L’entretien s’est déroulé le 21 octobre 2022. Flora Ghnassia est une designer auto-entrepreneuse, elle possède sa propre société et en est la seule salariée.
Théa Mirault : Pourriez-vous d'abord me décrire en quelques mots la formation en design que vous avez reçue ?
Flora Ghnassia : J'ai fait un master en design, en communication visuelle, dans une école en Israël qui s'appelle SHENKAH (school of Engineering and design). C'est un master en 4 ans et, dans les 3 premières années, ce n’est pas vraiment théorique. C’est très pratique donc on t'apprend les softwares, les outils etc. Arrivé en 3e année, tu te spécialises, soit en « UX / UI design » ; soit en « illustration » ; soit en « motion design » et c’est celle-ci que j’ai choisie. À la suite, j'ai réalisé une vidéo pour mon projet final.
T. M : Est-ce que vous voyez un décalage entre la formation que vous avez reçue et l'emploi que vous occupez en ce moment, ou l'activité que vous exercez ?
F. G : Oui, mais je ne pense pas que c'est foncièrement à cause de l'école en soi. C'est un peu inhérent au domaine dans lequel tu bosses en ligne. C'est-à-dire que c'est une pratique qui est très basée sur les softwares, selon moi. C’est quelque chose qui évolue tellement que les softwares et programmes que j'ai appris à l'école sont devenus un peu obsolètes car ils datent de 2016. Ils sont assez changeants par rapport au programme que les gens utilisent actuellement. Pour te donner des exemples, on apprenait des fonctionnalités sur la suite « Adobe », alors que depuis il y a « figma ». Ma génération a été formée pour la vidéo uniquement avec « after-effect » alors qu'il y a « cinéma fordi ». Je l’utilise plus aujourd’hui et je le trouve tellement mieux ! Il y a aussi beaucoup d'autres programmes que les gens utilisent de façon assez régulière. À l’inverse, on a aussi appris des programmes que les gens n’utilisent plus forcément aujourd'hui, en tout cas dans mon domaine, comme « InDesign » par exemple. C’est un grand décalage dans le sens où je trouve que l’école m'a profondément appris à apprendre la logique de la programmation, même si ce sont plus les mêmes qu’on étudie ou utilisent aujourd'hui, c'est inhérent, un peu au domaine et aux avancements technologiques qui sont hyper rapides. Ce métier, qui est basé sur la technologie, induit ce décalage au niveau des savoirs théoriques et leur application à la suite dans la vie active. J'ai trouvé qu’à l'école, on nous proposait des ateliers très créatifs où je pouvais faire la création d’une brand book, faire de l’illustration et d’autres trucs qui sont vraiment un peu « out there ». Plus tard, sur le marché du travail, il y a quand même beaucoup plus d'obstacles à cette créativité. Tu réalises des projets qui sont plus « practical », c'est à dire que ton prof de design dans l'école va t’autoriser à aller au bout de tes idées les plus loufoques. Dans le monde professionnel, face à tes clients, tes directeurs artistiques, et tes collègues, tu produits des articles plus conventionnels. Tu as donc moins de liberté créative. Ta seule marge existe s’il n’y a pas d’aspect financier majeur derrière. La finance implique plus de restrictions et de hiérarchies. En général, dans le design agence, il y a des décisionnaires qui sont assez stricts et donc tu n’es pas forcément écoutée même si c’est toi le designer et que tu travailles depuis plusieurs années dans la même société. Tu n’es pas ton propre moteur ou simplement ton propre Directeur, et tu as quand même de fortes contraintes au niveau créatif, je trouve.
Il y a aussi un décalage au niveau théorique, comme dans tous les métiers. Mais finalement, c'était intéressant, je trouve de développer sa culture générale autour des grands penseurs au travers de l’histoire. Mais, ces théories ne m’ont jamais servi au quotidien, même si cela m’a surement influencée dans ma pratique.
T. M : C’est étonnant que vous disiez cela, parce que ce que j’ai rencontré au travers de ma recherche de stage, dans toutes les descriptions de stage on trouve toujours systématiquement la suite « Adobe ». Donc, que vous disiez que ça a changé aux États-Unis, je pense que ça dépend des sociétés, évidemment, mais en France c'est encore très ancré : c’est la norme. Toute la suite adobe doit être maîtrisée et ça ne laisse pas beaucoup de place à la différence. Qu’en pensez- vous ?
