Entretien avec Sophie Decoux
Éléna Luzio

L’interview a été réalisé le 23 novembre 2022. Sophie Decoux graphiste indépendante à la maison des artistes1, a accepté de répondre à nos questions autour du design et ses pratiques dans son atelier situé à la Villa du Lavoir, dans le 10ème arrondissement de Paris.

Éléna Luzio2 : Bonjour, Madame Sophie Decoux. Je vous remercie de m’accorder de votre temps dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ?

Sophie Decoux : Moi j’ai fait toutes mes études à l’école Boulle. C’est-à-dire que je suis rentrée dans ce qui était à l’époque une mise à niveau généraliste, ensuite j’ai voulu faire un BTS3 de communication visuelle, je suis passée par Olivier de Serre où j’étais reçue en communication visuelle. Je ne suis restée que 3 semaines car l’école ne me parlais pas du tout. Et je suis retournée à Boulle en design d’espace où j’étais aussi admise pour un BTS, donc 2 ans de BTS en design d’espace et ensuite 2 ans de DSAA4 design d’espace, enfin ça s’appelait architecture d’intérieur à l’époque. Et après j’ai fait des stages en graphisme et en architecture d’intérieur avant de me réorienter vers le graphisme uniquement.

É. L : Est-ce que vous trouvez qu’il y a un décalage entre la formation que vous avez suivi et le métier de designer que vous exercez maintenant ?

S. D : Oui forcément, totalement même. Déjà comme ma formation initiale n’est pas celle qui est devenue mon métier, il y a déjà un décalage de manière de concevoir et d’appréhender le projet, ce ne sont pas tout à fait les mêmes phases de travail. Mais après je pense que ce sont quand même les mêmes logiques de conception qui s’appliquent dans le sens où je vais partir d’un contexte, et je vais l’analyser : ça c’est une méthode de design d’espace plutôt. Analyser les contraintes, la personne qui est en face de moi et ensuite je vais faire mon projet à partir de ce que j’ai compris de ce qui est déjà là. Ça, je pense, que le côté pas du tout ex nihilo est teinté de ma formation de design d’espace. Mais après, oui, ça n’a rien à voir parce qu'à l’école on fait surtout les phases de créations et on esquisse les phases de réalisation, de dialogue avec les acteurs, etc. En tout cas de mon temps c’était ça, tandis que dans la vie professionnelle il y a énormément de dialogue, énormément de temps de partage et finalement la création prend moins de temps que ce qu’on pourrait imaginer.

É. L : Dans le monde du travail, par rapport à l'école où on nous donne plus de temps ?

S. D : Ah oui, à l'école, on focalise là-dessus. D'ailleurs, c'est bien parce qu'il faut former son esprit, former sa personnalité créative. Mais après, dans le monde du travail, cette part-là, il faut la défendre parce que les temporalités et les contraintes budgétaires des projets et les contraintes de temps des projets, parfois elles ne laissent pas la place à cette exigence créative. Il faut être vigilant.

É. L : Dans quel type de structure travaillez-vous actuellement et quelle y est votre fonction ?

S. D : Moi j'ai toujours été à mon compte, c'est-à-dire j'ai toujours été freelance. Donc d'abord freelance avec des missions ponctuelles, c'est-à-dire des petites missions courtes pour des architectes, des paysagistes et des graphistes. Donc là, j'étais en auto-entreprise et ensuite, avec Prémices5, on a été une société : donc on a monté une SAS6 dont j'étais associée et présidente. Puis je me suis mise à mon compte seule, que pour le graphisme, à la maison des artistes, c’est-à-dire que je suis mon propre dirigeant. Je gère mon temps, mes clients et mes projets seule, et je dessine et je conçois tous mes projets. Et après, tu avais une autre question, ma fonction. Voilà : je m’auto-dirige et parfois je suis accompagnée par des stagiaires et des freelances donc je suis un peu manager aussi. Rarement pas plus de deux fois dans l'année.

É. L : Principalement designer.

