Entretien avec Gaëtan Bailleul
Clara Huynh-Tan

L’entretien a été réalisé le 14 janvier 2024. Gaëtan Bailleul est un graphiste vidéo travaillant principalement dans la publicité. Dans le cadre du séminaire Vers une théorie critique du design, il a accepté de répondre à nos questions.

Clara Huynh Tan1 : Bonjour, Gaëtan. Merci de m’accorder ton temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. L’entretien se déroulera en trois parties, une première partie sur le travail et la reconnaissance, une deuxième partie sur l’éthique et l’horizon politique du design et une dernière partie sur la science et le design.

1. Travail et reconnaissance

C.H.T : La première partie de l’entretien concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attaché. Tout d’abord, est-ce que tu peux me dire quelques mots sur le type de structure dans laquelle tu travailles actuellement ? Quelle y est ta fonction et dans quelles conditions est-ce que tu l’exerces ?

Gaëtan Bailleul : Je suis graphiste vidéo. Je travaille principalement sur After Effects^2^, je fais surtout des trucages vidéo, c’est-à-dire ajouter ou enlever des éléments dans la vidéo. Je travaille principalement dans la publicité mais je peux aussi faire du clip vidéo, où là, c’est plus du découpage plan par plan. En clip, on a plus de liberté qu’en pub, où le pitch est souvent très précis, donc je trouve ça plus intéressant.

C.H.T : Et du coup, est-ce que tu pourrais me dire dans quelle structure tu travailles et tes conditions de travail ?

G.B : Je travaille dans une agence de pub. Avant le Covid, je me déplaçais tous les jours et je travaillais sur un ordinateur de la boîte. Avec le Covid, j’ai commencé à travailler de plus en plus en télétravail, en prenant le contrôle à distance d’un des ordinateurs du bureau depuis mon propre ordinateur avec un logiciel qui s’appelle Parsec. Si quelqu’un dans l’entreprise passaient devant le poste que j’utilise depuis chez moi, il pourrait voir un écran d’ordinateur afficher ce que je suis en train de faire à distance. Aujourd’hui, je suis uniquement à distance à cause d’un déménagement.

C.H.T : Est-ce que tu pourrais me dire les avantages du distanciel et du présentiel, pour toi ?

G.B: Alors, c’est sûr que sur place, il y a plus de connexions humaines qu’à distance où je fais tout en visioconférence. Mais il y avait beaucoup de temps d’attente, car en vidéo, les rendus sont très longs et tu ne peux pas avancer sur le projet pendant ce temps-là.

C.H.T: J’ai des ami-es qui travaillent dans le cinéma d’animation qui m’ont dit la même chose.

G.B: Et du coup, maintenant que je suis en télétravail, j’ai After Effects qui est ouvert sur la machine du bureau mais aussi sur mon propre PC. Quand je lance un rendu, je peux travailler sur un de mes projets perso en attendant. Ça fait que je n’ai pas besoin d’attendre la fin de la journée ou le week-end pour travailler dessus, je peux mieux organiser mon temps. À l’époque où je travaillais sur place, ça m’est arrivé d’aller voir les autres graphistes et de leur demander si je pouvais les aider, pour m’occuper en attendant. Mais du coup, dans ces moments, je travaillais gratuitement.

C.H.T : Est-ce que tu pourrais revenir sur ton statut et sur l’entreprise qui t’emploie ? Parce qu’il me semble que tu n’es pas salarié, c’est cela ?

G.B : Je travaille pour une boîte de post-production qui s’appelle Prodigeous, qui est surtout en contact avec Publicis, qui est une des plus grandes agences de pub française. À côté de cette agence, l’entreprise a aussi d’autres missions annexes. Pour le statut, je suis intermittent du spectacle, même si je ne suis pas comédien ou acteur, par exemple. C’est un statut lié au milieu du spectacle et il y a plusieurs niveaux. Il y a les artistes, qui touchent un cachet, et les techniciens, qui appliquent des tarifs, comme moi. Il y a aussi les CDDU3, les CDD d’usages qui peuvent être renouvelés à l’infini, qui peuvent durer une demi-heure comme trois mois. Je signe un contrat d’intermittence avec une ou plusieurs entreprises et je dois m’actualiser tous les mois sur Pôle emploi. Ça demande pas mal d’organisation parce que je dois tracer toutes mes fiches de salaire et je dois les rentrer manuellement. Mais je suis plus libre de mes horaires, si je dis à mon entreprise que je ne peux pas travailler tel jour, j’ai le droit.

