L’entretien a été réalisé le 19 décembre 2023. Anna Saint-Pierre, artiste-auteure indépendante à Paris, a accepté de répondre à nos questions autour de la question du design et ses pratiques.
1.Travail et reconnaissance
Jade Rigaudier1 : Bonjour, Anna Saint-Pierre. Je vous remercie de m’accorder un peu de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets.
Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourrais-tu tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle tu travailles actuellement ? Quelle y est ta fonction et dans quelles conditions l’exerces-tu ?
Anna Saint-Pierre : Alors, j’ai travaillé pendant quatre ans en tant que chercheuse, donc en tant que doctorante, à l’EnsadLab qui est rattaché à un programme qui s’appelle SACRe. C’est un programme qui est dédié à la création par la recherche ou la recherche par la création. Et dans ce contexte-là, j’ai travaillé pendant trois ans dans une agence d’architecture qui s’appelle SCAU, pour y développer mon travail sur des projets d’architectures très concrets et avoir aussi la possibilité d’avoir des cas d’études. Comme il s’agit d’avoir une recherche par la pratique, il y avait vraiment cette idée de passer à l’échelle du chantier, du projet, etc. Ça, j’ai fini il y a deux ans et maintenant je travaille à mon compte donc en tant qu’artiste-auteure et je travaille en grande partie en tant qu’artiste sur des projets d’installations artistiques dans l’espace public, soit dans des bâtiments comme des équipements culturels, soit pour des projets d’aménagements extérieurs. Par exemple, en ce moment, je travaille sur le projet du 1% artistique des Ateliers Médicis qui sont à Clichy-sous-Bois dans le 93, qui ne sont donc pas liés à la Villa Médicis. Donc ici, c’est une institution culturelle. Et sinon, j’ai aussi des commanditaires qui travaillent plutôt pour des projets publics, par exemple pour des écoles et qui sont des architectes, en l’occurrence, qui vont me proposer de travailler avec eux sur des projets d’architectures sans passer par ce travail d’appel d’offre. Donc, dans ce cas-là, c’est plus un accompagnement où je vais produire un ouvrage, avec eux, issu du réemploi. Donc en gros, il y a deux cas de figures majeures : un cas de figure où je travaille vraiment en tant qu’artiste-auteure sur des projets artistiques, et l’autre où je travaille avec des architectes sur des projets de design, pour catégoriser.
J.R : Donc globalement ce sont les commanditaires qui viennent te proposer un projet ?
A.S-P : Oui, globalement c’est eux qui font appel à moi. Sauf dans certains cas comme pour le projet du 1% des Ateliers Médicis où c’est moi qui ai répondu au concours.
J.R : Dans une précédente enquête, plusieurs designers ont fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmes-tu ce sentiment d’empêchement ? As-tu des exemples de situations qui l’illustrent ?
A.S-P : Non, mais c’est compliqué. Travailler à son compte, c’est une situation qui peut être considérée comme assez précaire, en comparaison au fait d’être salarié. Donc ça demande aussi beaucoup d’investissement, de répondre à des projets, d’avoir les compétences pour y répondre : alors qu’à chaque fois, ce sont des situations qui sont différentes. Donc ça demande beaucoup d’énergie avec un ratio de rétributions financières qui n’est pas toujours satisfaisant. Et du coup, ça demande d’aller chercher pleins de projets et d’être, comme ça, dans un foisonnement. Mais globalement, moi, je suis plutôt très contente de ce que je fais, de la liberté que j’ai, du fait d’être indépendante et de ne pas être salariée justement.
J.R : Il y a donc des projets où tu peux te permettre de passer plus de temps et créer un vrai dialogue avec les personnes avec qui tu travailles ?
