Entretien avec Nicolas Roesch
Jade Rigaudier

L’entretien a été réalisé le 18 décembre 2023. Nicolas ROESCH, designer-chercheur indépendant et fondateur du collectif Zoépolis à Lyon, a accepté de répondre à nos questions autour de la question du design et ses pratiques.

1.Travail et reconnaissance

Jade Rigaudier1 : Bonjour, Nicolas Roesch. Je vous remercie de m’accorder un peu de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien comportera trois volets.Le premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous, tout d’abord, nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement? Quelle est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Nicolas Roesch : Je suis chercheur indépendant. S'il faut parler de la structure, je suis en CAE, ce qui est une Coopérative d'Activité d'Entrepreneur, mais je pense que le sujet porte sur Zoépolis, qui, lui, est un collectif que j’ai créé. C’est un collectif avec une approche transdisciplinaire qui rassemble plutôt autour de la pratique des designers, mais on a aussi beaucoup de chercheurs et anthropologues. Le collectif compte aujourd’hui pratiquement 80 personnes : il y a des anthropologues, des chercheurs de l’IRD2, des chercheurs du CNRS3, deux doctorantes en design à La Rochelle et Nîmes et aussi beaucoup de designers indépendants et des designers en structure. L’idée, c’est de rassembler tous ces gens autour d’une problématique, qui est classée en sous-axes de recherche, qui est le fait qu’il y a un gros impensé dans le design. Dans mes recherches, j’essaie de revenir au non-humain, et c’est pour ça que ça nécessite de faire des recherches. Et plus j'avance, et plus je me rends compte de tout ce qu'on a à faire. Il y a une incapacité ou un aveuglement du design à prendre en compte les autres vivants dans sa manière de projeter dans sa pratique. Donc c'est ça en fait la structure, elle propose de rassembler autour de ça.

J.R : Et donc vous êtes le fondateur de ce collectif ? Comment ça fonctionne concrètement ? Étant donné que chacun est indépendant ou chercheur de son côté, comment arrivez-vous à créer cette recherche commune ?

N.R : Oui, je suis le fondateur effectivement. Et je me suis rendu compte de ça en 2008, dans une exposition qui s'appelle City Eco Lab4. Je travaillais sur le développement durable à ce moment-là, et même si je pense qu'aujourd'hui assez de personnes critiquent le développement durable, moi je m'étais rendu compte de ça, il y a 15 ans. Le collectif est né en 2021 et j'ai commencé à donner des cours et des conférences il y a à peu près 5 ans.
Et donc comment on fonctionne. Je fais une coordination générale, basée sur cinq axes de recherche. Donc, le collectif est structuré autour de ça. À partir de ces axes de recherche, on développe des petits programmes qui peuvent être à la fois très informels. Par exemple à Lyon, on a un binôme qui s'est lancé sur la création d’ateliers de design fiction sur ce qu'ils ont appelé le « plantroposcène ». L’objectif est d'imaginer des mondes centré plantes, ce qui correspond au dernier axe qui est celui des imaginaires. Donc, ils vont chercher le public pour cette recherche et vont travailler à partir de ça. Mais ils rencontrent beaucoup de problèmes, parce qu’aujourd'hui, on a beaucoup de témoignages de personnes qui n'arrivent pas à imaginer, qui sont bloquées par des imaginaires colonisés par la modernité, le solutionnisme technologique. Imaginer des mondes où on collabore avec les plantes, en harmonie avec les plantes, c'est difficile. Et donc, ils ont développé une méthodologie. Moi, j'ai créé une première méthodologie qui est « espèce centrée » et on est en train d’en créer une deuxième qui est « écosystème centré », pour réfléchir à comment je peux rendre actif un écosystème dans la manière de me projeter. Ça nécessite, par exemple, de comprendre comment il agit et comment j’agis sur l'écosystème. Et comment, une fois que j'ai développé ce processus-là, je peux imaginer créer, avec une entité non-humaine, des mondes et des projets pour demain. Là, par exemple, ça fait plus d'un an qu'on travaille dessus et qu’on l'expérimente. Donc en gros, il y a les théories qui viennent des cinq axes de recherche d’où l’on sort des travaux qu'on expérimente, et cette expérimentation nous permet de rétroagir sur la théorie. Par itération, comme ça, on avance sur la méthodologie « écosystème centrée ». On a beaucoup expérimenté au début à l'intérieur du collectif et, depuis septembre, on l'a sorti et fait déjà trois ateliers avec le grand public. On se rend compte qu'il y a plein de choses qui ne sont pas comprises, c'est encore difficile donc il faut l'améliorer. Voilà, on fait des longs travaux comme ça.
Et après, quand on peut, on publie sur le sujet dès qu’on en a l'occasion ! Parce qu'aujourd'hui, les publications en design sont encore très centrées sur l’humain. On ne trouve pas souvent des sujets comme ça donc quand on peut en publier, on profite de ses occasions.