C.H.T : Cela t’est-il déjà arrivé qu’on te demande pourquoi tu étais disponible un jour mais pas l’autre ?

G.B: Quand j’ai commencé à travailler, vers 2018, j’avais une post-prod4 assez stressante qui me mettait la pression par rapport à mes jours de travail. Je lui avais dit que je n’étais pas disponible un jour parce que je travaillais pour une autre entreprise. Elle avait beaucoup de contacts dans le milieu et elle a appelé la boîte pour vérifier, puis elle m’a rappelé pour me dire qu’elle s’était arrangé avec eux et que je travaillerais pour elle ce jour-là.

C.H.T : Lors de l’enquête menée l’année dernière, plusieurs designers ont fait remarquer une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient qu’ils se sentaient empêchés d’accomplir correctement les missions et les projets qui leur étaient confiés : par exemple, ils n’avaient pas le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Est-ce que tu confirmes ce sentiment d’empêchement ? Est-ce que tu aurais des exemples de situations qui l’illustrent ?

G.B: Je ne suis pas en contact avec les clients directement, c’est surtout mon post-prod qui discute avec eux et moi je discute avec mon post-prod. Entre le post-prod et le graphiste, il n’y a pas vraiment de hiérarchie, on est à la même échelle, on travaille en équipe. Mais du coup il n’y a pas vraiment de discussion avec les clients en pub et c’est très difficile d’en avoir une car ils ont vraiment une idée précise de ce qu’ils veulent. Par contre, ça peut aussi être cool d’être totalement guidé si tu n’as pas d’idées, car les clients en pub savent toujours ce qu’ils veulent. Mais j’aimerais bien que mes idées soient plus écoutées. Parfois, avec le post-prod on propose une autre idée que celle de l’agence de pub si on pense que la leur n’est pas assez bonne, et c’est arrivé que ça passe. À l’inverse, il y a beaucoup plus de libertés en clip vidéo, et on peut plus leur proposer des idées.

C.H.T : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans ton cas, est-ce que tu dirais que la coopération avec tes collègues ou tes partenaires de travail est satisfaisante ?

G.B : Oui, la coopération est plutôt satisfaisante pour moi car, avec le post-prod, on est au même niveau, et on travaille pour faire quelque chose de correcte ensemble.

C.H.T : Est-ce que tu te sens reconnu dans tes capacités propres ou, à l’inverse, est-ce que tu dirais que tu souffres d’indifférence, voire de mépris ?

G.B : Globalement, je me sens plutôt reconnu, On me fait souvent savoir que je fais bien mon travail, et on me compliment souvent sur ma rapidité d’exécution.

C.H.T : Est-ce que tu pourrais décrire une situation correspondant à ce que tu éprouves ? Ou bien une situation où tu te serais senti particulièrement reconnu ?

G.B : Oui, une fois je travaillais sur un clip d’Oreslan. À un moment, il est passé derrière moi, il a vu ce que je faisais et il m’a dit « Ça, ça déchire. ». Là, je me suis senti particulièrement reconnu, oui.

C.H.T : C’est la fin de la première partie qui portait sur le temps et la reconnaissance.

2. Éthique et horizon politique

C.H.T : Le deuxième volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Est-ce que tu as l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Que le designer est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou est-ce que tu as plutôt l’impression que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

G.B : Ça me fait penser à la problématique de l’I.A5, où on se demande qui a réellement fait le produit final. Tu ne sais pas si c’est une personne ou robot qui a fait un visuel. C’est devenu tellement énorme qu’Amazon limite le nombre de livres qu’une maison d’édition peut éditer par jour. C’est dérangeant parce que si ça se trouve, c’est juste quelqu’un qui a passé cinq minutes à rentrer des mots-clés et le visuel est là : est-ce qu’il a réellement travaillé, du coup ?