A.S-P : Oui, voilà ! C’est vraiment à moi de choisir et de prendre du temps. Effectivement, c’est du temps que je ne passerais pas à travailler sur un autre projet, c’est du temps où je ne suis pas payée. Et parfois, c’est vrai qu’il y a certaines tâches, certaines de nos missions, qui ne sont pas forcément reconnues comme pouvant être rémunérées. Et du coup, il y a parfois cette ambiguïté. Et, je pense que c’est encore plus le cas dans le métier d’artiste. C’est difficile d’évaluer toutes les activités, toutes les étapes de conceptions.
J.R : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans ton cas, dirais-tu que la coopération avec tes collègues ou plutôt partenaires de travail est satisfaisante ?
A.S-P : En fait, je travaille beaucoup avec des architectes. Je pourrais en parler pendant très longtemps ! Mais, c’est souvent des situations complexes. Il y a tout un truc de subordination où l’architecte tient vraiment ce rôle de chef d’orchestre et un peu de celui qui tient les rênes d’un projet, et c’est vrai que, des fois, ça peut être un peu conflictuel. Donc c’est souvent assez compliqué mais ça fait partie du jeu, et de ce que j’aime dans ce travail-là. Moi, ça me nourrit et me permet aussi d’enrichir ma démarche. Et puis après, il y a plein d’architectes et pleins de manières de faire de l’architecture et de travailler. Donc globalement, je suis assez contente des collaborations que j’ai. Et, de plus en plus aussi parce que, c’est vrai que quand tu es salariée, tu ne choisis pas les personnes avec qui tu travailles, et là, le fait d’être indépendante te donne vraiment la possibilité de choisir les personnes avec qui tu veux vraiment travailler. Ça se fait petit à petit et c’est long à mettre en place mais c’est vraiment chouette.
J.R : Te sens-tu reconnue pour tes capacités propres ou, à l’inverse, souffres-tu d’indifférence, voire de mépris ?
A.S-P : Je pense que c’est très variable. Il y a des endroits où parfois, ça peut même être un peu caricatural, mais dans le domaine du design, il y a tout un pan lié à la communication des projets aussi. Il y a des métiers qui se développent dans la communication, dans le journalisme, le commissariat d’exposition etc. Il y a donc des fois où on va beaucoup mettre ton travail en avant parce que, derrière, il existe toute une économie qui fonctionne comme ça et parce que les gens sont intéressés aussi, donc c’est chouette. Et après, il y a d’autres moments où c’est plus compliqué, où ça devient plus conflictuel. Je pense notamment dans les milieux qui sont éloignés du monde de la création et où la question du plaisir de faire son métier semble compliqué à transmettre. Il y a effectivement des moments où le travail est mal reconnu.
J.R : Peux-tu décrire des situations correspondant à ce que tu éprouves ?
A.S-P : Je travaille beaucoup sur la formulation de matériaux et donc je fais beaucoup d’expérimentations, d’échantillonnages, etc. Et il m’est déjà arrivé que des gens avec qui je travaille, et que j’aime beaucoup, fassent une story en mettant « atelier patouille » ou quelque chose comme ça. Donc il y a parfois une vision de la pratique et du rapport physique à la matière qui est réduite plutôt à des choses récréatives.
J.R : Penses-tu que cela est dû au fait que tu t’intéresses à tout le processus de recherche de création contrairement, peut-être, à la majorité des personnes qui cherchent directement la finalité du projet ?
A.S-P : C’est vrai, et pourtant ça aussi intéresse beaucoup. En tout cas, pour moi, c’est le plus important. Mais il y a quand même toujours un regard surplombant dès qu’on est dans une recherche un peu artisanale.
2. Éthique et horizon politique
J.R : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. As-tu l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou as-tu plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?