S. D : Oui, principalement créateur et gestionnaire de moi-même donc.

É. L : Dans votre structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?

S. D : Ça c’est une grosse question. En fait je pense qu'il y a un canevas pour ça, mais il change tout le temps selon les projets, selon les demandes et aussi selon les clients. Par exemple la conception : on va dire qu'avec le client arrive une question ou un besoin : refaire son site internet ou changer son identité visuelle. Donc déjà il faut interroger ce besoin, est ce que c'est le bon. Par exemple, s’il veut refaire son site internet, est-ce qu'il s'est déjà posé les questions de son identité visuelle parce que parfois il faut d'abord faire une identité visuelle avant de tout changer. Parfois il faut changer le besoin, peut être qu’il ne faut pas faire un site mais en fait il faut concevoir un livre. Enfin voilà, ça passe par des questionnements sur le besoin qui est exprimé. Ensuite si c'est bon, on va effectuer des recherches, donc on va beaucoup parler. Moi la manière dont je travaille c'est que je vais beaucoup parler avec mon client pour comprendre ses attentes, comprendre ce qu'il veut, pourquoi on peut travailler ensemble : parfois, en fait, on n'est pas sur la même longueur d'onde et il ne faut peut-être pas s'engager. Puis si on trouve un terrain fertile, on s'engage dans le projet et là, du coup, il faut un canevas classique. C'est l'esquisse : donc on propose une grande idée, [puis] on dialogue avec le client, développement de cette grande idée, voire réorientation où on peut trouver d’autres idées à ce moment-là. Développement de cette idée-là, on la teste à plein de supports enfin aux supports demandés et parfois à d'autres. Puis on réalise et après on débriefe. Ça ce sont les grandes grandes étapes, mais à ça j'ajouterai qu’après cela il faut communiquer, il faut réfléchir à la diffusion et à l'après projet. Donc, par exemple, une fois qu'un site est fait ou une identité est faite, est-ce que c'est le client qui met à jour, est-ce que c'est moi ? Est-ce qu'il y a d'autres besoins, comment le projet évolue sur plusieurs années, est-ce qu'il est ponctuel et après on se dit au revoir et il ne se passe plus rien ? Ça c'est hyper variable, et ça peut changer énormément la manière dont on fait le projet et dont on le repense aussi ensuite. Mais oui, ça c'est dans l'idéal, c'est un peu linéaire. Après souvent ça ne se passe pas du tout comme ça. On entame un projet avec une idée et puis finalement on va plus loin, ou totalement ailleurs, dans le cadre du développement parce qu'on a trouvé une bonne idée, ou alors parce qu’on ne s’entend pas : ça arrive aussi et dans ce cas-là c'est moins chouette. Mais je dirais que l’on peut avoir des retours en arrière assez stimulants, d'ailleurs, sur des esquisses ou des développements, et ça aussi c'est intéressant parce que ça demande pas mal de flexibilité : ça ce sont les grandes lignes. Après il y a aussi des clients où il n’y a pas de développement : on passe tout de suite de l'esquisse à la production. La production devient le développement parce qu'en fait il y a une grande confiance en face et les choses naviguent de manière beaucoup plus organique. Je dirais qu’il n’y a pas de cadre rigide mais il y a des bases voilà pour concevoir.

É. L : Ce sont des variations à chaque fois.

S. D : Oui, et je dois dire que, dans ma méthode de travail, j'ai l'impression que plus je travaille et moins je suis rigide sur les étapes de projet. Je n’ai pas encore de recul là-dessus, je ne sais pas si c'est quelque chose de bien ou pas, mais c'est plus fluide qu'avant, oui, c'est clair.

É. L : Le temps accordé à un projet a-t-il changé depuis le début de votre carrière ?

