Entretien avec Julia Von Dorpp
Iona Taaffe

L’entretien qui suit a été réalisé le 13 décembre 2023. Julia Von Dorpp est designer graphique et directrice artistique travaillant en agence et en freelance. Elle a accepté de répondre à nos questions sur le design et ses pratiques. 

1. Travail et reconnaissance

Iona Taaffe1 : Bonjour, Julia. Je te remercie de m’accorder de ton temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. Un premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourrais-tu tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle tu travailles actuellement ? Quelle y est ta fonction et dans quelles conditions l’exerces-tu ?

Julia Von Dorpp : Alors, j’ai deux pratiques « différentes » entre guillemets : une première que j’ai depuis cinq ans en tant que designer indépendante, où là je suis vraiment dans une pratique de designer en tant qu’artiste, si on veut, avec des projets personnels, c’est un premier sujet. Le deuxième, je suis depuis trois ans dans une entreprise qui est à la fois un média mais aussi une agence. Il y a à la fois du travail en tant qu’interne sur le média et la communication du média mais aussi une partie agence où je travaille en tant que directrice artistique pour des clients plutôt axés digital donc tout ce qui est site web, réseaux sociaux, campagne globale et conception campagne digitale. L’entreprise en question, elle est hyper pluridisciplinaire. On est 50 personnes et dans ces 50 personnes on est entre 5 et 7, ça dépend un peu de la période, dans le pôle DA2

I.T : Tu travailles souvent en groupe ?

J. V. D : Ça dépend en soi. En 3 ans, ça a beaucoup changé. Au début on n’était que 3, on bossait beaucoup. Je trouve que plus le groupe est restreint et plus tu as tendance à travailler ensemble, et plus on est beaucoup et plus finalement on se perd un peu, et c’est compliqué de rester connecté en tant que designer. Et en tant que directrice artistique digitale, je suis chapeautée par une directrice de la création qui va un peu avoir un regard sur tout ce que je produis mais qui me laisse beaucoup d’indépendance. En dessous de moi j’ai un motion designer qui est un peu sous mes ordres entre guillemets et avec qui je travaille en binôme même si finalement on ne s'entraide pas. On a vraiment cette position de supérieur, enfin moi je suis celle qui conceptualise et lui, il exécute, donc y’a pas trop d’allées venues dans les réflexions. 

I.T : C’est toi qui fais le choix et lui, en fait, va exécuter.

J. V. D : Exactement. Dans le pôle en général, il y a pas vraiment d’entraide bizarrement, alors qu’on pourrait imaginer quand on est 5 que c’est hyper friendly3, on travaille tous ensemble, mais je pense ça dépend aussi beaucoup des boîtes et de la charge de travail.

I.T : Ça reste tout le monde exécutant sa tâche sans vraiment de concertation, enfin de groupe.

J. V. D : C’est un peu ça, mais vraiment je trouve que ça dépend de la charge de travail. Quand je suis arrivée dans cette boîte il y avait beaucoup moins de travail et on avait plus tendance à se faire des réunions pour brainstormer4 ensemble, et c’était beaucoup plus « sympa » entre guillemets. Et là, c’est vrai que plus il y a de travail et plus tu essaies de rationaliser au maximum ton temps, et finalement c’est triste. C’est que les moments de brainstorming et les moments de réflexion ils sont réduits au minimum. Tu essaies de prendre le moins de temps.

I.T : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmes-tu ce sentiment d’empêchement ? Aurais-tu des exemples de situations qui l’illustrent ?