A.S-P : Avec les personnes que je côtoie en tout cas, j’ai vraiment le sentiment que c’est un sujet qui intéresse beaucoup, de par les questions politiques et de projections dans le futur, de qu’est-ce que vont devenir leurs productions, avec qui ils travaillent. C’est plutôt quelque chose pour lequel ils accordent beaucoup d’attention. Je pense que c’est aussi quelque chose qui vient avec une situation qui permet d’avoir ces temps de réflexion et de questionnements. Après, j’ai déjà été en contact avec des designers intégrés à de grosses entreprises, et je pense que la question de la responsabilité est plus éloignée dans ce contexte. Elle s’impose moins directement dans leur travail.
J.R : Est-ce tu penses que cela vient du fait d’avoir cette phase de recherches importante intégrée à la pratique de projet ?
A.S-P : Ça dépend de ce qu’on entend par travail de recherche. Mais certainement. Peut-être que les designers que je côtoie sont souvent dans un travail qui s’apparente à la recherche, ils ont des temps à la fois de documentations, d’expérimentations. C’est plutôt rare de ne pas afficher ou de ne pas rechercher une forme de déontologie et d’éthique dans le design, je trouve.
J.R : Dans ton cas, as-tu déjà vécu une situation de projet (ou autre) qui t’as posé un « cas de conscience » ? As-tu recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?
A.S-P : Oui, quand j’étais en doctorat à CIFRE, j’étais dans une grosse agence d’architecture. Et, j’ai mis du temps à comprendre comment fonctionne un projet d’architecture, qui est assez complexe. C’est vrai que ce sont des échelles tellement démesurées, avec tellement de personnes qui travaillent derrière ses projets. Là, il y a un gaspillage de matière, plein de choses qui se passent et qui sont complexes. Je pense que c’est difficile à résoudre dans ce fonctionnement. Parce qu’en plus, il y a un phasage en architecture, un concours, …, et tout cela limite les choses dans le temps justement. Donc, on répond vite à un projet et après on se pose la question sur les matières. Et, souvent, on faisait appel à moi pour trouver quoi faire avec toute cette matière-là, plutôt que de la jeter. Mais donc voilà, c’est un cas de figure qui reste quand même assez fréquent. Il n'est pas spécialement lié à l’agence où je travaillais, mais il y a quelque chose dans l’architecture où les échelles de base sont tellement spectaculaires que ça touche à chaque fois l’environnement, la terre, etc.
J.R : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Penses-tu que la profession a gardé mémoire ou à l'intuition de cette compromission?
A.S-P : Dans le milieu du design effectivement, certaines écoles ont été marquées par ces régimes-là. L’histoire de l’enseignement. Il y a eu un impact sur la manière dont est enseigné le design et les différentes disciplines. Je pense que le design est toujours lié à des régimes politiques et donc, peut-être qu’avec de la distance, on pourrait critiquer le système capitaliste, et se rendre compte à quel point le design est au service de ce système-là. Donc, je pense que le design est politique. En architecture, il y a beaucoup d’écrits sur ça. Et notamment sur la question de la colonisation et des architectures liées à des politiques racistes, en France notamment, et à quel point l’architecture est un moyen de mettre en place des discours politiques.
J.R : Dans une perspective plus contemporaine, les designers te paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ?
A.S-P : Dans mon entourage, j’ai vraiment le sentiment que ce sont des sujets très présents. Après, je pense qu’il y a une forme d’ambiguïté. On dépend beaucoup des prix, par exemple, qui vont être distribués par des services publics, qui sont liés à des politiques. Il y a aussi beaucoup de fondations maintenant qui soutiennent le milieu du design. Donc, à chaque fois, la question du financement des projets, ou même d’une recherche, soulève plein de problématiques. Je pense qu’il y a souvent un discours qui peut être à la fois très critique vis à vis de ces structures, alors qu’en même temps, il y a un besoin de ces structures-là. Donc je comprends que dans certains cas de figure, il n’y a pas de prises de positions politiques, justement parce qu’il y a cette dépendance des structures politiques ou privées qui sont souvent associées à des grandes entreprises.
J.R : Quel est ton positionnement dans tout ça ? Est-ce que tu ressens cet empêchement, justement ?