C.H.T : Cela pose aussi la question de la propriété intellectuelle, par exemple, Steam6 interdit les jeux vidéos où il y a des éléments générés par I.A, notamment à cause des problèmes de copyright, pour se protéger des poursuites judiciaires.

G.B. : Je pense que l’I.A, ça peut être utilisé en amont, pour des croquis par exemple, mais pas en tant que produit final.

C.H.T : Pour en revenir à l’éthique, est-ce que cela t’arrive de te questionner à ce propos dans ton travail ?

G.B : Je travaille pour des clients où je n’ai pas mon mot à dire. À un moment, on faisait une pub pour Total, et même si ça ne me plaisait pas forcément, je ne pouvais pas dire non à mon post-prod parce que j’étais déjà engagé, et lui-même à des comptes à rendre à ses supérieurs. Techniquement, je pourrais refuser mais on risque de me confier de moins en moins de projets.

C.H.T : Et pour la deuxième partie de la question, est-ce que, même si ce n’est pas explicite, les designers suivent un code de déontologie, comme le serment d’Hippocrate en médecine, par exemple ?

G.B : Dans mon milieu, il y a beaucoup d’écoles différentes, j’ai moi-même une formation de monteur vidéo. Les graphistes ont chacun une façon de travailler donc ça peut poser des problèmes quand il faut donner le projet à quelqu’un d’autre. Mais si tu n’es pas organisé, on risque de ne plus faire appel à toi parce que c’est impossible de reprendre ton travail quand tu pars, même si autrement tu fais du bon travail.

C.H.T : Donc toi, ce que tu penses, c’est plutôt qu’il faudrait mettre en place une méthodologie commune ?

G.B : Oui, c’est ça. Quand je travaillais sur le clip d’Oreslan, il y avait un graphiste de 17 ans, autodidacte, qui avait une manière de travailler très particulière. Ça a fait que, quand une autre personne travaillait sur son fichier, elle était complètement perdue.

C.H.T: Est-ce que tu as personnellement vécu une situation de projet qui t’a posé un « cas de conscience » ? Où tu t’es demandé si tu devais vraiment continuer ?

G.B : Je suis dans un milieu où les gens sont assez détachés, justement parce qu’on risque de ne plus avoir de travail si on refuse trop de projets. Il n’y a pas trop de discussion entre les collègues. Ce n’est jamais arrivé pour l’instant, mais je ne sais pas si j’accepterais de travailler pour un parti politique dont je ne partage pas les opinions, par exemple. Peut-être que quand j’aurais plus d’expérience dans le milieu je pourrai me permettre de refuser des projets qui me posent problème.

C.H.T : Est-ce que tu as déjà recueilli des témoignages de collègues ou de partenaires de travaillent qui ont vécu ce type de difficulté morale au travail ?

G.B : C’est peut-être arrivé que mes collègues aient des « cas de conscience » mais on n'en discute pas entre nous. C’est assez délicat.

C.H.T : L’histoire du XXe siècle nous apprend que certains designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Par exemple, certains anciens étudiants du Bauhaus, une école de design allemande, ont ensuite collaboré (ou cherché à collaborer) avec le régime nazi. Est-ce que tu penses que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ?

G.B. : Non, je ne pense pas, peut-être que je ne suis pas assez cultivé, vu que je n'ai pas fait une école de design, mais je ne connaissais pas cet exemple. Je n'en avais pas entendu parler dans mon milieu en tout cas.

C.H.T : Est-ce que ce détachement par rapport à l’histoire du design pourrait venir du fait que le milieu du graphisme vidéo est relativement nouveau, ou ce serait plutôt lié au milieu de la pub ?

G.B : C’est plutôt lié au milieu de la pub. Comme les projets sont assez éphémères, on ne s’attache pas trop. Et c’est aussi qu’on n’est qu’un maillon dans la chaîne, on n’a pas vraiment notre mot à dire sur les projets qu’on nous confie. Et quand on travaille il y a généralement un projet principal et des projets à côté. J’ai aussi accepté le projet de Total parce que c’était un plus petit projet et que je travaillais déjà pour le post-prod. Je ne voulais pas le mettre en difficulté et qu’il doive dire à ses supérieurs qu’il n’a pas pu finir la pub parce que le graphiste n’a pas voulu travailler dessus.