J.R : Dans une précédente enquête, plusieurs designers ont fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Avez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

N.R : Oui. Contrairement à mes 15 années où j'ai fait de la recherche en tant que designer, au sein de la Cité du design de Saint-Étienne, sur des projets européens dans un agence qui s'appelait l’ARDI (l'Agence pour le Développement et l'Innovation Rhône-Alpes), une agence de recherche de développement et d'innovation, je travaillais sur un projet qui durait un an et demi. Et à la Cité du design, on avait des longs programmes de recherche donc, pendant cette période-là, je n’ai pas trop ressenti ce que tu me dis.
Par contre, aujourd'hui, maintenant que je suis indépendant, je rencontre plus ce genre de choses, c'est-à-dire qu'on demande des missions courtes aux designers. On leur demande d'aller faire une enquête auprès d'un groupe focus en une journée. Les designers ont besoin de beaucoup plus de temps que ça pour enquêter, donc c'est assez difficile effectivement. Et encore plus aujourd’hui, il me semble. Je pense que le design thinking a fait beaucoup de mal à la discipline parce que c'est une vision réduite du processus de design. Et ce qu'on attend aujourd'hui d’un designer, c'est du design thinking, alors que le travail de design ne se réduit pas du tout à cette méthodologie. Il est bien plus large et bien plus complexe que ça. Je pense que c'est cette confusion entre le commanditaire, là où il y a eu beaucoup de communication et de vulgarisation autour du design thinking qui a donné cette vision réduite, et le designer, qui a fait 5 ans d’études et qui a des capacités beaucoup plus larges effectivement. Après, je suis aussi beaucoup enseignant, donc je vois moins ce problème-là. Bien que oui, je l'ai quand même rencontré deux ou trois fois. Je pense qu’il y a un besoin de déconstruction au niveau des commanditaires, pour élargir leur vision du spectre des capacités du designer. Mais ça ne vient pas tout de suite, ça prend du temps.

J.R : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ?

N.R : Alors, il y a là différents niveaux. Parce que j’ai le côté enseignement où on va dire que ça se passe bien. Bien que, là aussi, ça dépend. Je donne des cours à l'UTC Compiègne à l’université, en école doctorale, dans un master qui s'appelle « Design et stratégie pour l'anthropocène », en DSAA5 à Villefontaine. Alors ça, c'est le premier niveau où, déjà là, il y a des inégalités. C'est-à-dire que j'ai des écoles qui vont me laisser 30 heures, qui vous laisse le temps de déplier, d’aller au bout des sujets sur ces questions de comment intégrer le vivant dans le design. Avec ce temps, dans le master Design et stratégie pour l’Anthropocène, j'arrive même à emmener les étudiants à faire des sorties naturalistes pour observer la biodiversité. Mais il y a aussi des cours où le temps est très réduit. On va vous dire « viens faire un cours de 4 heures » et en 4h, c'est hyper difficile. Donc, on a déjà des inégalités en termes de coopération et en termes de données.
Concernant le travail sur des missions concrètes, parce que le collectif répond aussi à des commandes, on a animé récemment deux ateliers aux Assises des Pollinisateurs. C’était les Assises Nationales des Pollinisateurs, qui ont regroupées 200 personnes dont une personne du ministère, des chercheurs partout en France sur les insectes pollinisateurs, des chefs de projets, des cadres, des personnes des fonctions publiques territoriales à différents niveaux (villes, départements, région), les parcs naturels aussi. Et là, par exemple, on a travaillé avec une association qui s'appelle Arthropologia, très ouverte et très en attente de ce que peut faire le design autour du déclin des pollinisateurs. On a travaillé pendant un mois et demi, ce qui est assez court pour nous designers, pour se saisir de cette problématique qui est immense, qui est systémique. Un mois et demi pour tout comprendre, ce qui se passe dans les milieux qui exercent une pression sur les pollinisateurs, pour ensuite transformer ça en matière de design et faire agir les gens dans un projet de design d'organisation. Là, où l'objet de Zoépolis, qui a une approche plutôt biocentré, amène des solutions pour les pollinisateurs et non pour les humains. Et donc, un mois et demi pour ça, c'est très court. On a eu récemment l'Université de La Rochelle qui est venue vers nous pour travailler sur des conflits entre les pêcheurs qui font un peu de surpêche et qui attrapent les dauphins dans leur filet. Voilà un conflit pêcheur-dauphin, où la pression de la pêche est exercée sur les dauphins. Et, là aussi, on a eu un mois pour créer une interface qui explique différents scénarios qui engendreraient l'évitement des dauphins mais qui auraient des conséquences économiques, sur le prix que tu vas avoir quand tu vas acheter ton poisson. Le temps limite beaucoup.

