans les objets de luxe. Cette année, elle a notamment travaillé avec la grande marque de maroquinerie Lancaster. Elle a accepté de répondre à nos questions posées dans le cadre d’une enquête concernant le design et ses pratiques.
1. Travail et reconnaissance
Thalia Azout1 : Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?
Valentine Darmon : Je travail dans une entreprise qui s'appelle Lucas Consulting. C'est une entreprise de consulting dans le milieu de l'architecture de l'Intérieur et plus précisément dans le retail2. L'entreprise possède deux offres. La première offre est proposée en interne, comme un studio classique d'architecture. On reçoit les projets des clients et les architectes y répondent. La deuxième offre est le consulting, c’est à dire que l’entreprise m'envoie chez les clients sous forme de missions qui peuvent être de l'architecture d’intérieure, du retail, du store planning3, de la scénographie de vitrine. Mais ça peut être aussi du tertiaire tout en dépendant des missions qu'on nous a attitrés.
T.A : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?
V.D : Il est vrai qu’autour de moi, j'entends des architectes d'intérieur dire que le projet est dévié à cause du client. Certains clients ne comprennent pas très bien les frontières de notre métier. On préconise des prestataires pour les chantiers, mais aussi de la créa. Les besoins et les avis que les clients ont sur le projet qui est en train d'être conçu, peu dévié un peu de la vision que le professionnel architecte a de prime abord. Et si je peux parler en mon nom, il est vrai qu'on est souvent freiné par le budget. J'aimerais m’investir davantage dans des démarches éco-responsables. C'est quelque chose qui est compliqué, plus particulièrement dans le milieu du retail, car l’image de marque à tenir sur le luxe et la rareté prime sur tout le reste.
T.A : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?
V.D : Dans mon poste actuel, je suis souvent perçue comme externe à l'équipe et à la boîte lors des missions dans d’autres entreprises. Il y a des gens qui peuvent être très sympas et donc avec qui les rapports sont bons. Mais il y a quand même cet aspect-là qui me définit toujours un peu à côté, car je suis simplement une exécutante.
2. Éthique et horizon politique
T.A : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?
V.D : Depuis l'école, nous sommes assez éveillés sur l’aspect de responsabilité de ce qu'on produit et dans les matériaux qu'on va choisir. C'est quelque chose qu'on nous enseigne et qu'on aiguise. Après, dans le milieu professionnel, les gens savent qu'il ne faut pas polluer, mais comme je disais précédemment, il y a toujours des limites. Le budget par exemple, nous empêche de choisir des choses qui seraient peut-être un peu plus coûteuses mais plus respectueuses. Il me semble que l'aspect éthique est quand même assez pris en compte, mais devrait être davantage pris au sérieux.
T.A : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?
V.D : Oui, ça m'est déjà arrivé d'être sur une mission où je devais produire de la scénographie pour une marque, ça pouvait être de la skincare ou de la beauté par exemple. Et là, c'est vrai qu'à certains moments, je me suis demandé quel était le sens de mon métier de designer. Ma mission est de créer et de faire des choses qui sont jolies, mais derrière tout ça, c'est simplement pour vendre des crèmes ou des parfums. Ça questionne le rapport qu'on peut avoir avec sa profession, parce qu'on se dit qu'on est aussi formé pour créer, on apprend à le faire et on se dit parfois qu'on pourrait essayer de changer le monde. Mais c'est la réalité du marché du travail, il y a plus d'emplois dans ce qui va faire vendre et dans ce qui est joli.
T.A : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?
V.D : Je pense qu'on est dans une génération, qui est abattue par tous ces problèmes de société et par tous ces problèmes écologiques. Je pense que ça a façonné notre manière de travailler et surtout notre manière de produire. Ce sont des choses qui changent, en tout cas, qu'on a envie de changer.
3. Science et design
T.A : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design.Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?
V.D : J'ai commencé ma formation par une prépa art et design dans une des grandes écoles publiques de Paris. Ensuite, j’ai décidé de me diriger vers une formation de design d'espace que j'ai suivie en 3 ans. Après ma formation, j'ai pu faire mon stage de fin d'études en architecture d'intérieur. On avait de l'histoire de l'art et de la philosophie, ces matières nous ont permis d'avoir un regard critique sur nos projets et nos problématiques.
T.A : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?
V.D : Le design se situe au milieu d'autres pratiques. Le design, ça peut être juste faire un objet qui est joli et c'est tout. Mais le design, ça peut être aussi justement allié à des choses qui sont plus techniques, comme par exemple l'architecture intérieure ou l'architecture. L'architecte peut être juste architecte et savoir monter des bâtiments de A à Z, mais il peut aussi avoir une vision esthétique. Pour moi, c'est une sorte de pivot entre plusieurs corps de métiers et c'est aussi ce qui m'a frappé lorsque je suis sortie des études. Quand on est designer et qu'on fait des études de design, on ne nous apprend pas un métier. Le design se calque à d'autres métiers plus spécifiques.
4. Conclusion
T.A : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ? Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.
V.D : J’espère avoir été claire, de mon côté, je ne souhaite pas forcément revenir sur un point précis, dites-moi si vous voulez des précisions sur un des sujets. Merci pour cet échange intéressant.