F. G : « Adobe » c’est la base, c’est super de le maitriser et de l’avoir sous contrôle. Je n’ai jamais appris « Figma », je me suis autoformée. Tout le monde l’utilise aujourd’hui c’est l’un des Basic à maîtriser avant même la suite « Adobe ». C'est gratifiant de s’approprier par soi-même les nouveaux softwares.
T. M : Dans quelle structure travaillez-vous actuellement et quelle est votre fonction au sein de cette organisation ?
F. G : Cette question est simple. J’ai ma propre boîte, elle s’appelle « Flo Motion and design Studio », je suis auto-entrepreneur. Après avoir réussi mes examens, j'ai travaillé 3 ans dans une agence de pub. Ensuite, j'ai commencé à bosser dans la « tech ». J'ai travaillé pour une application qui s'appelle « bazaar ». C'était super facile, super intéressant et stimulant. Ensuite en parallèle à de job-là, j'ai reçu beaucoup de demandes en free-lance. Je me suis donc lancée sur deux trajectoires. J’ai fini par choisir de me consacrer à l’une des deux voies. Je me suis investie dans le free-lance à temps plein. J’ai ma boîte, c'est moi qui gère tout du début à la fin de chaque projet. Parfois, je travaille avec d'autres free lancers, quand j'ai besoin d'aide ou de mains additionnelles. Au niveau créativité, je ne collabore pas vraiment, j’ai choisi d’être seule. Quand j’ai besoin d’aide, je délègue des tâches plus basiques et je donne des directives précises, pour pas avoir besoin de faire les petits travaux manuels plus secondaires.
T. M : Est-ce que vous pouvez décrire votre clientèle puis l’une de vos journées type?
F. G : Oui, alors moi j'ai, en fait, pas mal de clients. On va dire que j’ai 5 clients réguliers : ce sont des gens avec qui je bosse depuis 3/4 ans et qui m'envoient des demandes assez régulièrement. Ensuite, je dois avoir une vingtaine de clients qui ont besoin d'un projet unique. Donc par rapport à un designer salarié « in house », je fais beaucoup plus de travaux administratifs. Proportionnellement, j'ai beaucoup plus de tâches qui ne sont pas directement liées au design. La rédaction de contrat, la négociation, la gestion des prix et ensuite je m'occupe aussi d’émettre des factures. Je m’occupe intégralement de toute la chaîne. Je démarche aussi les prospects et c’est aussi moi qui, à la fin du projet, assure son suivi et son « après-vente ». Ma journée type commence en général par l’aspect administratif pendant une à deux heures : je vérifie les mails et WhatsApp, les récépissés et ainsi de suite. Après ces travaux fastidieux, je me consacre au travail créatif. J’échange avec mes clients par allers-retours quand ils m'envoient des feedbacks. Je réponds, je fais évoluer le projet. Je jongle en général entre 2/3 clients en une journée, en fonction des demandes, en fonction des deadlines. J’effectue le travail créatif où j'envoie des projets et en attendant les feedbacks de certains clients, je commence à bosser sur un autre, donc je fais pas mal de « multitasking » et en fait c'est ça qui me plaît dans le fait d'avoir ma propre boîte. Cela ne me plaisait pas forcément « in house ». C'est à dire que je bosse avec beaucoup de clients en permanence du coup, je fais des trucs hyper différents tout le temps, des trucs « éclectiques ». C’est l’inverse que de travailler toujours dans une boîte dans laquelle tu fais tout le temps les mêmes visuels où tu travailles tout le temps dans le même « brand ». Je fais des trucs super diversifiés comme de la pub de la tech et, en général, mes journées sont assez longues. Je travaille plus parce que je suis à mon compte et que je ne peux compter que sur moi-même à la différence d’un designer lambda salarié. Je commence mes journées vers 9h jusqu’à 19-20h. Ceci représente 50h par semaine et de temps en temps, une fois par mois, je bosse aussi le week-end !
T. M : Dans ton organisation, comment se déroule la conception d'un projet du moment où vous avez eu la commande jusqu'au moment où vous livrez le projet ? Qu'est-ce qui se passe dans votre procédé créatif ?
F.G : Je bosse beaucoup en vidéo. Ensuite, j'ai à peu près le même processus, même quand je fais des trucs statiques. Cependant, comme je suis à mon compte, j'ai quand même la chance de faire pas mal de productions créatives. On me donne peu de consignes très précises. Mon travail commence à partir du moment où je reçois une commande.
Ma démarche est toujours la même : j'envoie un mail qui pose des questions précises pour recueillir des informations de mes clients sur le projet. C’est un mail « Template ». Voici les grandes lignes du questionnaire :
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Pour qui est le projet ?