S. D : Oui c'est sûr, je pense que ça s'est fait en plusieurs étapes auxquelles je n’ai pas trop réfléchi, mais au début on venait me voir pour des projets très courts, du moins qui me semblent très courts maintenant. Et finalement ces projets grandissaient ou alors je mettais beaucoup trop d'énergie sur des choses qui n'en valaient pas la peine. Après j'ai fait un peu plus le tri et on m'a appelé pour des projets qui étaient plus longs, et dans lequel mon exigence a été beaucoup plus forte. Je pense aussi parce que j'avais fait un peu « mes armes » entre guillemets, donc j'avais envie d'être un peu plus audacieuse, et ça, ça a donné des supers collaborations au long cours mais aussi des choses assez épuisantes. Il y a une histoire de doser l'énergie aussi, qui n’est pas évidente quand on est tout seul : donc on apprend en commettant des erreurs et en recadrant. Et je dirais, si je devais faire un petit bilan comme ça, qu'en 2019 ça c'est vraiment emballé : il y avait clairement trop de travail, trop de projets ambitieux en même temps, trop de volonté de faire du côté de mes clients et de moi-même, des identités visuelles très ambitieuses. C'était avec des temps qui cependant se restreignaient : donc l'exigence augmentait mais le temps s'emballait. Le COVID a pas mal changé les choses et les projets, ils ont été plus lents, tout a été ralenti. Je dirais que maintenant il y a un peu un équilibre qui se crée où moi je dilue le temps de projet et je n'accepte plus de projets qui sont sur des temps très courts. Donc si on m'appelle pour quelque chose qui est pour le mois suivant c'est sans moi alors qu'avant j'aurais sauté dessus et j'aurais fait le projet et après j’en aurais fait un autre et ensuite un autre et ainsi de suite. Maintenant après quasiment 10 ans, je ne travaille plus du tout comme ça. J'ai envie de voir venir, j'ai envie de de savoir ce que je fais dans 6 mois et de choisir mes projets aussi. Donc moins de flux tendu ça c'est clair.

É. L : Et par rapport au temps des projets, si vous deviez donner une fourchette, avant vous mettiez à peu près combien de temps ?

S. D : Je ne sais pas parce qu'il n'y a aucun projet qui se ressemble. Je dirais qu’au tout début une identité visuelle, il y a le temps de travail, et puis il y a le temps entre le travail aussi. Donc je dirais que le temps de travail, juste de travail de production et de réflexion, c'était peut-être, je ne sais pas, 3 semaines en moyenne mais ça pouvait s'étaler sur 2 ou 3 mois. Pour des expos, on pouvait travailler sur 4 jours mais qui s'étalaient sur un mois. Après, il y avait des sites internet qui ne prenaient que 2 semaines et d'autres qui pouvaient prendre 3 mois. Mais globalement ce sont des temporalités qui ne dépassaient pas 3 à 4 mois de relation avec mon commanditaire. Maintenant, ce n'est pas du tout pareil : les clients viennent me voir parfois 6 mois à l'avance et on décortique beaucoup plus le besoin. Ce sont des besoins qui sont beaucoup plus mûrs, je dirais, et le moment où on les commence en revanche on va travailler un mois et demi non-stop sur le projet ou des choses comme ça. Les réflexions se font en amont et les productions sont plus condensées aussi.

É. L : Donc en fait, le temps il a quand même augmenté par rapport à avant.

S. D : Oui je pense que le temps sur chaque projet a augmenté et le nombre de projets s'est restreint, mais c'est nettement mieux car on a le temps de faire les choses sans s'épuiser ou en s’épuisant moins.

É. L : Comment vivez-vous ces changements ?