A.S-P : J’ai la possibilité de m’y intéresser de plus en plus mais ça m’a pris du temps. J’ai eu besoin de gagner en indépendance, d’avoir ce confort-là pour pouvoir le faire, ou simplement des prises de conscience. Ce que je veux dire, c’est que ce sont des choses progressives, qui se font petit à petit. Mais évidemment, je pense qu’aujourd’hui, il est évident que ce que je fais doit répondre à des enjeux, ou en tout cas, questionner plein de choses qui sont politiques. Et que je ne peux pas y échapper, il faut absolument s’intéresser à ces sujets-là.
J.R : Aujourd’hui, on trouve des tentatives de manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés avec les ZAD, la création de coopératives, des associations d’accession à l’éducation ou à la santé par exemple. Quel rôle peut jouer le designer dans ces contextes selon toi ?
A.S-P : Justement, en allant voir ce genre de structures pour financer ses projets, trouver une économie qui permette de s’émanciper des structures problématiques, et aussi créer des espaces pour les autres. Je pense qu’il y a toutes ces questions qui se posent. Une fois qu’on a trouvé une forme d’économie qui nous convient, comment faire pour la faire fructifier et la partager. Et je pense que ces modèles sont super intéressants de ce point de vue-là.
3. Science et design
J.R : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Peux-tu d’abord nous expliquer quelles formations tu as suivies ?
A.S-P : J’ai fait un Master 2 à l’école des arts décoratifs de Paris en design textiles et matières. Et, avant ça, j’ai fait un DMA, un diplôme des métiers d’arts, en arts textiles. Ensuite, j’ai fait une année de préparation au doctorat, où je travaillais, à ce moment-là, pour un artiste. Et après, j’ai poursuivi sur quatre ans de doctorat.
J.R : Quel était le sujet de ta thèse ?
A.S-P: Le titre était Textiliser la mémoire du bâti par la réutilisation in situ des déchets. Et la recherche portait sur, comment est-ce qu’en tant que designer textile, mon apprentissage du textile pouvait apporter des solutions sur ces questions de la réutilisation, de la transmission et du symbole.
J.R: Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi ton cas, ou aurais-tu d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?
A.S-P : Oui, je pense que ça a son importance. Souvent, ce sont des textes écrits dans un contexte académique, ou en tout cas, avec une volonté de s’extraire d’un monde trop rapide. Je trouve que ce sont souvent des textes qui portent un message important. Après, dans mon cas, d’autres disciplines sont très importantes, comme l’art de l’archéologie, lié à l’archéologie contemporaine par exemple. J’ai l’impression qu’en tant que designer, on va avoir tendance à se nourrir beaucoup de théories, qui peuvent venir de disciplines totalement différentes. Ça peut venir de la linguistique, de l’architecture, du patrimoine. Dans mon travail, j’ai dû m’intéresser à cette question du patrimoine, et j’ai lu plein de textes sur le sujet pour comprendre comment elle a pu être remise en question. Je pense que ça dépend des sujets de chacun, mais en tout cas, on nous disait fréquemment qu’il y a une transdisciplinarité de la discipline, une porosité et une curiosité à aller voir dans d’autres domaines et d’autres écrits.
J.R : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Penses-tu qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?
A.S-P : J’ai pas l’impression que ce soit le cas. Après, il existe tout un mythe de la création qui doit rester secrète. Et, surtout une crainte, peut-être, d’être associé à des questions politiques. Mais, j’ai pas l’impression que ce soit vrai, j’ai plutôt comme le sentiment que c’est une légende.
J.R : Nous voici à la fin de notre enquête. Y a-t-il un point sur lequel tu aimerais revenir ou un autre que tu aimerais aborder ?
A.S-P : Non, je crois pas. Ça va pour moi.
J.R : Voilà qui conclut alors notre échange. Encore merci pour le temps que tu m’as accordé.
-
Jade Rigaudier est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. ↩