C.H.T : Dans une perspective plus contemporaine, est-ce que tu as l’impression que les designers paraissent préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés, comme les ZAD7, la distribution du travail et des produits du travail, l’accès à l’éducation ou à la santé, par exemple, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

G.B : N'étant moi-même pas vraiment designer, je ne sais pas comment répondre à cette question. Je peux supposer qu'ils ont l'air préoccupés par des questions sociales et politiques, mais je ne peux pas développer plus.

C.H.T : Si on se concentre juste sur la dernière partie de la question, est-ce que tu penses que le design joue un rôle dans l’organisation de la société ?

G.B : C’est vrai que le design met en scène plein de choses dans la vie, comme par exemple la signalétique dans le métro, donc il joue forcément un rôle dans la façon dont la société est organisée.

C.H.T : C’est la fin de la deuxième partie qui portait sur l’éthique et la reconnaissance.

3. Science et design

C.H.T : La troisième et dernière partie de l’enquête porte sur les connaissances relatives au design. Tout d’abord, est-ce que tu pourrais nous expliquer quelle formation tu as suivie ?

G.B : J’ai fait une école d’audiovisuel et de montage à 3IS8 dans les Yvelines. Il y avait un an et demi plus général où on touchait à tous les métiers de l’audiovisuel, puis un an et demi de spécialisation, et j’ai choisi le montage. Au final, j’ai fini par me spécialiser dans After Effects alors qu’on n’a eu qu’un stage d’une semaine à l’école. Ça m’a plu, alors j’ai continué de mon côté jusqu’à devenir graphiste vidéo.

C.H.T : Dans une enquête précédente portant sur les formations, certains designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce que c’est aussi ton cas, ou tu aurais d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

G.B : Je ne connais pas vraiment la théorie, et ça ne m’intéresse pas vraiment, pour être honnête.

C.H.T : Est-ce que pour toi le design c’est surtout une pratique, du coup ?

G.B : Oui, pour moi c’est plus quelque chose qu’on fait.

C.H.T : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien qu’on est en train de mener, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Est-ce que pour toi il s’agit de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou est-ce que ce serait une vue faussée ?

G.B : Ce n’est pas vraiment un rejet mais en tout cas, ça ne m’intéresse pas vraiment, je suis plus dans l’adaptation.

4. Conclusion

C.H.T : Quand je t’ai demandé si je pouvais faire cet entretien avec toi, tu m’as dit que tu n’étais pas sûr que tu aurais beaucoup de choses à dire, notamment parce que tu ne te considères pas comme designer. Est-ce que tu pourrais me dire pourquoi, puisque tu es graphiste ?

G.B : Je ne me reconnais pas vraiment dans le statut du designer, en partie parce que je ne sais pas du tout dessiner, et ça vient de là le mot « design », non ? C’est aussi un grand mot, designer.

C.H.T : Pour toi, il y aurait un côté plus intellectuel au design ?

G.B : Oui, c’est ça.

C.H.T : Encore merci pour le temps que tu m’as accordé.


  1. Clara Huynh Tan est étudiante en Master 2 Design, Arts, Médias, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. 

  2. After Effects est un logiciel d’effets visuels faisant partie de la suite Adobe. 

  3. « CDDU » désigne le Contrat à durée déterminée d’usage. 

  4. La « Post-prod » désigne la post-production. Elle a lieu après le tournage d’une vidéo (la production) pour la finaliser et comprend notamment les effets spéciaux. Ici, le terme « post-prod » désigne la personne dont le rôle est de coordonner les différents postes en charge de la post-production. 

  5. « I.A » désigne l’intelligence artificielle. 

  6. Steam est une plateforme en ligne de distribution de jeux vidéos. 

  7. « ZAD » est l’acronyme de « zone à défendre ». 

  8. « 3IS » est le sigle qui désigne l’Institut international de l’image et du son.