J. V. D : Ça dépend beaucoup dans quel genre de structure, tu es. Parce qu’en soi quand je suis freelance, j’ai pas du tout ce sentiment-là même si y’a parfois des deadlines très restreintes. C’est toi qui t’organises un peu dans ton planning et tu peux tout à fait te dire que tu passes plus de temps à la création et moins de temps à l’exécution. Ça permet un peu d’être plus libre et d’avoir plus de temps dans la manière dont on répond au projet. Mais c’est vrai que quand t’es en agence, clairement le temps il est compté à la minute près. Je rejoins beaucoup ce qui se dit, t’es beaucoup sous la pression des clients et clairement je ne me sens pas assez satisfaite dans mon métier actuel pour avoir le temps de pousser à bout mes idées. Ça dépend des postes, c’est vrai quand j’en parle autour de moi avec mes collègues qui ne sont pas dans les mêmes entreprises, c’est quand même souvent ce qui remonte. On a l’impression qu’il y a une grosse incompréhension entre ce qu’est le vrai travail d’un designer qui est vraiment très conceptuel et tout le temps dont on a besoin pour mettre à profit nos projets, enfin, les faire « fleurir » entre guillemets. Aussi, avoir la hauteur de réalisation qu’on espère. C’est hyper rare d’avoir un client qui te permet de le faire. Souvent le temps est très limité et même au-delà de ça, au-delà du temps, c’est rare de tomber sur des clients qui sont ouverts d’esprit et qui n’ont pas déjà leur idée de ce qu’ils veulent accomplir. Du coup ils te freinent dans tes propositions créatives.

I.T : Des fois t’as l’impression que le client a déjà une idée préconçue et en fait t’es juste là pour « exécuter » cette idée.

J. V. D : Exactement, et souvent c’est pas des idées, ça dépend bien sûr des clients, mais la plupart du temps c’est quand même des idées qui ne sont pas soit réalistes soit pas du tout ce que t’avais en tête, et en même temps ça fait partie du travail de designer. On est là aussi pour ça. C’est triste à dire, mais pour répondre à l’attente de ton client et en fait ce qu’il imagine, le métier de designer lui, il s’en fout un peu, tristement. 

I.T : Tu as l’impression que pour les clients le métier de designer se résume seulement à une exécution et pas une construction progressive d’un projet ?

J.V.D: Encore une fois y’a des cas différents, mais moi notamment quand je travaille en freelance, je travaille avec beaucoup plus d’indépendants par exemple des labels de musique etc. Ils ont une vision de l’art qui est sûrement liée à leurs métiers eux-mêmes, qui est un peu plus compréhensible. Dès que tu travailles avec des marques de luxe, clairement ils s’en foutent un peu de tes états d’âme. Je trouve qu’on te prend souvent pour un exécutant et pas quelqu’un qui réfléchit. Après, ça dépend de ton ancienneté et de ton expérience. Dans le sens où évidemment dans le métier de graphiste ou directeur de la création t’as plein de ponts et plein d’étapes différentes qui font qu’en fait plus tu montes en expérience plus on va venir te chercher pour ta réflexion plus que pour ton exécution. Je trouve que là l’entre-deux où t’es directeur artistique, il est vraiment juste bancal. Ça m’est déjà arrivé que l’on me prenne pour la stagiaire graphique alors que j’ai cinq ans d’expérience et ça a tendance à vexer. Je me rends compte qu’on te berce d’illusions quand t’es en étude. Et après, t‘arrives dans le monde du travail et tu te rends compte que tristement, toutes tes valeurs, tout ce que t’avais imaginé c’est un peu irréalisable dans le vrai monde capitaliste du métier où tu réponds à des marques qui n’ont pas du tout la même vision que toi. 

I.T : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans ton cas, dirais-tu que la coopération avec tes collègues ou partenaires de travail est satisfaisante ? Te sens-tu reconnue dans tes capacités propres ou, à l’inverse, souffres-tu d’indifférence, voire de mépris ? Pourrais-tu décrire des situations correspondant à ce que tu éprouves ?

