Entretien avec Aloïse Mahé-Stephenson
Marie Goussot

L’entretien a été réalisé le 22 novembre 2022 par téléphone avec Aloïse Mahé-Stephenson, créatrice de la marque de vêtements ÄM-S.

Marie Goussot1 : Bonjour Aloïse Mahé-Stephenson. Je vous remercie de m'accorder de votre temps dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques. Pourriez-vous tout d'abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ?

Aloïse Mahé-Stephenson : Oui, elle s’est effectuée en deux étapes : après le lycée j’ai fait une année préparatoire aux Ateliers de Sèvres, à Paris, avec une spécialisation Mode. Cela m’a permis de préparer mes candidatures pour un Bachelor. J’ai intégré ensuite le Bachelor de trois ans à Londres à la London College of Fashion, en fashion design2 spécialisation womenswear3. Donc c’était [elle] était surtout axée sur les vêtements pour la femme, mais j’ai eu l’occasion de faire un projet pour une drag queen, un vêtement fait pour un homme. Ensuite, je suis rentrée à paris. J’ai fait en tout quatre années d’études.

M.G : Est-ce qu’il y a un décalage entre la formation que vous avez suivie et le métier que vous réalisez maintenant ?

A.M.S : Plus ou moins : parce que dans mon Bachelor c’était un focus sur le design, j’ai appris à coudre, à faire des patrons et à réaliser une collection. Mais je n’ai pas appris les aspects marketing et business. Au niveau couture il n’y a pas vraiment de différence mais pour le fait de gérer une marque j’ai appris toute seule et ma formation ne m’a pas aidé ou appris quoi que ce soit à ce niveau-là.

M.G : Est-ce que vous aviez des peurs des doutes sur le métier de créateur de mode ?

A.M.S : Depuis l’âge de douze ans j’ai envie de faire ce métier, donc ça peut faire peur car ce n’est pas un métier stable du tout. Ce n’est pas simple tous les jours, mais j’ai la chance de pouvoir faire un métier de passion et d’être ma propre « cheffe » : cela efface toutes les peurs que je peux rencontrer.

M.G : Est-ce que vous étiez libre dans la formation à Londres ou à Paris ? D’un point de vue créatif par exemple ?

A.M.S : Alors oui, en général j’étais plutôt libre. Lors de mon Bachelor, pendant les deux premières années, on avait un thème pour chaque projet comme par exemple, un thème chemise, pantalon, jersey, ou encore un projet où l’on devait utiliser des vêtements déjà réalisés pour les déconstruire par la suite. Donc, là, c’était moyennement libre ; mais la dernière année était complètement libre, parce qu’il fallait produire notre collection finale comme on le souhaitait : et c’est ce qui m’a plu le plus d’ailleurs.

M.G : Maintenant vous avez créé votre propre marque ÄM-S, dans quel type de structure travaillez-vous ?

A.M.S : Alors en ce moment je suis en train de créer ma micro-entreprise, ce qui est très long en France. Je suis encore dans mon entreprise anglaise Aloïse Mahé-Stephenson, c’est l’équivalent d’une micro-entreprise. Ensuite on est à deux, je suis la designeuse et Agathe, ma collègue, s’occupe des visuels, du marketing et elle crée les motifs sur certains tissus.

M.G : Maintenant pour aborder votre façon de travailler, comment se déroule la conception d'un projet, depuis la commande du client jusqu'à sa livraison ?

A.M.S : Alors la marque part du concept de la therapeutic fashion4. Chaque collection explore une certaine partie de la psyché humaine car on souhaite encourager l’idée d’une « histoire partagée » et de la libération de la parole. Donc je trouve un thème, soit par rapport à mon travail personnel ou une histoire qui m’a inspirée ; dernièrement c’est celle de ma grand-mère. Je pars toujours d’une histoire, chaque collection est narrative. Puis à partir de cela je vais faire des recherches surtout visuelles, dans l’art, la peinture, la sculpture etc. Après je vais réaliser des collages d’où adviendra une inspiration de formes et de silhouettes. Ensuite je passe directement sur le mannequin où je vais m’amuser avec le tissu, je vais essayer de trouver des formes et surtout du volume avec la matière. C’est une expérimentation assez impulsive, c’est à ce moment là où je laisse place à mon inconscient et je vois ensuite où cela me mène.

À partir de ce moment je vais avoir des silhouettes plus claires dans ma tête et je design ensuite toute la collection. Car aujourd’hui, on fonctionne en trois gammes : la gamme des pièces uniques pour les éditos ou les artistes par exemple, c’est en réalité les pièces qui vont inspirer le reste de la collection. C’est là où je suis la plus libre, où je vais faire quelque chose de plus artistiques et où je peux m’exprimer totalement.