S. D : Je pense que ces changements ne sont pas venus par hasard, mais parce que j'en avais besoin et les autres aussi. Au début, voilà, à 24 ans on a plein d'énergie, on veut tout faire, on ne sait pas faire, donc on se lance dans plein de choses et c'est bien pour apprendre aussi, c'est super. Mais à 34 ans quasiment 35, forcément, on ne peut pas travailler de la même façon et ça ne serait pas souhaitable : donc on s’entoure, on réfléchit, on pèse aussi où est-ce que ça vaut le coup de mettre son énergie. Voilà, en fait, c'est quelque chose qui est venu aussi parce que je l'ai souhaité : j'ai choisi et j'ai amené à moi, sans me rendre compte, des clients qui étaient plus intéressants et plus soucieux du résultat collaboratif qu'on allait faire ensemble. Donc, ce changement, je le vis bien dans la qualité des projets et le fond des projets. En revanche, c'est sûr que parfois j'ai la sensation qu'avant je pouvais faire plein de choses et maintenant je suis devenue « une mamie ». Ça me fait un peu cet effet-là d’être ralentie sur la capacité de production, mais les productions sont aussi beaucoup plus épanouissantes, donc ça veut dire qu'elles sont peut-être plus riches intellectuellement aussi.

É. L : Finalement c’est un mal pour un bien ?

S. D : Oui, il y a peut-être un peu de ça, mais je pense vraiment que c'est lié aussi aux différents âges de la vie et à l'évolution vers laquelle j'avais envie d’emmener mon travail, parce que je n’avais pas envie d'avoir plein de petits clients et de toujours courir après les projets. Finalement, ça s'est fait comme ça, et c'est bien. Mais j'ai vu aussi la limite du fait de jongler trop, il y a une vraie limite. Et avant je n’avais pas le temps pour des projets personnels alors que, maintenant, je vois le temps de disponibilité mentale que ça demande de se laisser de la place pour la création. Pas la création « pure » mais la création ex nihilo. Ce n'est pas un travail de production, c'est un travail de réflexion, ça décante donc il faut avoir l'espace mental pour ça.

É. L : Est-ce que vous auriez un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos yeux, en dehors des critères marchands ?

S. D : En dehors de l'aspect financier tu veux dire ?

É. L : Oui et aussi de la satisfaction du client, c’est-à-dire vraiment par rapport à vous.

S. D : Oui, en général mes clients sont contents donc c'est déjà quelque chose qui me satisfait c'est sûr. Un projet réussi, mais il date déjà de 2020, c'est l'identité pour Ostraco7 et l'Atelier Lucile Viaud8. Ça c'est un projet que je juge réussi sur vraiment pleins d'aspects : aussi bien sur l'aspect résultat de production, la qualité visuelle et esthétique de la proposition à laquelle on est arrivé, que sur la variété des supports et leur lien entre eux. Il y a un site internet, des cartes postales, des certificats, des livrets, des sérigraphies et un logo. Enfin voilà, tout un kit d'identité visuelle qui est cohérent et en même temps les supports sont très variés. Je trouve que c'est réussi à ce niveau-là, c’est réussi au niveau de la pertinence parce que je vois que c'est un projet dont les gens me parlent