J.V.D: Entre designers, comme dans tous les métiers, tu as des gens bien intentionnés mais dans la globalité des designers on se soutient. On comprend qu’on a tous un peu cette même désillusion, en tout cas dans les gens que je connais, les gens avec qui on travaille, qui ne sont pas issus, du milieu du design ont une incompréhension. C’est au-delà de l’incompréhension, c’est une lacune. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est notre métier et du coup ils le sous-estiment. Je trouve que pour la plupart des designers on se soutient et on se lance un peu des fleurs, et c’est cool. Moi, avec mes collègues, on est très dans le soutien et dans la valorisation des compétences. Mais c’est vrai que dès qu’on s’adresse à des chefs de projets, des gens du pôle commercial, ils sont contents de ce qu’on fait. Ils ne nous critiquent pas mais disons que je pense qu’ils ne réalisent pas à quel point c’est une valeur ajoutée à l’entreprise et à quel point les créatifs sont un peu l’essence d’une boîte. Je pense qu’il y a une incompréhension et je me demande si ça ne passerait pas plutôt par de l’éducation, d’essayer de faire comprendre à d’autres métiers que quand tu es dans une agence il faut prendre soin de ces créatifs. 

I.T : Tu as l’impression que quand tu construis un projet avec des clients de pas être assez considérée comme une valeur créative mais plus une valeur commerciale ?

J.V.D: C’est ça. Il y a beaucoup de gens qui ont du mal à le comprendre. Mais après j’essaye de prendre du recul par rapport à ça parce, qu’évidemment, on parle de ça en tant que designer mais ça se trouve les directeurs de prod, et eux aussi ils en ont gros sur la tête et ils trouvent aussi qu’on ne comprend pas assez leur contrainte à eux. Je reste assez modérée par rapport à ce jugement. Quand tu fais des études de design, on est dans notre bulle et je pense, c’est pour ça aussi que quand tu arrives dans le milieu du travail tu ressens une espèce d’injustice. Je pense qu’on n’est pas préparés à la réalité du métier.

I.T : Tu trouves qu’on nous apprend à collaborer avec d’autres designers, mais pas à collaborer avec des personnes de métiers différents ?

J.V.D: Je trouve que c’est vraiment un des plus gros points noirs. Moi j’étais aux Arts Déco5, je ne sais pas comment ça se passe dans les écoles privées où t’es vraiment confronté à des projets clients. En tout cas dans les écoles publiques je trouve qu’il y a un écart gigantesque entre ce qu’on apprend et ce que tu vis vraiment après. Les Arts Déco ils te préparent à être artiste pas vraiment à être designer client projet. Ça t’apprend à être designer indépendant. Je suis très contente d’avoir eu ça et c’est aussi ce qui m’a enrichi dans ma pratique actuelle avec des clients, mais c’est vrai j’ai été hyper à l’aise en sortant des études, de travailler avec des designers mais moins avec des clients. 

2. Éthique et horizon politique

I.T : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. As-tu l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou as-tu plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ? 