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Qui est la cible du projet ?
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Qu’est-ce que le projet est censé évoquer et faire ressentir ?
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Donnez-moi des références de projets similaires que vous aimez, et des références visuelles et textuelles de vos attentes
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Envoyez-moi tous les textes et logos qui doivent apparaître sur les posters.
- La liste des formats
Je ne commence pas tant que les clients n’ont pas fait cette part de recherche personnelle. Cela me permet de commencer, quand j'ai vraiment tous les matériels, de pas m'engager sur des deadlines que je ne peux pas tenir. Il arrive de tomber sur des clients qui ne te répondent pas ou qui soient très passifs. Pour éviter que ça ne me bloque dans ma progression, je ne commence à travailler qu’une fois qu’ils ont répondu à mes demandes. Cela permet également de sonder la motivation et l’urgence du projet par rapport à un autre. Si le client est super réactif et clair, je vais être plus efficace sur le projet. Cette partie-là est très importante car ça permet aux clients de fixer leurs besoins et leurs idées.
J'écris ensuite un narratif des attentes et ma proposition. J’écris les narratifs, les briefs et je les renvoie aux clients. J’envoie textuellement au client de ce que je veux faire visuellement pour qu'on voit des références. En général, je crée un « Pinterest board » avec mes références et mes inspirations et intentions en disant : « voilà, je pensais faire ce type de visuel ». « Je pensais à utiliser cette « font » qu’est-ce que vous en pensez ? ». Je pense à un caractère principal à quoi ça va ressembler, pour envoyer quelque chose de précis. Je leur propose et ils me font un retour. Ça me permet de savoir si on est sur la bonne voie et surtout sur la même page.
Les clients qui ont apprécié cette première approche me donnent le feu vert pour continuer. Je commence donc le sketch, avec différents rendus au stade de brouillon. Une fois qu’ils me redonnent le feu vert, je commence à faire l’animation des images. Je leur demande d’approuver la couleur, la composition, les détails esthétiques etc.
Pour finir, je leur envoie, quand je pense que j’ai terminé, si ça leur va, je leur rends les versions dans un « Dropbox » ou un « Google drive ». Dans le cas contraire, je retravaille selon leurs retours et je leur renvoie, et ainsi de suite. Tout ce que j’envoie avant le règlement ce ne sont pas des images et des rendus en haute définitions pour éviter de me faire « arnaquer ».
À la fin de la collaboration, j’envoie un mail « Template » encore, comme une enquête de satisfaction et une offre de promotions et de réductions s’ils me recommandent à quelqu’un d’autre, ou s’ils ont d’autre projet dans le futur.
T. M : Le temps accordé à un projet (toutes catégories et secteurs confondus) a-t-il changé depuis le début de votre carrière ? Comment vivez-vous ces changements (s’il y en a) ?
F. G : C’est vraiment dur de répondre à cette question car ça varie vraiment selon la rapidité du client et la grandeur du projet. Je pense que j’accorde entre 1 semaine minimum et maximum 1 mois et demi. J’ai réalisé des projets qui ont duré 6 mois mais je les compte sur les doigts d’une main.
Je suis beaucoup plus efficace, surtout depuis que je suis en freelance, qui plus est quand c’est des clients avec qui tu as déjà travaillé parce que tu as déjà toute l’identité visuelle, le logo, les produits qu’ils développent etc. Ça augmente à chaque client parce que tu essayes de moins en moins d’être arrêtée sur des détails de mise en place avec le client, tu développes des automatismes sur les softwares et les différents programmes.
T. M : Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos yeux, en dehors des critères marchands, c’est-à-dire qu’ils aient ou pas entraîné la satisfaction du commanditaire ? Quels sont, selon vous, les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?
F. G : Pour le projet raté, c’est un des tout premier projet que j’ai fait en freelance. Avec du recul : c’était nul. C’était dû à des limitations techniques. C’était une grosse boîte et un travail bien rémunéré et, même si je ne me sentais pas à la hauteur, j’ai accepté grâce (ou à cause de) l’aspect financier. Comme je venais de commencer, je voyais ça comme une énorme possibilité. J’ai accepté tout en sachant que je n’avais pas forcément les capacités. C’était un projet vidéo d’application avec différents filtres vidéo de déguisements et du coup pas mal de 3D. Je connaissais très peu à l’époque ce domaine mais je me suis dit que j’allais apprendre sur le tas. De leur côté, la boîte n’avait pas compris non plus qu’ils avaient besoin de plus qu’un designer, ils manquaient des développeurs qui mettraient les designs dans l’application. J’ai commencé à bosser dessus mais c’était considérable et fastidieux, surtout pour quelqu’un d’inexpérimenté techniquement. Finalement, ils n’ont pas réussi à appliquer le projet à leur application car cela ne fonctionnait pas. Ils avaient de gros problèmes de communication entre eux et moi mais aussi techniquement. Pour moi, c’était moche et en plus ça ne marchait pas.
