Morgane Vantorre est designer graphique et typographe. L’entretien a été réalisé par mail au cours de la semaine du 17 novembre 2022.
Béatrice Raby-Lemoine1 : Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l’exercez ?
Morgane Vantorre : Je suis diplômée depuis juin 2021 de l’école Estienne où j’ai passé 4 ans. J’ai d’abord commencé par un BTS design graphique puis un DSAA design typographique. Je dois dire que j’ai adoré mes années d’études. Il y a une grande exigence d’enseignement qui m’a clairement forgé l’esprit et la main et qui m’a permis d’appréhender au mieux mon métier d’aujourd’hui, en me transmettant notamment le goût de la recherche, du dépassement de soi et surtout le goût pour la conceptualisation — c’est-à-dire la recherche de sens tout au long d’un processus de création, quel qu’il soit.
B. R-L : Dans quel type de structure (université, école, entreprise...) travaillez-vous actuellement ? Quelle y est votre fonction ?
M. V : Aujourd’hui je suis une designer multi-casquette : je travaille en tant que freelance comme designer typographe (pour des fonderies, studios, particuliers ou pour moi-même) mais suis aussi rédactrice chez Monotype et enseignante à l’école LISAA à Paris.
B. R-L : Dans votre structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?
M. V : Tout d’abord, tout dépend de quel projet il s’agit. En l’occurrence si l’on parle de dessin de caractères, mon processus créatif reste relativement le même de projet en projet : je commence toujours par des recherches à la main (calligraphies, sketching, ...) dans un carnet avant de passer à la vectorisation sur Glyphs. S’en suit un certain nombre de va-et- vient du papier à l’écran et d’allers-retours avec le client afin de fixer, dans un premier temps, les squelettes et formes des lettres. Puis, je procède à ce qu’on appelle la partie d’« ingénierie » qui concerne la gestion des espaces et des crénages du jeu de caractères ainsi que les derniers ajustements techniques. J’échange toujours des pdf avec mon client pour lui permettre de suivre l’avancée du projet et m’éclairer au mieux sur la finalité de ce qu’il souhaite obtenir.
B. R-L : Le temps accordé à un projet (toutes catégories et secteurs confondus) a-t-il changé depuis le début de votre carrière ? Comment vivez-vous ces changements (s’il y en a) ?
M. V : Pas vraiment. J’aime passer du temps sur chacun de mes projets. Je pense avoir gagné en efficacité petit à petit — notamment en anticipant la création de pages d’épreuves pré-définies par exemple pour tester mon caractère — mais autrement je vois toujours chacun de mes projets comme des petits pains que l’on façonne et qui nécessitent un ou plusieurs temps de maturation (de repos) afin de pouvoir prendre du recul et d’y revenir avec un regard neuf ensuite.
B. R-L : Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos yeux, en dehors des critères marchands, c’est-à-dire qu’ils aient (ou pas) entraîné la satisfaction du commanditaire ? Quels sont, selon vous, les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?
M. V : Un projet qui a « réussi » pour moi je pense, est mon premier caractère : Arthemys Display. Je ne m’attendais absolument pas à autant de retours à son égard ni à autant d’utilisations de la part de gens du monde entier. Quel bonheur de voir son caractère typographique mis en scène par autrui dans des contextes variés ! Je pense que c’est l’un des critères qui fait la réussite d’un projet de dessin de caractères : lorsque ta création devient parfaitement fonctionnelle et utilisable par d’autres designers.
À l’inverse, un projet qui s’est plutôt mal fini a été mon projet avec le studio Bureau Berger.
Nous avions entamé le développement d’un caractère de titrage assez élégant et singulier. Jusque-là tout se déroulait très bien jusqu’au moment où je n’ai plus jamais reçu de messages du studio... Je n’ai jamais eu l’occasion de finir correctement le caractère. C’est très dommage ! Problème de budget ? Manque de temps ? Autre ? Je l’ignore...
B. R-L : Que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?
M. V : Clairement je pense qu’il faudrait permettre à tout jeune designer d’avoir un meilleur accès aux questions juridiques et fiscales de nos métiers. Que ce soit à l’école ou après, on ne reçoit que très peu — voire pas du tout — d’aide / conseils et sommes ainsi obligés de nous renseigner / comprendre / procéder sur le tard... C’est assez compliqué je dois l’admettre et regrette de ne pas avoir d’interlocuteurs pour m’accompagner dans toutes ces démarches administratives à mes débuts...
B. R-L : Avez-vous déjà eu la sensation d’être pressée sur le plan créatif ? (Type être charrette)
M. V : Non pas vraiment car je suis de nature très organisée. Typiquement je n’ai jamais eu besoin de faire de nuit blanche ou quoi ce soit. J’anticipe à peu près tout ce que j’ai à faire durant la semaine dans un agenda, ce qui me permet d’être toujours dans les temps et efficiente.
B. R-L : Y a t-il une grande différence d’appréhension du temps entre votre travail d’enseignante et celui de créateur ? ces deux temps sont-ils vécu de la même manière ?