J.V.D: Je pense ça dépend énormément de la sphère dans laquelle tu travailles, dans le sens ou si t’es designer plutôt local qui travaille avec des gens de ton quartier ou à plus petite échelle, c’est réalisable. Mais là, typiquement moi aujourd'hui pour vivre à Paris, il y a des contraintes monétaires et le coût de la vie à Paris, je suis obligée de travailler avec des grosses marques qui ont le budget de « payer ma vie ». Forcément ça me confronte de travailler avec des marques aves lesquelles j’ai beaucoup de mal éthiquement. J’ai beaucoup de mal en tant que personne ne serait-ce qu’acheter de ces grandes marques ou à les idéaliser. Au contraire, je suis plutôt contre et quand j’ai ce genre de projet qui me tombe dessus, tout de suite, tristement mon éthique elle part un peu aux oubliettes parce qu’il faut que je mange. Et c’est super triste. J’ai beaucoup d’amis justement eux essaient de lutter et qui me disent « tu es malade de bosser pour ce genre de marque ». Oui, mais ces gens-là ne vivent pas à Paris et n’ont pas besoin d’habiter dans une ville qui est hors de prix. Je ne pense pas avoir fait les choix qui me permettent d’être éthique dans ma pratique et je me pose tout le temps la question. Je me dis que ça se trouve il faut que je travaille pour ces marques-là et il faut que j’aille vivre dans un petit bled et de bosser pour des potes qui sont agriculteurs et de faire leur marque de yaourt. J’en sais rien, mais je trouve que l’équilibre il est hyper complexe parce que j’ai des amis qui ont limite arrêté le design, parce que justement cette problématique ils n’ont pas réussi à la résoudre. Ils se sont dit « tu ne peux pas être designer », en tout cas graphique, je ne parle pas de design produits, c’est autre chose, mais « tu ne peux pas être designer graphique à partir du moment où tu communiques sur un bien qui du coup va servir le capitalisme ». Il y a un paradoxe qui est énorme et qui fait que, à partir du moment où tu travailles pour des marques à grande échelle, je pense c’est impossible d’être éthique, même si on essaye d’insuffler... Moi j’essaye de mettre en avant des choses pour qu’ils arrêtent de faire du greenwashing, qu’ils soient plus transparents et plus dans l’air du temps. Tu te rends compte qu’ils s’en foutent parce qu’ils veulent juste suivre la lignée de ce qui se passe actuellement et quelle est la trend6. Ton regard de designer ils s’en foutent complètement.

I.T : Toi, tu essaies de ramener de l’éthique dans tes projets et tu te rends compte en fait que les marques n’en ont rien à faire.

J.V.D: Au-delà de l’éthique, même des consciences : tiens on va faire une prod. à l’autre bout du monde est-ce que ça serait pas plus malin de trouver des photographes sur place pour éviter de les faire prendre l’avion et de dépenser je sais pas combien de carbone ? Tu te rends compte qu’ils s’en foutent complètement. Ils le font éthique pour montrer à l'extérieur tout ce qu’on a fait c’est super pour l’écologie, et à l’intérieur tu te rends compte que c’est beaucoup plus triste que ça. À part travailler pour des petites marques et des gens qui essaient de faire la différence. Le designer il a un choix dans les clients qu’il choisit plus que dans les choix qu’il propose en termes de réponse créative. Tout ce sujet nous dépasse, selon moi l’éthique au travail dépasse le simple designer. C’est tellement plus gros. Tant qu’il n’y aura pas de changement profond dans le monde du capitalisme global, je suis pour essayer mais je pense on est vite une goutte d’eau dans tout ça. La solution de mes potes qui n’ont pas su répondre à ça, c’est juste arrêter d’être designer.

I.T : As-tu personnellement vécu une situation de projet ou autre qui t’a posé un « cas de conscience » ? As-tu recueilli des témoignages de collègues ou partenaires de travail ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

J.V.D: Oui, là récemment un projet pour une plateforme digital ubérisation du métier de photographe. On m’a mis dans ce projet et je suis totalement contre, et je l’ai dit aux réunions que je ne suis pas pour le fait d’aller ver l’ubérisation du travail et de faire en sorte que les gens n’ont pas de contact entre eux. On m’a fait comprendre qu’on ne me demandait pas mon avis et c’est compliqué parce qu’encore une fois y’a un problème de tout faire passer par le prisme de l’argent. J’ai dû m’y opposer et dire que cette personne mérite d’être payée plus, cette personne mérite d’être traitée différemment, mais mon agence m’a fait comprendre que l’important c’est de faire du projet pas cher. 

I.T : Tu as l'impression que tout ça influe sur ton travail ?

J.V.D: Oui, enfin moi en tout cas ça influe sur mon moral et du coup sur mon investissement. Plus je travaille sur des projets qui me paraissent loin de mon éthique, moins je vais y mettre du cœur et moins ils vont être bien réalisés. C’est dommage mais c’est comme ça.

I.T : Est-ce que tu as espoir que plus tu vas gagner en expérience et en rang professionnel plus tu auras ton mot à dire ?

