L’entretien a eu lieu le 12 décembre 2023, dans le 10e arrondissement de Paris. Nous sommes dans la maison-studio de matali crasset1, designer, qui a accepté de participer à notre enquête relative au design et à ses pratiques.
1. Travail et reconnaissance
Alice L’Hotte2 : Bonjour Madame Crasset, merci pour le temps que vous m’accordez. Pour commencer pourriez-vous me dire quelques mots sur le type de structure dans laquelle vous êtes actuellement ?
m.c. : Le studio est une SARL3, nous sommes trois.
A.L : Et quelle est votre fonction ? Et dans quelles conditions vous l’exercez ?
m.c. : Je suis la gérante de la SARL mais je suis avant tout « designeureuse ».
A.L : Dans une précédente enquête réalisée l'année dernière, plusieurs designers ont fait état d'une certaine insatisfaction par rapport à leur travail. Certains ont évoqué le fait qu’ils s'étaient déjà sentis empêchés d'accomplir correctement leurs projets ou leurs missions. Par exemple, il n'y avait pas de dialogue qui s’établissait correctement avec le client.
m.c.: Pour commencer, je n'ai pas de clients, on va réserver cette approche au monde du marketing. Je n’ai pas de problèmes de dialogue dans le sens où j’ai fait l'effort de trouver une approche personnelle. Les gens viennent me chercher pour cette approche personnelle, cela facilite les choses et produit une espèce de sélection naturelle. Après, il y a toutes sortes de design. Moi je fais partie du design qu'on pourrait appeler « design mineur » dont le but est d'amener la singularité et de créer une espèce de synthèse entre le social et l'artistique.
A.L : Merci beaucoup. Je m’interroge sur les conditions de travail qui influent énormément sur la manière dont votre profession est vécue. Est-ce que vous êtes satisfaite de la coopération mise en place avec vos partenaires de travail ?
m.c. : Oui, car on est tout petit. Mon échelle est artisanale. Je pense les projets de A à Z.
A.L : Est-ce que ça vous permet de vous sentir reconnue pour vos capacités ?
m.c.: Je pense qu’on perd beaucoup de temps à parler de ça. Il faut plutôt travailler sur la qualité des projets. Moi je ne cherche pas une reconnaissance particulière, je cherche à pouvoir faire de beaux projets avec de bons commanditaires. Et puis faut arrêter de se regarder travailler, il faut travailler. Je suis catégorique [rires].
2. Éthique et horizon politique
A.L : Je suis d’accord, pensez-vous du coup que le monde du design manque d’éthique ? Dans le sens où, on peut parfois dire qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit.
m.c. : On ne peut pas parler du monde du design parce que, de toute façon, c’est les mondes du design. Il y a plein de réalités et donc moi je ne peux parler que de ma réalité. Je ne peux pas parler au nom du design en général. Et c'est ce qui est intéressant c'est-à-dire que si on a plein de réalités, on peut aussi faire en sorte d'avoir une approche éthique justement si on le veut. En tout cas, c’est ce que je défends. Mais on ne peut pas parler généralement, ça ne sert à rien.
A.L : Est-ce que vous pensez personnellement qu’il existe une espèce de déontologie que vous mettez en place dans votre travail ?
m.c. : Oui. Chacun fait un peu à sa façon. Je pense qu’il ne faut pas être dans des espèces de dogmes ou des injonctions dans le fait de dire qu'il faut faire ceci et pas cela. Je pense que chacun, autour de son approche sensible, va trouver des façons de questionner sa pratique, de se restructurer puisque c'est un peu l'idée en ce moment, pour faire évoluer sa pratique vers quelque chose de beaucoup plus éthique et écologique. Donc ça prend du temps. Moi j'ai vraiment entamé ce projet et je pars du principe que dans chaque projet il y a quelque chose à affirmer, à faire bouger du point de vue écologique et éthique. J'avais déjà cette démarche, je n'ai pas attendu qu'il y ait des problèmes. De toute manière, les problèmes sont clairs depuis les années 70, ce n’est pas nouveau. Mais aujourd'hui je les amplifie.
A.L : Oui je comprends, est-ce que par exemple ça vous est déjà arrivé dans le passé de vivre une situation où c'est un vrai cas de conscience ?
m.c. : Non, parce que je ne travaille pas avec des gens qui n’ont pas des bonnes valeurs tout simplement. Donc la première phase c'est de voir avec qui collaborer et regarder si on a les bonnes valeurs. On ne va pas faire de bons projets si on n'est pas avec les bonnes personnes donc, à ce moment-là, ça ne sert à rien. Déjà s'assurer qu'on partage les mêmes valeurs et après on commence à travailler ensemble et ça fera forcément un bon projet.