M. V : À vrai dire je commence tout juste à découvrir le métier d’enseignement. Bien que je n’enseigne que les lundi après-midi — ce qui me laisse tout le reste de la semaine pour travailler sur mes autres projets freelance — je dois dire que ce n’est pas évident à gérer. La première année d’enseignement est la plus complexe, j’imagine, car tout nous reste à faire : imaginer les sujets, composer les cours, créer les pdf de présentations... Sans compter l’appréhension de parler à tant de jeunes, de trouver le bon ton, etc... Cela me demande beaucoup d’énergie au détriment de mes autres projets parfois (il m’est déjà arrivé de passer mes week-ends pour faire des recherches et finaliser des cours). Néanmoins, tout ce travail me permettra d’entamer l’année prochaine plus sereinement puisque j’aurais alors tous mes cours déjà sous la main.
Ensuite en ce qui concerne la différence de temps entre mes deux disciplines, le rapport est effectivement différent. L’un a à voir avec le partage / la transmission tandis que l’autre a à voir avec la création et la recherche de solutions... Néanmoins, j’ai pour habitude de m’investir dans tout ce que je fais. C’est pourquoi, en pratique, je ne distingue pas de réelle différence quant à ma gestion du temps. Je cherche bien sûr à être la plus efficiente possible dans les deux cas, mais me laisse le temps de parfaire au mieux les choses. Festina Lente comme disait Alduce Manuce !
B. R-L : À un moment, vous comparez votre activité à celle de faire du pain, avec des temps de pause, de levée, or Rosa avait décrit l’activité de faire du pain comme étant de l'« Efficacité personnelle » (termes d’ailleurs en cours de discussion) qui serait le marqueur d’un moment où l’on sort de l’impuissance, où l’on se sent en capacité d’action. Vous retrouvez vous et votre travail dans cette définition ?
M. V : Oui mes parents ont été boulangers. Je connais donc assez bien ce métier et aime l’assimiler à ce que je produis puisque j’ai conscience que plus l’on passe de temps sur le pétrissage d’une pâte à pain — par exemple — plus celui-ci ressortira tendre et savoureux. Designer / créer c’est pour moi la même chose finalement. Je trouve ta référence pertinente en ce sens oui ! Rosa soulève aussi la question du « fait-main » j’imagine dans cet exemple: du faire par soi-même et donc d’être en pleine conscience (et en osmose avec tous nos sens) avec ce que l’on produit. L’authenticité et l’investissement dans la production je pense que ce sont deux qualités indispensables.
B. R-L : La réussite d’un projet, quand on vous lit, semble être le fait qu’il soit utilisé/utilisable. Durant le processus créatif, est-ce le seul critère de création ? Et sur un autre plan, est-il réfléchi que le projet soit en lui-même utile (sur des plans sociaux, éthique ou écologique) ? Utile ou encore habitable, qu’il fasse partie du quotidien et participe à rendre la vie meilleure ?
M. V : La réussite d’un projet de conception de caractères passe pour moi par la bonne exécution du projet (la qualité des tracés, du dessin, des espacements...) qui contribue à sa bonne utilisation par la suite, mais aussi par le sens de ce dernier. C’est-à-dire, à la pertinence des formes choisies et aux nombreuses références qu’elles soulèvent en regard du sujet. Car être designer de lettres c’est aussi connaître l’histoire et les différents contextes qui ont jalonné l’évolution de l’écriture ainsi que de la typographie.
Pour les autres parties de la question, tu sembles soulever — si je ne me trompe pas — la place de la forme et de la fonction d’un projet en tant que finalité. Bien sûr, les deux sont pensées conjointement. Il y a indéniablement une finalité esthétique : « créer de belles formes » et donner ainsi à voir du Beau. Mais la typographie (et l’écriture au sens large) a pour fonction de communiquer. Il ne suffit pas à un caractère d’être beau, il doit être aussi parfaitement fonctionnel et en accord avec sa société (oui des questions éthiques, écologiques, sociales sont bien évidemment posées par la plupart. L’écriture recouvre
quasiment l’ensemble des domaines de la vie et se lie ainsi à une multitude de contextes différents).
B. R-L : De mon point de vue, créer une typographie revient à créer une nouvelle voix, une nouvelle tonalité de discussion, le fait que cette voix soit utilisée par plusieurs lui donne de la force : le fait que cette force soit envisagée durant le processus créatif rend-il ce dernier plus simple/agréable ?
M. V : Oui bien sûr, je trouve ton explication très pertinente ! Effectivement, nos langues-écrites sont intrinsèquement porteuses de cette ambivalence : s'adressant à notre intellect, elles matérialisent les idées tout en stimulant notre sensibilité par leurs caractéristiques visuelles. Lorsqu’une personne utilise un caractère, elle passe nécessairement par une ré-interprétation de ses caractéristiques visuelles en l’associant à sa propre voix. Le caractère devient alors le porteur de son message / de ses idées. C’est toujours émouvant d’assister à cela en tant que créateur de caractères et je pense que c’est en partie ce pourquoi je me sens animée par mon métier — en plus de mon attrait pour les formes et la langue de manière générale — : proposer une voix (graphique et visuelle) à autrui afin d’élever / magnifier / sublimer son message.
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Béatrice Raby-Lemoine est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 panthéon-Sorbonne, 2022-2023. ↩