J.R : Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

N.R : Ce qu'on rencontre en fait c'est souvent ça, et je l'ai eu d'expérience aussi à la Cité du Design. Le design arrive un peu au dernier moment, c'est-à-dire que les gens ont déjà pensé à leurs besoins, leurs projets et, en fait, il vous demande juste d'arriver et de mettre une forme. C'est juste du faire. Donc tout le travail d'enquête en amont, là où le designer sait très bien formuler des besoins, est souvent négligé. Alors, de l'expérience que j'ai de la Cité du Design, ça demande un peu de temps et beaucoup de pédagogie et de vulgarisation de la pratique design. On y est arrivé au bout de la troisième fois, c'est-à-dire qu'il faut deux ou trois expériences avec un commanditaire ou un partenaire, pour qu’ils vous laissent la main sur l’amont du projet, ou du moins co-créer l’amont, enquêter ensemble. Ça demande un peu de travail, mais ça se fait. Aujourd'hui, par exemple, Arthropologia, avec qui on a travaillé sur les Assises des Pollinisateurs, nous ont tout de suite demandé de continuer sur des projets et donc on a proposé des phases d'enquêtes plus profondes. Maintenant, il faut qu'ils trouvent les financements, etc. Mais c'est rarement au premier coup qu'on y arrive, souvent on arrive en dernier sur les projets juste pour régler un peu la surface et pas le fond.

2. Éthique et horizon politique

J.R : On passe maintenant au second volet de notre entretien qui porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

N.R : Il y a plein de choses là-dessus. Moi, je suis un grand critique du design et déjà pendant mes études, je critiquais beaucoup ces enjeux éthiques. Alors, s’il y a une réponse rapide, je pencherai plutôt sur le « oui ». Effectivement, il n’y pas beaucoup d'éthique dans le design. On fait des objets pour une société qui fonctionne aujourd'hui sur l'économie, sur le rendement. C’est parce que le design est mis au service de ça qu’il se passe de l'éthique.
Maintenant, je vais m'appuyer sur un chercheur qui s'appelle Stéphane Vial, qui est philosophe du design et qui dit « où est-ce que le design trouve son éthique ? ». Je crois que c'est dans son bouquin Court traité du design6. Il interroge sur comment le design trouve son éthique alors qu'il est pris dans les marchés dont on vient de parler, ce développement capitaliste. Je pense qu’il trouve son éthique dans la finalité, le propre du design. Il faut faire la différence entre la fin et les moyens, c'est-à-dire que même si j'utilise l'économie et les marchés, ma finalité, elle, peut être sociale. On fait de l’innovation sociale, du design d'innovation sociale, du design des politiques publiques aujourd’hui, et pour autant, on se sert des marchés, du monde économique qui, lui, n'est pas tout le temps éthique. Tout dépend de ce pourquoi j'agis. Tu as peut-être déjà entendu parlé des designers repentis de chez Google ou de chez Facebook. Le designer qui a inventé le bouton like, qui est parti de chez Facebook, a expliqué comment ils avaient inventé ce bouton. Ils ont vu que le bouton like produisait des pics d’hormones et dopait le cerveau et donc appelait à avoir toujours plus de like. Ce bouton a bien été produit sans éthique. Et il y a aussi des designers de chez Google qui ont montré comment ils arrivaient à rendre accro à Google. Et d'ailleurs, ce sont des designers qui, aujourd'hui, mettent leur enfant dans des écoles où il n'y a pas de numérique, probablement parce qu'ils voient le mal que ça provoque. Donc, on voit bien tout l'enjeu de l'éthique là-dedans et le mal que peut faire aussi le design. Je crois que c'est Vilém Flusser dans sa Petite philosophie du design7 qui dit designer, c'est ruser, c'est aussi conspirer. Designer, c’est procéder de façon stratégique. Si je dessine un flux de circulation, dans une gare par exemple, je décide où tu peux aller mais je dessine aussi là où tu ne peux pas aller. Les bancs anti-SDF, c'est purement du design d'objets qui va conspirer contre certains usages, contre certains individus. On voit bien, là aussi, tout l'enjeu éthique. Il y a un collectif de designers qui s'appelle « Designers éthiques » qui travaille en ux design pour des outils numériques et qui a décidé de se saisir de cette question d'éthique pour arrêter de faire des objets numériques qui prennent du temps d'attention, qui font des pics d’hormones. Ils ont une conscience éthique de leur production.
Concernant Zoépolis, c'est aussi une question d'éthique parce que je m'appuie sur un champ de philosophique qu'on appelle le Land ethic. Aldo Léopold dit « il nous faut élargir l'éthique à la communauté biotique », donc à la terre, aux eaux, aux forêts, aux montagnes, aux espèces, etc. Et c'est justement ça, Zoépolis. C'est élargir cette éthique du design. Donc, il y a des enjeux forts et pourtant, aujourd'hui, cette dimension éthique, selon moi, reste un peu marginale. En tout cas, en France, on retrouve des designers éthiques qui se soucient de ça, avec le low-tech et dans les designs écologiques, et vont voir dans l'éco design une forme d'éthique. Mais il y a assez peu d’éthique en général, tout est fait pour pousser à la consommation donc il y a un réel besoin d’un travail de fond. Aujourd’hui, il est assez marginal de trouver des designers qui se proposent ou se positionnent sur des éthiques assez fortes et assez radicales.