beaucoup et des gens qui ne connaissait pas mon travail avant me disent que : «  Ah ça c’est un travail qui m’a touché et qui m’a marqué, que j'ai identifié » : donc je vois qu'il a un certain impact. Et aussi au niveau de la collaboration avec Lucile, il y avait une grande grande confiance dès le départ, une grande ouverture de sa part dans l'accès à son travail, à comment elle le vivait, comment elle le voyait. Ce qui a fait qu'on a pu arriver à ça je pense. Donc voilà une grande ouverture dans le dialogue et une grande confiance dans la production. Pour le coup, c'est un des projets où l’on n'a pas vraiment respecté un canevas de création linéaire comme j'ai pu le dire avant. On a surtout tout mis sur la table et on a fait les choses de manière très organique, c’est-à-dire en deux week-ends de travail : on a commencé à regarder toutes ses sources et images, tout le contenu, à parler énormément et à poser des esquisses visuelles que moi je lâchais sur l'ordinateur et sur lesquelles elle avait une vue direct. C'était vraiment un ping-pong où l'on réagissait en temps réel sur les choses, ce qui ne se passe pas normalement. Généralement, on présente une esquisse bien ficelée à laquelle le client adhère ou non, on revoit cette esquisse mais on arrive avec un beau bébé bien emballé qu’on cherche à défendre. Et là je n’ai pas eu à faire ça, et ce qui était super, c'est qu'on n’a pas du tout perdu de temps dans des présentations qui peuvent parfois être hyper laborieuses à mettre en place parce qu'on doit vraiment convaincre le client. Donc pas de présentation, pas de fioritures, mais nous étions tout le temps dans le faire. Voilà c'est un projet par exemple où j'ai la sensation de ne jamais avoir fait d’esquisses et de toujours avoir produit. Ça c'était super, parce qu'elle m'a fait confiance et qu’on a eu un super échange intellectuel. Des projets comme ça, je pense, c'est un projet qui a donné aussi les fondations à une nouvelle manière de travailler pour moi, avec beaucoup plus discussions informelles et avec mes clients en amont du projet pour ne pas plaquer des choses, pour ne pas me faire une idée préconçue. Puis, parce qu'en fait les clients, ils ne se rendent pas compte mais ils ont tout dans leur personnalité, dans leur passion, même parfois c'est annexe à leur travail : et plus on parle, plus on découvre des choses qui sont des petites pépites à exploiter. Parfois, ce sont des choses qui viennent dans le développement, et au début on s'est totalement loupé. Enfin c'est bien, c'est beau, ça fonctionnerait mais finalement au détour d'une conversation qui n’a rien à voir, on découvre un support génial de leurs archives, ou une couleur qu'ils adorent, qui a beaucoup de sens et ça j’aime bien.
Un projet raté je dirais que c'est un projet où il n’y a pas cette proximité intellectuelle et même parfois affective, et où on ne se comprend pas. Ça ne va pas donner un projet laid mais, en revanche, je trouve que ça va donner un projet qui sera désincarné. Et est-ce que j'ai un projet raté, en général on ne les montre pas les projets ratés. C'est dur en plus, il ne faut pas que je cite de nom.