Je ne pense même pas qu’ils l’aient même utilisé. Ceci m’a appris à ne pas être aveuglée par l’appât du gain et à savoir dire « non » si le projet n’est pas dans le champ de mes capacités. Depuis je dis non assez souvent, dès que les gens ne sont pas sérieux ou techniquement pas dans mes capacités, je ne vais pas apprendre des softwares différents pour chaque nouveau projet.
Pour le projet réussi, c’était pour la boîte qui s’appelle Bazaart pour qui j’ai travaillé pendant 3 ans avant de partir en freelance. Ils ont continué de me commander différents projets même après que j’aie quitté la société. Je pense que ces projets sont réussis (en dehors des aspects financiers) car ils m’ont été confiés grâce à mes illustrations. Ils avaient besoin d’un designer et ils m’ont engagée. Je leur ai fait toutes les illustrations et tous les projets créatifs. C’est une application qui marche super bien. Ils m’ont toujours laissée m’exprimer dans les créations grâce à des briefs pas trop stricts. Ils m’ont laissée être complètement loufoque, on s’entendait très bien créativement parlant et c’était très lucratif pour moi aussi.
Je considère qu’un projet est réussi ou raté selon la créativité et la confiance que le client a envers moi. J’attends d’eux qu’ils ne me donnent pas des indications trop détaillées parce que ça risque d’être limitant pour moi. La plupart du temps ces clients-là ce sont des gens qui ont juste besoins de mains, ils ne savent pas designer donc ils délèguent à un designer et vont vouloir avoir leur mot à dire dans chaque détail de la création. S’il assèche ma soif de création, je sais que ça va être fastidieux comme projet quand le client ne me laisse même pas lui prodiguer de conseils car il visualise déjà le rendu. Il est dans l’attente du rendu et pas dans le processus de création avant même d’avoir commencé. Pour moi, des projets sont réussis quand le client souhaite travailler avec toi car il aime ton style et qu’il te fait confiance, quand j’en suis fière et que je veux le montrer ensuite sur mes réseaux sociaux. Je trouve que j’ai beaucoup de chance parce que généralement je m’éclate sur mes projets et c’est pour ça que j’aime mon métier.
T. M : Que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?
F. G : Je pense que par rapport à ma formation de design, il faudrait toujours plus de pratique. J’ai vraiment vu que ce sont les gens qui avaient du mal en pratique qui ont eu des soucis pour rentrer dans le monde du travail. Tandis que les gens qui étaient bon et performants n’ont jamais eu ce genre de problème depuis que l’on est sortis de l’école. Je pense que les formations de design doivent être moins artistiques et plus pratiques, parce que les élèves ne trouvent pas d’opportunité après. Les étudiants qui performent sur les programmes et qui ont des facilités sur leur prise en main sont bien ancrés dans leur temps et dans les différentes vagues de technologies dans le design particulièrement. Il m’est arrivé de me sentir vraiment dépassée, quand il y a eu l’arrivée des intelligences artificielles qui génèrent des images sur commande on se sent dépassés. Il faut vraiment apprendre aux gens à être hyper réactifs, à suivre les nouvelles technologies.
T. M : Des choses à rajouter ?
F. G : Je vais dire un peu hyper égoïstement mais moi j’adore mon métier. Je pense que c’est une profession où tu peux vraiment te faire plaisir et créer, et rencontrer des tonnes de gens supers créatifs. Les designers ce sont quand même les gens les plus « cools » du monde ! Ce sont des artistes dans l’âme, c’est comme les musiciens, ils exercent leur méties et ils s’éclatent. Personnellement, je n’ai jamais eu de blocage depuis le début de ma carrière, j’ai toujours réussi à trouver des projets qui me correspondaient. Il y a d’énormes possibilités dans le champ du design et certes beaucoup de gens l’étudient : mais si tu es talentueux et que tu aimes ce que tu fais tu peux réussir parce qu’il y a énormément de demandes à être financièrement stable en étant ton propre patron.
Je recommanderais ce parcours et je suis contente d’avoir trouvé cette voie pour moi.