J.R : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet ou autre qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

N.R : Alors oui, moi j'ai eu dans mes programmes de recherche quand j'étais à la Cité du design de Saint-Étienne, un enjeu éthique. C’est difficile d'en parler. On devait agir sur l'espace public et on avait des attentes des politiques qui allaient un peu à l'encontre de nos valeurs personnelles, donc il a fallu composer à partir de besoins politiques et d'une vraie dimension sociale au sein du projet. Voilà, je peux pas trop en dire plus.
Après il y a un autre sujet dont je peux te parler par contre. Je vais intervenir avec l’INRAE, l’institut de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement à Montpellier sur la question des mouches suzukii, qui font des petits trous dans les cerises. Et donc, ils viennent nous chercher pour imaginer d'autres manières de faire de l'agriculture avec cette mouche. En fait, on vient chercher Zoépolis sur les relations entre humains et non-humains mais, c'est un peu comme l'histoire des conflits dauphins-pêcheurs, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, on vient chercher le collectif pour régler des conflits entre humains et non-humains. Et, des fois, ça me pose un peu des questions éthiques parce que j’ai voulu créer Zoépolis pour faire pour le vivant. Dans ces cas-là, on me demande plutôt comment mieux réguler la mouche, comment vivre avec, comment on peut la contrôler, comment on va la gérer. Alors qu’au départ, l'enjeu était vraiment de dire qu’il faut intégrer le vivant, qu’on va faire pour le vivant, pour générer la diversité. Donc, dans ces cas-là, il y a des petites questions éthiques de « est-ce qu'on doit le faire ou pas ». Alors, oui, on y va parce qu’effectivement, il faut quand même penser à la cohabitation, et même des fois, ça sera peut-être un peu à rebours de la biodiversité, même si ce n’était pas le but au départ, mais il faut aussi penser pour que les agriculteurs puissent manger et vivre.

J.R : C'est peut-être aussi pour éviter d’utiliser encore plus de produits chimiques donc cela montre l’envie de faire différemment. Cela reste positif dans un sens. Mais je comprends entièrement cette ambiguïté au niveau éthique, de pourquoi et surtout pour qui on le fait finalement.

N.R : Oui, totalement. En fait, avec Zoépolis, la question éthique se pose tout le temps mais aussi parce que ça implique les questions de relation homme/nature, nature/culture. On est sur ces enjeux. Rien n’est tout blanc ou tout noir, il n’y a que des arbitrages.

J.R : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou à l'intuition de cette compromission ?

N.R : Je pense qu’effectivement le design hérite encore de ça aujourd'hui, même s’il ne faut pas généraliser. Si on prend par exemple la consommation de masse, le fast-fashion, etc. : toute cette dimension de surconsommation, qui est d'une certaine manière encore très actuelle à notre société, montre qu’il y a aujourd'hui encore un aveuglement du design dans sa responsabilité à l'impact environnemental et écologique. Et on peut revenir à l'histoire des designers éthiques dans le numérique. On voit bien aujourd'hui avec l'économie de l'attention, la manière dont le numérique pompe notre attention au quotidien, les designers y ont une forte responsabilité. C’est un design qui est mis au service d'une espèce de prédation des cerveaux humains par l'addiction numérique finalement.
Donc oui, je pense qu’aujourd'hui, il y aurait encore ça. Après je vais revenir un peu à mes travaux et à Zoépolis. Pour mes travaux, je suis allé chercher dans l'histoire pour comprendre d’où vient cet aveuglement au non-humain dans la pratique du design. Je suis remonté jusqu'à la révolution industrielle, là où on fait naître le design dans nos bouquins d'histoire de l'art. Et si tu regardes comment est le paradigme à ce moment-là, c'est un paradigme hostile au vivant voire même prédateur au vivant. En fait, ce qui a permis au design d'être ce qu'il est, un design industriel, c'est grâce à l'exploitation des animaux et des matières animales. L'huile qui va graisser les rouages des machines qui font du design industriel, c'est de l'huile de cachalot ou de baleine, c’est la transformation des autres vivants. Je te renvoie vers un bouquin récent de François Jarrige qui s'appelle La ronde des bêtes, le moteur animal et la fabrique de la modernité8, où il explique que, alors qu'on croit que l’on avait le charbon et la machine à vapeur, il y a eu une explosion des animaux devenant plutôt des moteurs faisant tourner des rouages, faisant tourner des moulins. C'est de l'énergie animale mise au service de la production industrielle. Et c'est de là que naît le design, au moment où l’on a transformé les bêtes en machine, les animaux en matière et en ressources. Donc, on voit bien, là aussi, comment le design est un peu consubstantiel d'un paradigme d'une certaine forme de relation au vivant, d'une certaine forme de relation à la nature, et c'est là où pour moi, on n’en est toujours pas sorti. C'est ça le but de mes travaux et de mes recherches, c'est d'enlever ces œillères. Dans le design, la nature est transformée en ressources et il faut sortir de ça aujourd'hui ! Donc, ce n’est pas au service d'une dictature mais c'est quand même au service d'un paradigme de pensée qui sépare l'homme de la nature et dont le design est complètement consubstantiel, il est intrinsèque de cette forme de philosophie-là qui est prédatrice du vivant, et donc oui, le design en est encore l’héritier.