A.L : Et est-ce que vous savez si autour de vous cela est déjà arrivé justement de se retrouver face à un cas de conscience ?
m.c. : Je suppose, oui. En ce moment on est dans l’idée de parler de décroissance, de faire moins d’objets etc. Donc à chaque fois qu’on demande de faire un objet, on doit se poser la question. Mais en fait, le rôle du design ce serait ça. Aujourd’hui ce serait de montrer en quoi l’acte d’achat devient une possibilité de changer son comportement en fait. Ou aider les gens à être conscients.
A.L : Du coup, on va faire un petit bon dans le passé, notamment dans l’histoire du 20e siècle. On sait qu’il y a beaucoup de designers qui se sont mis au service de régimes totalitaires, est-ce que vous pensez que la profession du design a pu garder en mémoire ces compromissions ?
m.c. : C’est très orienté vos questions. C’est notamment pourquoi j’ai du mal avec le New Bauhaus et cette tentative de l’Europe avec toute cette nouvelle idéologie autour de ces fausses utopies. C’était une école misogyne et antisémite à l’image de la société et des personnes carriéristes… Sur ces questions des personnes comme Alexandra Midal ou Xavier de Jarcy seraient plus à même de vous répondre d’un point de vue historique. Le design je le vis dans le projet.
A.L: Oui, on essaie de chercher des réponses.
A.L : Oui totalement, c’est comme faire du design sans valeurs.
m.c. : Il y a des designers qui font des projets sans même commanditaire, qui ont une approche beaucoup plus artistique. Donc vous voyez la question-là, elle est pas du tout sensée. Ça dépend aussi de comment on fait son travail. On peut essayer de s'adresser directement aux gens, donc là on les oriente un peu mieux, ça dépend de ce qu’on veut dire aux gens.
A.L : Justement, est-ce qu’il y a une espèce de préoccupation sur les questions sociales et politiques ? Est-ce que c'est un peu justement cela qui nous permet d'avancer ? Comment dire, de mieux organiser notre vie quotidienne ?
m.c. : Moi je n’ai jamais travaillé sur l'idée de l'esthétique, je ne pense pas que c’est notre rôle. Après les projets que je propose forcément se traduisent par une matérialisation esthétique particulière mais ce n'est pas mon point de vue. Mon point de vue, c'est de considérer qu’il est intéressant de s'intéresser aux espaces, aux objets à partir du moment où ils portent un type de vécu qui vont permettre de rapporter du partage, de l’hospitalité, toutes ces notions qui nous font cruellement défaut en ce moment autour de nous. J’ai toujours fait ça. Depuis ma première pièce de mobilier Quand Jim monte à Paris^4^, une colonne d'hospitalité, un meuble quand on n'a pas de place à la maison pour faire dormir un.e ami.e. C'est plus des scenarii qui ont fini par devenir des logiques, je travaille sur des nouvelles logiques et maintenant ça devient des nouvelles logiques écologiques. C'est assez fluide, en fait, la façon dont j'ai fait glisser petit à petit ma façon de réfléchir, et puis je m'aperçois que tout projet peut porter vers des prises de conscience. Par exemple, là je viens de faire les décors et les costumes d'un ballet classique Giselle5. Normalement Giselleest une fermière et il y a aussi des propriétaires terriens dans la pièce et j'ai envisagé la pièce avec d’un côté les gens qui défendent le vivant et de l'autre ceux qui ce qui refusent de perdre leurs privilèges en quelque sorte. D’un seul coup, on est beaucoup plus contemporain et on peut parler de ces espèces de frictions qui existent aujourd'hui et qui font qu'on n'arrive pas à avancer et qu'on va droit dans le mur, allègrement. Vous voyez, même dans un ballet classique on arrive à le faire, donc on peut le faire partout. C'est à nous de réfléchir et d'être très subtils dans la façon d'affirmer les choses et de le faire contextuellement et avec affordance, c'est-à-dire une façon qui paraît complètement naturelle, que ce ne soit pas quelque chose qui soit plaqué ou qui fasse des contresens par rapport au contexte.
A.L : Oui vous n’êtes pas trop dans la provocation.
m.c. : Non, ça n'a jamais été. Justement, il y a suffisamment de frictions en ce moment, il faut plutôt essayer de rassembler les gens, de travailler sur l'aspect de collaborer ensemble. Et c’est par ces valeurs là qu'on va y arriver.
3. Science et design
A.L : Est-ce que vous pourriez m’expliquer, les formations que vous avez suivies ; si vous en avez suivies ?
m.c. : Bien sûr, j’ai fait les Ateliers – ENSCI, une formation en 5 ans.
A.L : Dans la précédente enquête, certains designers assimilaient théorie, design et histoire. Est-ce que vous auriez des exemples de théories qui concernent le design, ou est-ce que vous pensez que ça a plutôt été élaboré à partir du design ? Je ne suis pas certaine d’être très claire…
m.c. : Non. Mais ce que je peux vous dire c'est qu’on attend aussi des théoriciens du design de donner des points de vue qui sont très personnels et je vais vous citer simplement Alexandra Midal. J'aime bien le travail qu'elle produit parce qu'elle s'implique, ce n’est pas d'écrire des faits, d'écrire des faits historiques, c'est aussi les interpréter et voir en quoi ça donne une coloration particulière au nom du design sans oublier de critiquer aussi.