J.V.D: Oui, justement, je suis en train de chercher un nouveau taf et je cherche dans des studios de créa' ou des agences qui eux-mêmes déjà, dans leur manière de répondre à des clients, ont un point de vue et choisissent des clients qui sont moins « border ». Maintenant, ça fait partie de ma recherche dans le sens où si je vois une agence qui bosse avec genre Total, c’est impossible que je mette ma candidature à ce poste. Je choisis une agence qui selon moi reflète un peu ma manière de voir les choses dans le monde actuel. Une fois que je serais dans le staff, s’ils m’écoutent et s’ils ont besoin de mes conseils éthiques tant mieux, mais je vois plus le problème dans l’autre sens. Je préfère faire une croix sur les agences que je considère pas OK et aller voir des agences qui ont déjà elles-mêmes enclenchées un processus de réflexion là-dessus.

I.T : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pense-tu que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers te paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ? 

J.V.D: C’est une super question. Après je ne me suis pas du tout renseignée sur comment ça se fait qu’il y a des designers qui dans le IIIe Reich ont été volontaires, qui étaient totalement d’accord. Je ne sais pas quel était leur point de vue, leur situation mais aujourd'hui la question est énorme. Notamment je pense à Total et tous les gens qui travaillent autour de Total, et ça emploie des milliers de personnes. Je pense des centaines de designers vu l’implication dans les conflits actuels, tu ne te poses même pas la question. C’est horrible à dire. C’est vrai qu’en tant que freelance, j’irai jamais travailler pour ces marques. Une fois que t’es dans une agence, t’as pas le choix. Je pense que c’est triste, mais aujourd’hui la guerre elle se passe autrement. C’est tellement géré par des grandes entreprises et des grands patrons pour moi c’est une différente forme de totalitarisme si on veut. On est tous déjà je trouve dedans. Je suis une pessimiste par rapport à ça dans le sens où je pense que le système est construit comme ça. J’ai du mal à voir comment les designers peuvent s’opposer à ça, à part quitter leur taf et ne pas accepter. 

I.T : Penses-tu qu’on peut vraiment écouter le designer, est-ce qu’on a vraiment les armes sur ce genre de sujet ? 

J.V.D: Je pense que pas du tout en répondant à un client. À part si le client lui-même défend des intérêts dans ce sens. Je ne pense pas en tant que prestataire commandité par un client tu as ton mot à dire. Par contre là où le designer a vraiment un intérêt, c’est plus dans sa pratique de designer/artiste où il va créer des projets qui sont justement soit pas commandités, soit issus de collectifs de designers qui cherchent à bousculer les choses. Je pense à des designers, beaucoup au Pays-Bas, qui cherchent à questionner et à remettre en cause. Pour moi, ça sort presque du domaine du design. C’est une pratique d’artistes contemporains, presque muséale. En tant que designer projet client, pour moi la structure même de la société elle n’est pas faite pour que le designer ait son mot à dire. 

3. Science et design

I.T : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Pourrais-tu nous expliquer quelle formation tu as suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi ton cas, ou as-tu d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ? 

