Entretien avec Hua Rui
Wenshu Ding

Wenshu Ding1 : Bonjour M. Hua Rui2, merci de votre participation à notre enquête sur le design et sa pratique. Vous êtes le fondateur de l'agence de design et culture Afterwards et travaillez dans le domaine du design, de la curation et de la rédaction pour la plateforme Afterwards. Vous avez, entre autres, travaillé dans les studios des designers Faye Toogood et Pierre Yovanovitch. Pourriez-vous tout d’abord nous présenter en quelques mots la formation en design que vous avez suivie ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l’exercez ?

Rui Hua : Je suis diplômé de l'ENSCI - Les Ateliers, l'École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Cette école n'est pas divisée par spécialité, elle enseigne plutôt ce que l'on appelle le « design généraliste», et nous y étudions en fait un peu de tout. Chaque étudiant peut choisir des cours différents et réaliser des projets différents. Donc, en gros, vous faites ce qui vous intéresse à un instant « t », et ça continue ainsi. En ce qui concerne les lacunes, l'enseignement de l'école est plutôt académique, et ses exigences ne sont pas nécessairement les mêmes que celles de certains clients du secteur.

W. D : Pourriez-vous nous en dire plus sur vos projets design actuels ? Dans quel type de structure travaillez-vous ? Quelle y est votre fonction ?

R. H : Je suis actuellement en freelance, je travaille donc sur mes propres projets. Il s'agit essentiellement de produits, de meubles, et de design d'objets. Mais comme vous l'avez mentionné à juste titre, Afterwards est une plateforme de partage de contenu sur le design et, maintenant, elle va aussi se développer en agence d'édition. Je vais donc pouvoir publier quelques livres et peut-être un magazine d'ici l'année prochaine. Et puis il y aura aussi du travail curatorial et de l'écriture.

W. D : Dans votre système de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande client jusqu’à l'exécution du projet ?

R. H : Cela dépend des circonstances concrètes. S'il s'agit d'un client, il fournira généralement un brief, ensuite on examinera ce qui est nécessaire, puis le déroulement du projet, étape par étape. Si c'est un projet que j'initie moi-même, c'est un peu plus libre. Les projets réalisés en studio sont différents. En studio, il n'est pas nécessaire de faire face au client, on ne fait que dessiner et modéliser le projet, ce qui revient essentiellement à un rôle de conception de production pure. Mais si on est seul à tout faire, c'est plutôt une situation multitâche. On doit être le directeur, le designer, et s'occuper de la communication, on travaille en direct avec d'autres personnes, alors qu'en studio, bien faire son propre travail est suffisant.

W. D : Le temps que vous accordez à chaque projet a-t-il évolué depuis le début de votre carrière ? Comment vivez-vous ces changements ? Comment la différence de temps investi affecte-t-elle le résultat du projet ?

R. H : Si on travaille avec une marque, pour par exemple pour collaborer sur la fabrication de meubles, c'est un cycle particulièrement long, il peut se passer des années avant que quelque chose ne sorte. C'est une période très longue car on doit penser au processus de production qui doit être optimal avant de pouvoir le lancer. Si je travaille dans un studio pendant un an, il se peut que certains projets soient presque terminés, que d'autres ne fassent que commencer, d'autres soient en cours et d'autres encore ne soient pas terminés. S'il s'agit d'un gros projet, il se peut qu'on ne soit même pas témoin de son achèvement final. Par exemple, je travaillais à Londres lorsqu'un autre projet a débuté fin 2018, mais je suis parti, et ce projet n'a été achevé que l'année dernière, soit un total de quatre ans. J'en ai fait l'équivalent de la moitié, puis j'ai remis ce que j'avais fait à une autre personne. Mais il y a aussi des projets qui sont particulièrement rapides, comme lorsqu'un magazine a besoin d'une photo de couverture pour laquelle il faut réaliser une scénographie. Il est alors possible de finir le projet en quelques mois voire moins. Mais comme je travaille sur plusieurs projets en même temps, et qu'il ne m'est pas possible de travailler sur un seul projet à la fois, il est difficile d'avoir une idée précise du temps passé sur un projet spécifique.

W. D : Vous nous avez dit que, dans de nombreux cas, vous n'êtes responsable que d'une partie d'un projet, et que vous n'avez pas l'occasion de suivre les projets dans leur intégralité. Ce processus nuit-il à l'intérêt que vous portez au projet ou au sentiment de satisfaction que vous en retirez ?