J.R : Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ?

N.R : Oui, de plus en plus. Je trouve qu'il y a une responsabilité ou plutôt une prise de conscience qui se fait, qui n’est pas non plus une grande révolution, mais en tout cas, il me semble qu’elle existe. Il y a de plus en plus de designers qui se positionnent sur les enjeux écologiques. Moi, dans ma carrière, j'ai commencé en design social et à cette époque-là, il n’y avait pas de design social. J’étais peut-être le seul designer en France à faire ça et aussi à travailler sur le développement durable. Et, depuis 2010, est arrivé en France le design d'innovation sociale. Et il y a eu des positionnements un peu plus engagés, et de plus en plus, avec ce qui est du design des politiques publiques aujourd’hui. Le design se met au service du bien commun. Il faut aller voir les travaux de Sylvia Fredriksson sur les communs. Donc il y a des designers qui se saisissent de ça. Ça n'est pas la majorité, on a encore beaucoup de designers qui sont au service de cette société de consommation et qui ne se pose pas plus de questions que ça, et qui font de l'innovation pour de l'innovation. Comme on l’a dit tout à l'heure, il ne s’intéresse pas aux finalités alors que c'est là, comme Stéphane Vial le dit, que se joue l’éthique du design. Il y a quand même une prise de conscience du rôle politique et éthique du design, même si elle est encore assez marginale, timide.

J.R : Aujourd’hui, on trouve des tentatives de manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés avec les ZAD, la création de coopératives, des associations d’accession à l’éducation ou à la santé par exemple. Quel rôle peut jouer le designer dans ces contextes selon vous ?

N.R : Alors, tout à fait, et là aussi je pense que du côté de ces publics-là, les gens sous-estiment la capacité qu'à le design pour les aider. Il peut agir sur plusieurs plans. Aujourd'hui, on fait beaucoup de co-création, de design thinking, puis il y a aussi tout ce qui est design fiction, où on va faire participer tout le monde. Tout ça permet le co-design ! Et ça, tu le trouveras dans un bouquin qui s'appelle Design des plurivers9 d’Arturo Escobar. Il y fait l'analogie avec la manière dont on compose la musique, et prend en exemple Bach et Mozart, qui sont des compositeurs qui vont écrire toutes les partitions de tous les instruments de musique. Et aujourd'hui, pour composer la musique, il y a le chanteur qui écrit, le guitariste qui dit qu’il pourrait jouer tel accord dessus puis le batteur qui va chercher un peu et qui va proposer tel rythme. Ce n'est plus un compositeur qui va écrire les paroles et les partitions de chacun mais, c'est bien chacun avec sa technicité, avec son instrument, qui fait sa ligne dans la partition. Et bien, c’est ça le co-design ! C’est d’aller chercher chacun avec ses capacités propres et composer le monde de demain.
Dans mes conférences, souvent, quand je dois résumer rapidement ce qu'est le design, je dis que le design c'est le dessin du dessein. Et donc, en fait, si je reprends l'analogie avec le groupe de musique, dans le dessin du dessein, dans le dessin du projet de demain, je vais demander à chacun de me dire comment il peut composer sa partie de la partition et je ne vais pas l’imposer. C’est ça le co-design, et tu vois bien toute la puissance que ça peut avoir pour des ZAD, pour des collectifs, etc. Le designer vient accompagner tout le monde à écrire sa partition et faire un projet commun, il fait bien un dessin d’un dessein. Et, une fois que j’ai fait ça, qu'est-ce qui se produit ? Il se produit ce qu'on appelle de « l'acceptabilité sociale ». Ce qui fait la différence entre une innovation et une invention, c'est que dans l'innovation, il y a eu de l'acceptabilité sociale. Si les gens ne font rien de ce que tu as fait, alors, c'est une invention et non une innovation. Le concours Lépine est plein d'inventions mais ce n'est pas pour ça qu'on a tous les objets du Concours Lépine l'année suivante. Le smartphone, par contre, est une innovation parce qu'on est passé de plusieurs milliers à plusieurs milliards de vente en quelques années, il y a eu une acceptation sociale très forte et très rapide, qui a d’ailleurs transformé les sociétés. Donc quand je co-crée, quand je fais composer les gens, puisque chacun me dit ce qu’il peut faire et comment il peut le faire, je produis de l'acceptation sociale et donc je fabrique de l'innovation. On peut le remettre ici en perspective avec ta question. On peut produire de l'acceptation sociale de tous ces enjeux écologiques des ZAD, des enjeux citoyens dans leurs exemples, là où effectivement il y a des conflits dans la société. Et le design peut tout à fait permettre de fluidifier tout ça, en mettant les parties prenantes, en les faisant composer chacune leur partition, on va pouvoir produire de l'acceptation sociale et donc produire ces innovations sociales. Donc, c'est clairement sous-estimé aujourd’hui.