J.V.D: Oui, alors j’ai commencé par une MANAA7, à Olivier de Serres, ensuite j’ai fait un BTS8 de design graphique à Sévres et ensuite je suis allé aux Arts Déco de Strasbourg. J’ai aussi fait un an en Erasmus à Leipzig, en Allemagne. Et du coup, pour répondre à la question, je trouve qu’on ne t’apprend pas vraiment la théorie du design. Enfin les théories parce qu’il y en a plusieurs. On t’apprend vite l’histoire et l’application. Elle est maintenant créée et maintenant débrouillez-vous avant de t’apprendre vraiment les mécanismes, les chemins de pensée que tu dois faire pour créer, la structure qui t’apprend à créer enfin justement la théorie. Je trouve beaucoup plus en BTS. C’est vrai qu’aux Arts Déco, pour le coup, j’ai pas du tout appris. Après, je suis arrivée en équivalence donc peut-être c’était avant mais j’ai pas du tout fait de l’histoire du design. J’ai beaucoup plus fait de la théorie de différents courants de pensée, différentes manières d’appliquer des projets, des avis différents par la théorie. Mais c’est vrai que je trouve que c’est pas non plus au point par rapport à ce que j’ai vu en Allemagne. T’as vraiment un suivi et limite, enfin en tout cas-là où j’étais à Leipzig, on s’en foutait un peu de savoir ce que tu « crées », l’important, c’était de s’enrichir intellectuellement. En France que ce soit dans le design ou dans plein d’autres matières d’éducation, on a cette vision où il faut produire, produire et pas forcément trop réfléchir mais être hyper productif. Je trouve qu’aux Arts Déco, c’est ce qui manquait un peu, parce qu’on avait tellement de projets à rendre, un nombre de rendus incalculable par semaine, ça laissait peu le temps à la réflexion. En fonction des écoles où j’ai été, ça a toujours été un peu bordélique dans un sens ou dans l’autre. C’est différent parce que, même aux Arts Déco, on apprend quand même à avoir un point de vue d’auteur et à avoir une réflexion autour de notre pratique, que je pense il y a moins dans les écoles privées où justement là c’est presque absent et on te demande juste de produire. Ça dépend beaucoup des écoles et leur position, quand tu appartiens au ministère de la Culture le positionnement n’est pas le même que quand tu dépends du ministère de l'Éducation Nationale. C’est pas les mêmes réflexions.

I.T : Pour toi en Allemagne c’était vraiment complètement différent?

J.V.D: Ouais, bah, tout était différent, au contraire de la France où t’as genre 40 heures de cours par semaine, là-bas on avait genre 2 jours de cours toutes les 2 semaines et le reste du temps il fallait qu’on lise, qu’on apprenne des choses par nous-même et surtout qu’on soit indépendant et hyper dans la réflexion. On n’était pas là pour pointer des heures et dire j’étais présent à tel cours. L’important c’était de s’enrichir personnellement. Si je disais une semaine : « Ah j’ai envie d’aller voir cette expo à Prague, je ne serais pas là cette semaine » on te disait « mais go trop bien ». Il y avait une manière de pousser les gens. C’était super différent : y’avait des gens dans ma classe qui avait genre 10 ans de plus que moi et qui étaient déjà designer. T’as pas une manière de voir les écoles comme une fin en soi où il faut avoir absolument coché un diplôme mais plus comme une chose qui t’apporte, qui t’enrichit toute ta vie.

I.T : T’avais l’impression d’avoir une plus grande liberté quand tu répondais aux projets ?

J.V.D: En Allemagne oui, mais justement quand tu sors d’un cursus français, j’étais hyper déroutée. Tu te dis, ils me laissent toute cette espèce de création où il faut que tout sorte de mon cerveau, mais comment je vais y arriver. Tu es beaucoup moins guidée et du coup c’est là où j’ai le moins produit. Et quand je suis rentrée aux Arts Déco les profs étaient en mode « mais tu as rien foutu là-bas ». Je leur ai expliqué qu’en fait non, et c’est là où j’ai le plus grandi dans ma pratique et dans mon regard sur le design. Ça répond à la manière dont on voit l’éducation en France, faut absolument que tout soit rentable en termes d’heure. En Allemagne, ils te poussaient à avoir une pratique de freelance ce qui n’est pas possible en France, t’as pas le temps. En Allemagne, on poussait à se dire que l’école c’est un soutien et un support, mais ta pratique que t’as toi, en parallèle, c’est le plus important. En France, c’est tellement cadré que t’as pas le temps. Après, encore une fois, ça dépend de ton école. Aux Arts Déco, moi j’ai fait beaucoup de stage, mais j’ai des personnes qui en ont fait aucun parce qu’on te force pas à le faire. On te dit, si tu veux on peut te donner une convention, mais t’es pas obligé. On t’apprend beaucoup un monde idéal du designer indépendant qui justement bouscule toutes les limites et est hyper visionnaire. Je me suis rendu compte très vite pendant mes stages que c’était pas du tout comme ça.