R. H : Je ne crois pas, parce que lorsqu'on travaille dans un studio, la signature finale de tout ce que chacun fait est celle de la personne dont le studio porte le nom, qu'il s'agisse ou non du projet que vous êtes chargé de réaliser. Bien que tout soit au nom d'une seule personne, de nombreux projets sont en fait réalisés par plusieurs personnes, ce qui est un problème relativement important dans le secteur du design. Je pense que si vous travaillez dans un studio, le sentiment d'accomplissement principal vient du fait que vous avez appris quelque chose et que cela vous aidera à l'avenir, plutôt qu'un sentiment d'accomplissement du projet en tant que tel.

W. D : Au-delà des critères du marché, à savoir la satisfaction ou non-satisfaction des clients, auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à votre sens ? Selon vous, quels sont les critères de réussite ou d'échec d'un projet ?

R. H : Pour moi, un bon projet de design est un projet qui me touche, et je trouve mes critères très difficiles à décrire. C'est toute l'histoire que je regarde, pas seulement le résultat final, parce que je vois le design comme un acte de création culturelle, où la personne raconte une histoire, et j'aime ce genre de projet. Je considère le design comme une expérience similaire à la littérature, ou même à la musique. Max Lamb, par exemple, est un designer anglais. Il fabriquait des chaises sur la plage. Il creusait quelques trous sur la plage, puis utilisait un creuset pour faire fondre du métal et couler des chaises dans le sable. C'était quelque chose de très poétique, et je suis davantage intéressé par ce genre de projet. Pensez à un type qui conduit sa voiture, traînant avec lui quelques pots, du métal, et d'autres objets en pagaïe sur la plage pour une journée. Et puis qui creuse des trous çà et là, y verse du métal et crée ainsi quelques chaises et quelques tables. Je pense que c'est quelque chose de très beau, et cela m'émeut. Et presque tous les projets qui ne sont pas poétiques sont des « contre-exemples ».

W. D : Selon vous, que devrions-nous changer dans l'éducation, la formation ou la pratique si nous voulons modifier ou améliorer ces projets ratés du point de vue d'un designer ?

R. H : Je pense que les designers semblent essayer de résoudre des problèmes, mais les problèmes qu'ils résolvent sont en grande partie superficiels, et presque tous ces problèmes sont causés par des problèmes systémiques. Mais cela n'a pas de sens de demander aux concepteurs qui sont façonnés par le système de résoudre ces problèmes, et je pense que toute l'industrie du design est dans un état proche du nihilisme.

W. D : Pensez-vous que nous pourrions changer ce « nihilisme » de l'industrie du design en modifiant notre modèle d'enseignement et de formation, ou en changeant le modèle de certains secteurs de l'industrie ?

R. H : Je n'ai pas d'attentes vis-à-vis des écoles parce que je ne les aime pas. Je n'ai pas confiance en tout ce qui est basé sur le groupe, du fait de leurs limitations. S'il s'agit d'améliorer ça, ou même d'améliorer tout l'écosystème du design, je pense que beaucoup de gens devraient garder un esprit plus ouvert pour réfléchir à ce que font au final les designers.

W. D : Quels étaient votre volonté et votre objectif initial en lançant Afterwards ? Pourquoi avez-vous lancé une telle plateforme ?

R. H : Au début, je voulais simplement partager des choses que j'aimais, car je ne trouvais personne qui partageait les mêmes idées. Je trouve très dommage que dans tout mon environnement sinophone, personne autour de moi ne semblait à l'époque prêter beaucoup d'attention aux choses que j'aimais. J'ai voulu les partager pour voir si d'autres personnes seraient intéressées. Savez-vous qu'il existe une nouvelle plateforme média dédiée à la photographie, qui publie et organise des événements, appelée « Same Paper » ? Ils m'ont beaucoup inspiré. Ils ont commencé par partager leurs objets préférés, leurs livres préférés, leurs photographes préférés, puis ils ont commencé à vendre des livres, à ouvrir des librairies, et ainsi de suite. Lorsqu'ils ont fait leur apparition en 2014 ou 2015, la Chine était très ennuyeuse en matière de photographie, il n'y avait rien à discuter, et c'est en fait un peu l'état actuel du design chinois. Bien que maintenant les choses prennent petit à petit une bonne tournure, c'est également un peu semblable à cette période, alors j'ai voulu voir si nous pouvions faire quelque chose pour rendre le design moins ennuyeux et résister à une atmosphère ennuyeuse dans notre industrie. J'ai également voulu voir si nous pouvions trouver des personnes qui s'intéressent à ce sujet et qui souhaitent développer une culture du design. Afterwads a commencé avec une rubrique intitulée « Like a Designer », qui est un hommage à la rubrique originale de Same Paper intitulée « Like a Photographer ».