J.R : Est-ce que, dans votre pratique, l'approche politique est importante ? Puisque penser un design pour le vivant implique en même temps des questions sociétales et très politiques.

N.R : Ça, je l’ai appris durant mes 15 années au pôle Recherche de la Cité du design et dans les projets européens, je me suis vite rendu compte que le design est politique. Parce que, si je dessine une poubelle de tri, c'est politique. Si je dessine une poubelle à un trou ou à deux trous, c'est politique. Parce que quand je dessine une poubelle à deux trous, je te force à faire des choix donc je te force à te poser des questions par rapport à ta manière de gérer ces déchets. Donc tu vois bien l'impact politique que peut avoir juste la forme de l'objet. Et en fait, le design a toujours été politique et il est politique. Justement, en refaisant ce dessin du dessein, c'est une manière de voir le monde qui est projetée. Et donc, le design est toujours politique. Par rapport à Zoépolis, oui, il est politique, au sens où c'est un positionnement radical qui fait changer de cosmologie, qui est de sortir de la séparation nature/culture, humain/non-humain et de refonder une nouvelle forme de design, où l’on prend en compte les interdépendances aux vivants. Ça, c’est politique. C’est politique aussi parce que, comme je te le disais, au moment de la révolution industrielle, on a transformé la nature en ressource. Nous, c’est de faire le chemin inverse. C’est de dire « non », ce ne sont pas des ressources mais des acteurs du monde. Mais, comment on compose un monde avec ça ? Et bien, c’est politique. Dans le collectif, on a beaucoup de membres qui travaillent sur les droits de la nature. Il y a l'Assemblée du Rhône en ce moment, on a trois membres du collectif qui y participent. On commence à donner des droits sur les écosystèmes, on est en train de parler avec la FNE, France Nature Environnement, pour essayer de voir si on ne peut pas développer des droits sur l'Isère. Donc, c'est de faire passer les vivants non-humains du statut d'objet au statut de sujet, du statut de ressources au statut de partenaires. Et, tu comprends bien que ce n'est pas la même politique au niveau du monde, parce qu’on les fait entrer en politique. Tu dois sûrement connaître Bruno Latour avec son parlement des choses. On voit bien, ici, ce qu'il y a de politique à faire passer les non-humains au statut de sujet avec des représentants, etc. Et c'est tout à fait des processus qu'on a en cours dans le collectif et qu'on fait rentrer dans les processus de design.

3. Science et design

J.R : On passe maintenant au troisième et dernier volet qui traite des connaissances relatives au design. Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie?

N.R : J’ai une formation en design produit à l’ESADSE, à l’école d’arts et du design de Saint-Étienne. Avant, j’ai fait une Prépa Cachan. Et après, pour faire ce que je fais aujourd'hui, sur les non-humains, j'ai dû me former tout seul. J'ai ouvert des bouquins de biologie, de philosophie de la nature, beaucoup de bouquins d'histoire sur l'histoire de la révolution industrielle pour trouver le statut de la nature et comprendre comment elle est entrée dans le design ou comment le design s’est aveuglé. Donc je me suis beaucoup auto-formé, et je me forme encore.

J.R : Donc vous travaillez beaucoup avec des biologistes et des scientifiques ? Vous avez une approche plutôt pluridisciplinaire donc ?

N.R : Oui, avec beaucoup de scientifiques, biologistes, philosophes, etc.

J.R : Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

N.R : De ce que je vois de la masse des designers, clairement non. Ils peuvent avoir zéro connaissance en histoire, en philosophie, en épistémologie du design et tout ça, et ça n'a aucune influence sur leur pratique. Ils partent du réel, des usages, des besoins, des pratiques et, de là, ils composent. Mais ils ne composent pas du tout selon des connaissances théoriques ou historiques en amont. Aujourd'hui, c'est pratiquement inexistant. Cette remise en perspective dans les théories du design et de l'histoire, elle est importante quand tu arrives à la recherche et que tu as besoin d'argumenter des positionnements stratégiques, des axes stratégiques. Mais la plupart des designers, enfin de mon point de vue en tout cas, ne se remettent jamais en perspective.

J.R : Mais donc, vous, ça vous intéresse et c'est utile pour votre pratique ?

N.R : Oui, mais parce que j'ai une pratique critique. C’est parce que j'ai une pratique critique que je suis obligé d'aller rechercher ce qu’il se passe dans l'histoire, dans les textes théoriques de design, etc., pour m'appuyer dessus ou pour les démonter aussi. C'est important, mais parce que je suis dans cette forme critique d'argumentation des pratiques de design.

J.R : Je me demande à quel moment est-ce qu'on vient à travailler selon cette éthique ? Est-ce que c'est quelque chose de personnel que vous avez depuis toujours ou avez-vous eu un déclic ?