É. L : Vous n’y êtes pas obligée. Vous m'avez donné un projet réussi : tant que vous me donnez les critères en fait de réussite et d'échec selon vous, c'est bon aussi.

S. D : Pour moi un projet raté, ça va être un projet que je ne trouve pas incarné, où je sens que le client ne m'a pas donné accès à ce qu'il voulait vraiment être/dire. C’est un truc où il va y avoir beaucoup de faux-semblants, donc beaucoup soit des épures, soit du placage stylistique qui sont ceux de l'époque et pas ceux de la personne. Souvent, ce sont des projets corporate, des projets où les gens ont une visée de vente avant une visée de partage. Ce ne sont pas mes meilleurs projets, quand il faut s'engouffrer là-dedans, parce que je ne m’y retrouve pas donc j'évite de les faire ou alors ils sont juste alimentaires.

É. L : Pour vous, que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?

S. D : Dans la formation : l'année dernière j'étais prof à l'école Boulle aussi et je me suis un peu posé ces questions-là : « qu'est-ce qui m'a manqué quand j'étais étudiante dont j'aurais eu besoin maintenant ? ». Déjà : rencontrer les professionnels, et plein de professionnels qui ont des vues très différentes, ça permet de comprendre qu'il n’y a pas qu'une manière de faire, et ça j'en suis persuadée. Rien qu’à la Villa du Lavoir, il y a 100 000 manières différentes de faire du design et même de le penser donc ça ouvre l'esprit, ça légitime, ça rassure sur le fait qu'on peut faire sa tambouille à sa sauce si on est un peu aligné avec soi-même. Dans la manière dont il faut changer les formations, je pense qu'il faut plus d'échanges et de porosité mais en même temps c'est ce qui se passe déjà, il y a de plus en plus de workshops, il y a de plus en plus de visites d'atelier et je trouve que c'est super. Mettre les étudiants dans des conditions de temps court, je pense que c'est une bonne chose aussi, parce que mixer temps court et temps long, ça marche bien. D'avoir des projets où on a vraiment le temps de se poser plein de questions, de les creuser, de les épuiser. Et d'autres où finalement, on est dans une production plus instinctive et où l'on ne plaque pas de théorie, on ne cherche pas à argumenter. Je pense que ça, un truc où l’on est beaucoup plus libre, où on n’a même pas besoin d’argumenter ce serait bien aussi, parce que parfois on trouve des pépites quand on se laisse tranquille sur ça. Je ne sais pas comment c'est dans les écoles d'art...mais oui, aussi, plus de faire, plus de manipulation, plus de temps aux ratés. Je me suis rendu compte avec mes étudiants de l'école Boulle, plus qu'avec ceux de la Sorbonne, qu'ils craignaient de rater, qu’ils avaient peur de perdre leur temps et qu'ils avaient une visée d'efficacité qui était finalement très stérile. Et il a fallu beaucoup, lors de workshop, les décoincer pour qu'ils fassent des ratés avant de faire des choses bien. Et même leurs « ratés » étaient bien parce que ce n’est jamais raté. Donc oui plus d'échecs !
Et dans l'exercice du métier c’est très vaste. Je pense qu’il y a tellement de manières de faire du design, que les utilisateurs, ils sont tellement variés, que c'est difficile de parler au nom d'un design en particulier. Mais pour améliorer le métier je pense qu'il faudrait qu'on soit nous, designer en tout cas, à la fois plus stricts, c'est-à-dire qu’il y a des histoires de limites à poser, qu'on a toujours du mal à poser, et ça quel que soit le design qu'on fait. Puis du côté de l'utilisateur, je pense qu'il y aurait peut-être une démystification à faire sur nos travaux. Les gens ont toujours l'impression que c'est facile ou que c'est rapide, et nous on doit toujours faire preuve de pédagogie. C'est un poncif ce que je vais dire, mais ce n’est pas parce que ce sont des métiers de plaisir que ce ne sont pas des métiers fatigants, énergivores et que ce n’est pas du travail. Ça, c'est encore un truc qu'on a du mal à faire valoir : les utilisateurs ou les clients sont tellement contents de faire un projet de design, qu'ils ont tendance à abuser et, quand ils n’abusent pas, on a vraiment l'impression de tomber sur une pépite. Ça, ça ne devrait pas être le cas parce qu’on se retrouve toujours à être pédagogue de notre propre métier, des contraintes qu'il a. On prend toujours l'exemple du boulanger mais un boulanger on ne va pas l'embêter en lui disant : « mais moi aussi je sais faire du pain ». Oui, mais ton pain il n'est pas bon, il n’a pas de bulles, tu ne fais pas 100 000 variétés de baguettes et tu n'as pas un four professionnel. Et un boulanger, on va lui acheter sa tradition 1,40 € si elle est bonne et jamais on ne l'embêtera. Ça c'est un peu fatiguant oui.