W. D : Quel est le modèle actuel de la plateforme Afterwards?

R. H : En gros, la plateforme se concentre maintenant autour de moi. Je recherche des personnes qui peuvent collaborer sur du texte ou du design, et avoir des échanges pertinents avec des designers, et le développement se fait du online au offline. Pour la partie en ligne, il y a maintenant un article toutes les semaines ou deux semaines, qui peut se développer en une section plus large où les gens peuvent exprimer par écrit certaines idées sur le design. Cette partie online est désormais divisée en quatre rubriques : critiques, essais, interviews et traductions. La partie hors ligne se concentrera sur l'auto-édition, et le premier livre sortira probablement la semaine prochaine. Il est également prévu de créer un magazine, probablement annuel, attendu pour le second semestre de l'année prochaine. Mais je ne suis pas pressé, j'essaie de faire les choses du mieux possible et de prendre mon temps. J'aimerais développer Afterwards en une institution culturelle d'édition papier, et organiser également quelques événements offline par la suite.

W. D : Vous postez à présent des tweets toutes les deux semaines. Avez-vous une préférence ou des critères pour choisir le contenu de vos tweets ?

R. H : Oui, en principe, si c'était écrit par quelqu'un d'autre, nous commencerions par établir une sélection au début. Ma plateforme a toujours eu tendance à être plus artistique en termes de design. Mais comme nous voulons maintenant faire plus de contenu sur le design chinois, nous réfléchissons aussi à la manière de relier tout l'écosystème du design dans le contexte international avec le design chinois. En bref, nous voulons vraiment que les gens viennent pour parler de design et non d'autres choses. Ce dont nous parlons dans un environnement commercial n'a souvent pas grand-chose à voir avec le design lui-même. Je voulais donc avoir un endroit où les designers pourraient vraiment parler du design, pas seulement pour le merchandising ou tout ce qui est lié au consumérisme, mais vraiment parler du design lui-même. Les sujets ont été essentiellement choisis de manière à ce qu'ils aillent plutôt dans le sens du design lui-même.

W. D : J'ai vu que vous avez récemment mis en place une rubrique interview. Votre intention étant de vraiment parler de design, cette rubrique a-t-elle été mise en place avec la même intention ?

R. H : Je pense que les interviews sont très intéressantes, elles sont une sorte de dialogue, où l'on peut avoir un échange avec différents designers. Il y a très peu d'entretiens sur le design qui peuvent être lus dans un contexte chinois, principalement parce que le développement du domaine du design en Chine vient seulement de commencer et qu'il y a beaucoup de choses que les gens attendent encore de faire. En Europe ou aux États-Unis par exemple, ce sont en grande partie les designers eux-mêmes qui se chargent de commenter et de diffuser la culture du design. Les designers ne se contentent pas de dessiner, de réfléchir à un produit et à la manière de le fabriquer, cela ne représente qu'une toute petite partie du design.

W. D : Pensez-vous avoir gagné quelque chose grâce à cette plateforme ? Avez-vous rencontré des difficultés ?

R. H : Il y a bien sûr beaucoup de gain, parce que c'est comme fournir quelque chose qui n'existait pas auparavant, et beaucoup de gens vont y prêter attention, surtout les designers nationaux, et les personnes de différentes fonctions dans l'industrie du design. Il y aura plus de possibilités de collaboration, plus de possibilités de projets, et c'est très évolutif. Je pense que la plus grande difficulté est de trouver des personnes qui peuvent participer à ce projet car, comme je l'ai dit plus tôt, peut-être que les designers chinois n'écrivent pas souvent, ne sont pas sensibles à l'écriture, ne pensent pas que c'est quelque chose qu'ils devraient faire, etc. J'aimerais et espère voir plus de gens faire cela ensemble, et je paierai des droits d'auteurs aux autres écrivains qui participeront, afin que ce soit une plateforme plus ouverte.

W. D : Y aura-t-il plus de communication hors ligne ou des événements culturels hors ligne liés au design?

R. H : Il y a plus de communication en ligne. Afterwards a échangé avec un groupe de jeunes designers chinois, et beaucoup d'entre eux suivent notre contenu. Pour quelque chose hors ligne, il faudra peut-être attendre mon prochain retour en Chine, car je pense organiser quelque chose comme une fête ou une exposition lorsque le magazine sortira à la fin de l'année prochaine, pour que tout le monde puisse se réunir.


  1. Wenshu Ding est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. 

  2. En Chinois, l’usage veut que l’on place le nom de famille avant le prénom. Dans la suite de l’entretien, nous avons inversé cet ordre afin de rendre conforme l’entretien aux normes retenues par la revue.