N.R : Dès mes études, j’ai toujours été très critique du design. J’ai fait une formation qu'on appelait arts appliqués et, après, je suis parti dans le design parce que j'avais compris cette dimension politique du design. J'avais compris que, par le design, on pouvait agir sur les modes de vie. Et donc, c'est politique. J’avais bien compris qu'en faisant un objet, je pouvais aussi forcer et manipuler, et donc j'avais déjà cette vision critique. Pendant mes études, je voulais faire du design social à une époque où ça n'existait pas, et mes professeurs ne comprenaient pas ce que je faisais. Moi, je me disais que le design avait tout à faire dans les camps de réfugiés mais les professeurs ne comprenaient pas. Je ne faisais pas de l'esthétisme, donc je me suis confronté pendant toutes mes études à ça. Au point qu’en sortant des études, je voulais arrêter le design. Il y avait 90% du design qui ne me plaisait pas et il y avait un petit 10% intéressant qui commençait à émerger. Et donc, pour répondre à ta question, ça à tout le temps été là. Et d'ailleurs, si j'ai été embauché par la Cité du design de Saint-Étienne, alors que j'étais en train de regarder pour m'inscrire pour partir faire de l'humanitaire, c’est parce qu’ils sont venus me chercher à la porte de mon appartement, en me disant qu’on leur demandait de faire un cahier des charges sur des appartements d'urgences, qui sont les appartements où l’on va mettre des SDF qui veulent se réinsérer, les familles primo arrivantes, qui sont des familles de réfugiés politiques par exemple, donc qui ont tous les papiers et qui ont le droit d'être en France ; ou encore, une fille de 18 ans qui a fugué de chez elle et qui a le droit de ne pas retourner chez ses parents. Donc on les loge dans des appartements d'urgence. Et ces appartements étaient des appartements de type HLM classique, mais ils n’étaient pas du tout adaptés à ce type de public. Pour te donner une idée, dans l'enquête que j'avais faite, je discute avec des assistantes sociales qui me disent qu’il y a, par exemple, une famille sénégalaise qui va faire sa popote et puis qui va utiliser pour la première fois des plaques chauffantes, elle va les mettre trop forte, ça va bouillir, ça va déborder et ça va faire sauter le courant. Et, en fait, ils ne savent pas ce qu'est un compteur électrique donc ils vont rester deux semaines sans électricité. Donc, il y a autant de gens fous qui vont casser le mobilier, la fille de 18 ans qui, elle, a besoin aussi de se faire belle, etc. Ce n’est pas du tout les mêmes publics, donc on m'a demandé d'écrire un cahier des charges, etc. Mais tu vois, finalement, c'est mon point de vue critique, mon profil particulier, qui a fait que j’ai été embauché tout de suite sorti d'école. C'est né de là. Après, j'ai travaillé sur le développement durable et, en 2008, j’ai travaillé sur cette exposition. J'étais déjà dans le design d'innovation sociale et c'était juste un pas de plus vers un élargissement. Comme dit Léopold, j'ai élargi mon éthique à tous les vivants. Donc, elle n’est pas née comme ça, du jour au lendemain, ça a été un processus critique du design dès mes études, qui s'est petit à petit élargi au non-humain.

J.R : Selon vous, comment générer une prise de conscience globale ? Par l’éducation, en instaurant une vision critique du design ?

N.R : Alors, je suis le premier enseignant à faire ça, parce que ça n'existe pas ce qu'on fait aujourd'hui, c'est-à-dire de designer pour le vivant. Par exemple, pour la Direction des espaces verts de la Ville de Lyon, on a conçu pour des larves. Et donc, je donne des cours depuis 5 ans et j'ai un retour d'expérience dessus. Ce que j'explique, c'est qu’aujourd'hui être designer, c'est être centré sur un usager qui est pris dans des enjeux sociaux, relié avec des techniciens, avec des politiques, avec des enjeux sociaux dans un monde technique et ça s’arrête là. Et la première critique à faire du design, c'est de dire que ça, c'est hors sol. Ça ne recouvre pas le monde, il faut l'élargir aux autres vivants. Tu es un interdépendant des pollinisateurs parce que qui pollinise les fleurs de tes tomates ? Pas de pollinisateurs, pas de tomates. Au vu de ce qu’il s’est passé pendant la pandémie avec le PQ, on peut très bien imaginer que, sans tomate, l’équilibre des sociétés peut vaciller. Bruno Latour parle d’agentivité. Le climat a une agentivité par exemple, c'est comme un dos d'âne, il te pousse à ralentir. Le coronavirus a changé les organisations de la société (confinement, télétravail, moins de mobilité, etc.) mais il a aussi agi sur notre culture, on se faisait la bise, on se serrait la main, maintenant on se tient à un mètre. C'est ça, l’agentivité. Le réchauffement climatique qui arrive, ou même le bassin versant qui te donne l'eau que tu as au robinet, ça a une agentivité sur les sociétés. Si j'ai plus d'eau du robinet, là aussi, l'équilibre des sociétés vacille. Donc il faut réélargir, il faut réasseoir, réancrer la discipline dans la terre, parce qu'aujourd'hui, elle est hors sol. Pour te donner une idée de ce premier retour d'expériences en enseignant ça, c'est qu'en fait leur imaginaire a été manié par cette cosmologie que je critique. C'est à dire que pour les étudiants d’aujourd’hui en design, il n'y a que des objets techniques et des humains. Et ce travail de reprendre conscience de la biosphère et de ces choses-là, il est hyper difficile. C'est hyper difficile de remettre en mouvement dans leur esprit le fait que les pollinisateurs sont là, que les vers de terre sont là, que le climat agit, etc. Et là, il y a une critique de l'éducation nationale et des formations en design à faire parce que, quand je demande en école d'ingénieur depuis quand ils n’ont pas fait de sciences naturelles, certains me répondent depuis le collège. Ils n‘ont jamais entendu parlé d’une rivière. La première chose, selon moi, serait de ne jamais lâcher l'enseignement des sciences naturelles parce que ça disparaît de leur imaginaire et, quand on leur demande de dessiner le monde, de composer le monde et bien ils pensent plus à des villes, des iPhones, des connexions internet. Donc finalement, moi, je récupère vraiment des imaginaires hors sol, effondré. Et même après mon cours, il y a toute une gymnastique pour arriver à pratiquer avec. C’est ça Zoépolis. On est en train de développer des méthodologies, on est en train de développer pour apprendre à composer avec ça et de projeter des mondes avec ces non-humains. Donc, comme je le disais tout à l’heure, ça devient très compliqué quand on a juste 4 heures de cours. Le chantier est énorme, il est à la fois sur les designers, mais aussi dans les écoles d'ingénieurs, partout. Il faut remettre les sciences naturelles, il faut que les pollinisateurs réhabitent les imaginaires.