A.L : Nous essayons cette année d’établir une connaissance scientifique du design et ses pratiques. Est-ce que vous pensez qu’il y a un certain rejet du milieu du design à l’idée d’une théorie ?
m.c.: Il y a ce qu’on appelle la recherche en design. Mais si c’est pour se regarder le nombril, en effet ça ne sert pas à grand-chose. On peut avoir une génération de designers qui s’appellent des designers chercheurs, tout comme on a des artistes chercheurs, pourquoi pas ; mais on voit bien que ce n'est pas chercheur en design, c’est designer chercheur. Vous voyez, il y a une espèce d’articulation qui est plus proche et qui ne se fait pas uniquement en théorie. L’idée c’est de partir plutôt de la pratique et de montrer en quoi ça devient une science. En tout cas c’est ce qui m'intéresse moi, chacun fait ce qu’il veut, on n’est pas dans un pays totalitaire. S’il y a des gens qui veulent s’occuper de sciences du design, pourquoi pas.
En fait ce qu’il faut faire c’est de trouver une spécificité de la science du design et pas copier les autres disciplines et souvent ce qu’on voit c’est ça. Faire des écrits pour faire des écrits, utiliser les mêmes verbatim, les mêmes façons de s’exprimer parce qu' il faudrait avoir un langage, un technolecte ; qui ait un certain niveau universitaire. Il faut qu’on trouve notre propre façon d’écrire, notre propre façon d’identifier en quoi cette discipline est scientifique. Et puis, je me méfie un peu du scientifique ou de la technologie. Peut-être pas du scientifique, je confonds les deux-là dans ce que je dis. Mais en fait voilà si c'est pour lui faire dire n'importe quoi au scientifique ça reste encore…
A.L : Oui, se cacher derrière des grands mots pompeux…
m.c.: Oui, il suffit de lire un peu Bruno Latour pour voir ce qu'il est, ce qu'il en retourne. Moi j'ai pas de, comment dire, j'ai pas de problème avec des tentatives, mais voilà il faut essayer de faire en sorte que la discipline soit plus réfléchie, plus construite, mais pas en singeant les autres disciplines.
A.L : Oui, ça rejoint certaines interrogations posées par le design universitaire, une certaine domination de la théorie sur la pratique.
m.c.: Tout ça c’est une espèce de volonté de prise de pouvoir j’imagine derrière, c’est un peu pathétique. Il y a d'autres enjeux aujourd’hui. On pourrait déployer nos énergies à faire des choses qui sont utiles en fait. Ce que j’aimerais rajouter, c’est que tout ce qui me fait peur, c’est qu’on normalise l’éducation du design et qu’on tend à le faire rentrer dans des critères qui sont plus des fonctionnements universitaires et ça c’est pas du tout la bonne chose à faire je pense.
A.L : En effet, je pense notamment à la réforme du DNMaDE. Il y a en effet un vrai problème avec le fait de devoir s’ancrer dans une formation…
m.c.: Il faut garder la singularité des enseignements. Après c’était surtout pour des questions d’équivalences, de faire en sorte de pouvoir valoriser les diplômes, créer des passages. Mais ça n’empêche que les fonctionnements des écoles de design autour de la pratique est essentielle.
A.L : La pratique pour vous est vraiment au cœur du design.
m.c.: Oui mais ça ne m’empêche pas de réfléchir et d’écrire à certains moments, mais autour de cette pratique.
4. Conclusion
A.L : Merci pour le moment que vous m’avez accordé. Est-ce qu’il y certains points sur lesquels vous voudriez revenir ?
m.c.: Je pense que j’aime bien le fait que le design n’est pas une corporation. Ça donne beaucoup plus de latitudes d’inventer, de pousser les limites, etc. Même si du coup on a du mal à être identifiés, mais aujourd’hui ce n’est pas très grave, on peut expliquer ce qu’on fait, la démarche, la posture et on n’est pas obligé d’expliquer quel métier on exerce.
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À la demande de l’intéressée, les noms et prénoms ont été orthographiés avec des minuscules. ↩
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Alice L’Hotte est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. ↩
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Société commerciale où la responsabilité des associés est limitée au montant de leurs apports. ↩
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Quand Jim monte à Paris, 1998, colonne d’hospitalité, un lit accompagné d’une lampe et d’un réveil édité par les artisans tapissiers Domeau & Pérès. ↩
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- Giselle, ballet, production de l’Opéra de Bordeaux dont matali crasset a réalisé la scénographie, les costumes, les accessoires et la dramaturgie présentée au Grand-Théâtre de Bordeaux du 6 au 31 décembre 2023. Une captation est visible sur OperaVision https://www.youtube.com/watch?v=p0egnW2pE6g*