Et ensuite je décline des pièces plus commerciales. Donc on a les pièces uniques, les pièces faites sur commandes, ce sont des pièces conceptuelles mais quand même plus portables, et ensuite on a la gamme prêt-à-porter : c’est donc une plus grosse production avec des pièces qui sont portables tous les jours comme des pantalons et on a même des tee-shirt. Mais en fait tout provient à l’origine des pièces uniques.

M.G : Pour avoir une idée du temps de production, combien de temps mettez-vous à faire une pièce unique en comptant votre travail de recherche ?

A.M.S : Alors, pour une pièce, je dirais 2 semaines à trois semaines déjà pour la phase de recherche puis ensuite de pour la conception de la pièce, une semaine/une semaine et demie. Mais j’aime prendre le temps pour mes recherches. Donc environ un mois au total.

M.G : Pour en revenir aux histoires que vous mettez dans vos collections, ce sont parfois des choses personnelles qui peuvent entrer en résonance, toucher des personnes qui vous suivent ?

A.M.S : Oui c’est tout à fait cela, c’est l’idée de l’histoire partagée, car la mode je l’aime beaucoup, c’est mon médium d’expression, mais ce qui m’intéresse le plus dans la vie en général c’est la psychologie. Je me suis rendu compte qu’avec mon travail personnel, lorsque l’on partage, on encourage d’autres personnes à partager. Et puis je me suis dit que je voulais mélanger ces deux travaux, celui que je fais avec les gens que je connais où l’on parle, se libèrent de pleins de maux avec mon travail artistique et de mode. Et j’essaye du mieux que je peux, je sais que certains sont touchés d’autres non, je partage mon histoire mais c’est aussi parce que je souhaite que d’autres le fassent.

M.G : Est-ce que vous auriez un exemple de projet réussi et un exemple de projet raté à vos yeux ? (Du point de vue de la conception).

A.M.S : Oui, alors j’ai en tête une collection qui m’a beaucoup tenue à cœur qui s’appelle Hear Us & Listen to Us5. Je l’ai faite après mettre arrêtée pendant un an et demi, réalisée avec cinq amies, nous partageons nos histoires de violences sexuelles qu’on a pu vivre en tant que femmes. Mais après un an et demi de pause, il y certaines pièces que je n’ai pas trouvées très abouties. Je pense plus particulièrement au pantalon « Agathe » que j’’ai repris en faisant certains ajustements, puis on va choisir un meilleur tissu car c’est un modèle qui m’a beaucoup plu mais je n’avais pas fait le choix du bon tissu, il était de mauvaise qualité, il s’effilochait, c’était une catastrophe. Il n’était pas très bien taillé aussi, je n’avais pas pensé aux détails comme aux poches. Et c’était une pièce très importante qui évoquait les agressions sexuelles dans les transports : mais au niveau de la conception ce n’était pas bon. Et donc ce pantalon va revoir le jour avec toutes ces modifications.

M.G : Est-ce qu’il y aurait quelque chose à changer dans l’exercice du métier pour améliorer la marque ?

A.M.S : Oui il y a quelque chose sur lequel je souhaite me concentrer en ce moment, j’ai remarqué qu’assez souvent, je n’arrive pas à transmettre l’idée derrière ma collection. Il faut que j’arrive à mieux communiquer l’idée de l’histoire partagée, les personnes ne comprennent pas forcément le message. Donc améliorer la communication avec le client sur ce que l’on souhaite transmettre au travers des vêtements. Ça peut se faire par un travail marketing ou graphique. Car lorsque l’on achète une pièce ÄM-S, on achète aussi l’histoire qui va avec. Je conçois toutes les pièces à la main, le temps de la conception est important mais il y a aussi le message, je veux que ça soit presque un câlin quand on achète une pièce, qu’elle soit réconfortante. C’est ce que j’essaye de transmettre mais je n’ai pas encore trouvé la manière de le faire.

M.G : Le mot de la fin ?

A.M.S : Oui, merci pour cet entretien et je vous invite à découvrir mes créations sur mon compte instagram6 


  1. Marie Goussot est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. 

  2. Fashion Design se traduit en français par « design de mode » 

  3. Womenswear se traduit en français par « vêtements pour femme » 

  4. Therapeutic fashion se traduit en français par « Mode thérapeutique ». 

  5. Hear Us & Listen to Us se traduit en français par « Écoutez-nous et écoutez-les ». 

  6. Par souci d’objectivité, le lien ne peut être indiqué dans la transcription de l’entretien. Il peut être obtenu en écrivant à l'autrice de l'article.