J.R : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

N.R : Je dirais que c'est autre chose encore. Quand j'en parle justement avec mes amis qui sont designers pour des PME, c'est que quand ils lisent un papier scientifique, ils ne voient pas comment ils peuvent se saisir de ça. C'est-à-dire que la matière, qui est produite par la discipline scientifique, ne dégage pas des choses préhensibles pour eux. En fait, il manque des tuteurs, il manque des liens qui feraient qu’ils arriveraient à se dire que ça les intéresse, qu’ils pourraient en faire quelque chose. Quand ils lisent par exemple la revue Sciences du design, ils ne voient pas ce qu’ils peuvent faire de ce qui est dit.

J.R : Mais du coup, est-ce parce qu’ils ne sont pas dans la critique du design justement ?

N.R : Je pense qu’en fait, les concepts qui y sont dégagés, ou les critiques, ne produisent pas une matière dont ils peuvent se saisir pour la PME avec qui ils travaillent tout simplement. Et donc, ça crée un décalage. Pour te donner un exemple, j’ai un ami qui est designer d’objets et qui dessine des objets carapaces pour une boîte qui travaille pour des gens qui ont des bras manquants. Et donc, il va dessiner des objets pour leur permettre de réactiver, de resynchroniser le cerveau quand tu as un bras fantôme par exemple. Et, lui, par exemple, n'a pas d’intérêt à lire des articles de Sciences du design. Après, je pense que, par exemple, des designers qui seraient plus dans l'espace urbain, dans la ville, dans des choses comme ça, là, il y aurait peut-être un peu plus de choses dont ils pourraient se saisir. Mais pour le designer produit, d'objets ou le scénographe pour un musée. Autant ce qu’ils produisent vous permettent de faire une matière à critiquer, à théoriser, autant l'inverse, ce qui est produit là-haut ne produit pas spécialement de concept et de choses applicables quand tu es designer. Je crois que le décalage est là. Ça ne veut pas dire qu'il est impossible, c'est juste qu'il a un besoin de pédagogie, de vulgarisation, de préhension. Souvent, aussi, ils courent après les appels d'offres et les appels à projet, ils n’ont pas le temps. Ce temps-là est plus propice aux chercheurs qui eux ont le temps de développer une vraie pédagogie.

J.R : Nous voici à la fin de notre enquête. Y a-t-il un point sur lequel tu aimerais revenir ou un autre que tu aimerais aborder ?

N.R : Non, pas spécialement.

J.R : Voilà qui conclut alors notre échange. Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.


  1. Jade Rigaudier est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. 

  2. Institut de Recherche pour le Développement 

  3. Centre National de la Recherche Scientifique 

  4. City Eco Lab était une exposition de la Biennale internationale du design de Saint-Etienne, 2008. 

  5. Diplôme Supérieur des Arts Appliqués 

  6. VIAL Stéphane, Court traité du design, Paris, PUF, 2010. 

  7. FLUSSER Vilèm, Petite philosophie du design, Belval, Circé, 2022. 

  8. JARRIGE François, La ronde des bêtes - Le moteur animal et la fabrique de la modernité, La Découverte, 2023. 

  9. DESCOBAR Arturo, Designs for the Pluriverse: Radical interdependence, autonomy, and the making of worlds. Durham and London, Duke University Press, 2018.