É. L : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

S. D : Je trouve que sur le rapport au temps, il y a quand même pas mal de choses qui ont changé. Tout à l'heure je parlais un peu de l'âge et de l'envie de faire les projets un peu plus confortablement et comme on veut, mais je pense c'est aussi réactionnel à un aspect vraiment trop immédiat de la communication. C'est à dire que moi, souvent — et je ne suis pas la seule à dire ça — je me sens hyper prise par les temps de dialogue justement mais des temps de dialogue pas qualitatifs, c'est-à-dire une surcharge de mails, une surcharge de porosité dans le dialogue. Alors qu'avant les clients, ils me contactaient par mail et puis on se rencontrait. C'était pareil lorsque j'étais prof : on avait des mails et puis on voyait les étudiants. Maintenant, il y a tellement de canaux... on a l'impression que ça facilite le travail d'être hyper joignable... il y a WhatsApp, les messages, Instagram, les S.M.S9, il y en a même qui sont sur Messenger. Enfin voilà, on a l'impression qu'on peut contacter tout le temps tout le monde, et que dès qu'on a une idée il faut la dire : alors que je pense que ça, c'est un truc qui nous empêche de faire du bon travail. Je reprends l'exemple avec Lucile : on a passé 4-5 jours ensemble dans une même pièce à tout mettre sur la table, et à la fin on avait déjà un début de projet. Je mets ma main à couper que si on avait fait ça en se parlant par bribes de trucs, en s’envoyant des photos pour toujours garder le lien, on n’aurait pas eu ce projet-là, de cette qualité-là, parce que ça aurait été toujours parcellaire et toujours à un mauvais moment. Je pense que là, si je veux faire des projets où le dialogue est clairement établi comme une composante du projet, c'est aussi pour sortir de ce côté : « oui, on peut tout le temps se parler », et en fait ça marche très bien et c'est efficace parce que j'ai vu à quel point ça m'épuisait de ne pas avoir pas de cadre au niveau du dialogue.
Je pense que c'est un vrai problème parce que du coup on a des liens qui sont à la fois de proximité et en même temps hyper distendus et peu respectueux de l'espace mental de chacun. Ça, ce serait quelque chose à changer et je n'ai pas l'impression que ça change pour le coup. Justement je reviens sur la question précédente, sur la formation et comment on pourrait améliorer la vie des designers et des utilisateurs : ça, je pense qu'il y a un gros travail à faire là-dessus et je n’ai pas l'impression qu'il est fait, en tout cas dans les écoles où, pour le coup, j'ai vécu les pires expériences de communication. À la Sorbonne et à Boulle, je peux les nommer. J'ai vu à la Sorbonne, en 5 ans, la charge de communication décuplée pour des résultats moindres et même moins efficaces que 5 ans auparavant. Et à Boulle, on avait au moins 5 canaux de partage : entre professeurs, avec les administrations, avec les élèves etc… Et ce sont des choses qui ne sont même pas seulement neutres, dans la mesure où elles devienennt néfastes.

É. L : C’est toujours plus facile de parler en face à face que par mail parce que, même dans la compréhension du mail, tout le monde peut interpréter différemment le sens.

S. D : Oui, interpréter et on va dire même « délayer » ou « décaler » les choses : c’est-à-dire, dire « je m'en occupe plus tard » mais l’on ne s’en occupe jamais. Il y a quand même une vraie question sur l'attention qu'on porte aux choses. Je pense vraiment que c'est une fausse maîtrise pour le coup, c'est un faux contrôle que d'envoyer des tonnes de mails à des gens pour les prévenir de plein d'infos qui ne les concernent pas. Voilà, on mettrait tout le monde dans une même pièce pendant une heure, il se passerait sûrement plus de choses à la fin. On a un problème de cadre et de limite, mais oui ce n’est pas au niveau des process, c'est vraiment au niveau de la « vraie vie ». Là on parle, je pense que ça va durer 1h ou 1h30, mais tu en retireras bien plus de choses que si j'avais rempli le questionnaire ou même si on avait fait un Skype.

É. L : Oui, en plus on est dans votre atelier et c'est plus avantageux aussi de sortir du cadre de l’université.Très bien merci, je pense que l’on peut s’arrêter ici, nous avons fait le tour des questions et il me semble avoir tout ce qu’il me faut.

S. D : Si c’est bon pour toi.

É. L : Je vous remercie d’avoir pris du temps pour répondre à l’ensemble des questions, c’était vraiment enrichissant.

S. D : Merci.


  1. Lamaisondesartistes, [En ligne], https://www.lamaisondesartistes.fr/site/ , [consulté le 23/11/22] 

  2. Éléna Luzio est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon- Sorbonne, 2022-2023. 

  3. BTS : Brevet de Technicien Supérieur 

  4. DSAA : Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués 

  5. Collectif Prémices 

  6. SAS : Société par actions simplifiée 

  7. Atelierlucileviaud, [En Ligne], https://atelierlucileviaud.com/eshop/ , [consulté le 23/11/22] 

  8. Atelierlucileviaud, [En Ligne], https://atelierlucileviaud.com/ , [consulté le 23/11/22] 

  9. S.M.S : Short Message Service (Service de messages courts)