I.T : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Penses-tu qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ? 

J.V.D: C’est une bonne question. Je connais peu de gens qui ont fait de la recherche à proprement parler. Après, tu t’y confrontes déjà un peu, notamment en faisant ton mémoire mais pour moi c’est deux tempéraments. Typiquement, moi j’ai un peu de mal à conceptualiser, je suis souvent dans le concret. C’est hyper important et ça m’enrichit beaucoup de lire et, même mon mémoire, je pense ça a été hyper enrichissant. Les deux sont hyper utiles mais je trouve qu’il y a une scission entre les gens qui sont très théoriques et les gens qui sont très concrets. 

I.T : Tu as l'impression que quand tu es designer projet client, tu as moins le temps de t'intéresser à toute cette théorie parce que bien sûr tu as des deadlines ? 

J.V.D: Oui, j’avoue que personnellement, je ne parle pas pour l’ensemble des designers, mais j’ai pas du tout gardé ce truc que je faisais en école où tu lis plus de tout. Je m'intéresse plus du tout à la théorie, je m'intéresse qu’à produire. C’est hyper dommage mais encore une fois c’est la réalité du métier. C’est pour ça que dans ma pratique en freelance, que je fais le week-end et le soir, j’ai plus tendance à me dire, je vais bosser sur telle problématique du coup je vais me renseigner et un peu avoir du recul sur ce que je vais rendre. En agence, je le fais pas du tout. Toute ma pratique freelance autour du flyer de rave, et c’était mon projet de diplôme, je lisais, me renseignais tout le temps dans le monde du design : le concept de nostalgie, d’archive, tout ce qui est autour du style. Je le fais énormément dans ma pratique indépendante pas du tout en agence.

I.T : Dans ta pratique indépendante tu traites de sujet qui t'intéresse vraiment : est-ce que pour toi ça facilite du coup les choses ? 

J.V.D: C’est ça, et l’idéal ça serait de concilier les deux et c’est tout ce que je me souhaite dans ma carrière. C’est d’arriver à faire quelque chose d’intelligent, de m’intéresser plus à la théorie et au côté conceptuel du projet et beaucoup moins produire. Tu jongles entre les deux et quand t’es jeune t’essayes de prouver au monde que t’es capable d’abattre du travail. Pour moi ce n’est pas du tout quelque chose qu’il faut pas séparer du design. Je sais quand j’ai fait mon mémoire, beaucoup de gens dans ma classe ce sont plaints, mais je sais que moi j’avais adoré écrire sur le design. Ça t’apprend à prendre du recul, à mettre les choses en contexte et de répondre de manière plus intelligente à ce que tu feras plus tard. En soi pour quand même finir sur une bonne note, je regrette en aucun cas d’avoir fait ce choix de vie et d’être designer. Même si c’est problématique sur plein de points et que t’as plein de désillusions, je suis quand même trop heureuse d’être designer. Je nuance mon propos de tout à l’heure, évidemment la claque qu’on se prend en arrivant dans le métier elle est rude, mais je suis trop heureuse de faire partie de ce milieu-là et de pouvoir vivre de mes créations. 

I.T : Merci, Julia, pour le temps que tu m’as accordé.


  1. Iona Taaffe est étudinate en «Master 2 Design, Arts, Médias», Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. 

  2. Directeur Artistique. 

  3. Amicale. 

  4. Collecter des idées. 

  5. Haute école des arts du Rhin (HEAR) – Strasbourg. 

  6. La tendance. 

  7. Mise À Niveau en Arts Appliqués. 

  8. Brevet de Technicien Supérieur.