Alff Rosine est designer graphique et typographe. L’échange s’est déroulé par mail au cours de la semaine du 17 novembre 2022.
Béatrice Raby-Lemoine1 : Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l’exercez ?
Alff Rosine : Très tôt attiré par la communication visuelle, j’ai intégré un Bac Pro en Communication Visuelle pluri-médias, un BTS Design Graphique et enfin j’ai terminé par un Diplôme National d’Arts aux Beaux-Arts de Bordeaux.
Un parcours assez atypique mais dans lequel je me suis retrouvé. J’ai eu la chance en terminant aux Beaux-Arts dans un parcours de pratiques éditoriales et typographiques d’avoir une grande liberté, tant dans la manière d’aborder les sujets, que de pouvoir développer des projets personnels. C’est d’ailleurs ce qui était le plus apprécié : pouvoir voir plus loin que les sujets imposés et que notre univers graphique devienne de plus en plus affirmé jusqu’à devenir évident et prendre en maturité jour après jour.
Il existe forcément ce décalage entre milieu scolaire et milieu professionnel.
Cela dépend beaucoup du métier exercé et de la structure, mais en tant que dessinateur de caractères typographiques indépendant, je ne le ressens pas vraiment étant donné que je suis très peu dans un quotidien de réponse à des commandes. Je travaille surtout dans un esprit « catalogue » où je suis moi-même l’arbitre de mes choix sans devoir rendre des comptes. Un décalage physique est donc présent, mais sur un plan mental rien n’a vraiment changé.
B. R-L : Dans quel type de structure (université, école, entreprise...) travaillez-vous actuellement ? Quelle y est votre fonction ?
A. R : Je travaille actuellement au sein du collectif Skrr Type que j’ai co-fondé avec un dessinateur de caractères franco-coréen à l’été 2021. J’occupe une fonction de prospection de nouveaux talents, de coordination des collections, de la gestion du site internet et je réalise des caractères dit « retail », qui sont proposés sur le catalogue en ligne où des studios, des graphistes indépendants peuvent venir acheter les fichiers numériques pour s’en servir pour la communication de leurs clients.
B. R-L : Dans votre structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?
A. R : Bien que la conception de caractères typographiques sur mesure soit un service que nous proposons au sein du collectif, nous sommes pour le moment exclusivement concentrés sur la partie catalogue.
Je ne peux donc pas appeler ça une commande. Les fichiers numériques qui sont des masters (.OTF, .TTF, .WOFF) sont envoyés en utilisant des outils numériques directement liés au service de paiement (Stripe).
Il s’agit d’un téléchargement numérique dont il nous est possible de définir la durée et un nombre de téléchargement maximum.
B. R-L : Le temps accordé à un projet (toutes catégories et secteurs confondus) a-t-il changé depuis le début de votre carrière ? Comment vivez-vous ces changements (s’il y en a) ?
A. R : Le temps que je consacre à un caractère typographique est très difficile à quantifier. C’est une grande variable entre la complexité du dessin, le fait de penser une famille plutôt qu’un style unique, les options stylistiques que l’on souhaite ajouter, les problématiques fondamentales concernant la lisibilité, la visibilité, les compatibilités techniques etc. Je ne suis que très rarement à travailler 7 ou 8 heures de suite derrière mon logiciel. Il m’arrive de travailler sur un caractère 30 minutes par jour car je ne suis pas convaincu par mes choix, tout comme il m’arrive de dessiner des courbes que je vais considérer comme des bonnes pistes à creuser d’avantage et ainsi de travailler sans compter mon temps, presque jusqu’à rentrer dans une période d’isolement pour que toute mon énergie soit déployée sur mon caractère et sur la manière de le concevoir le mieux réalisé possible et le plus proche de ce que je projette dans mon esprit.
Pour donner tout de même un exemple de mes réalisations passées, j’ai conçu une famille de trois graisses en 2 ans, une famille de deux graisses en 7 mois. Dans tous les cas, seul et avec ma méthode de travail, je ne sens pas à l’aise à l’idée de sortir le master d’un caractère typographique d’une graisse en moins de 5, 6 mois.
B. R-L : Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos yeux, en dehors des critères marchands, c’est-à-dire qu’ils aient ou pas entraîné la satisfaction du commanditaire ? Quels sont, selon vous, les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?
A. R : J’avais déjà fait un projet lié à La Sorbonne par le passé, vous avez peut-être découvert mon travail par ce biais ? C’était pour la conception du site d’Archives Sonores de Poésie, pas tout à fait une réussite ! Mais les commandes publiques ce n’est jamais très évident ! Le site c’est : https://asp.huma-num.fr On m’a demandé de moderniser un peu l’interface et de transmettre à un programmeur. Mais s’en est suivi pleins d’erreurs, visibles encore aujourd’hui (le site est en phase de correction). Il aurait été plus pratique d’avoir des échanges directs entre le programmeur et moi. Mais, je lui ai tout donné et il a fait comme il a pu !
B. R-L : Que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?
[s’est abstenu de répondre]
B. R-L : Pensez-vous que le métier de typographe se trouve dans une sphère temporelle à part ?
A. R : Je préfère utiliser le terme de « dessinateur de caractères typographiques » que « typographe » qui pour moi est une chose différente. Je pense que les métiers gravitant tout proche de la création typographique répondent, comme pour beaucoup d'autres domaines, à des problématiques bien précises et propre à elles-mêmes. Il est surtout question de mettre en relation le temps que l’on donne à l’innovation. La typographie est un domaine très codifié et normé. Notre travail est de trouver l’angle d’attaque pour que nos glyphes ne ressemblent pas à des choses existantes, déjà dessinées dans le passé et c’est déjà un premier temps spécifique à la conception typographique. Le grand public ne se rend pas forcément compte du temps que peut représenter la création d'un caractère et le domaine souffre un peu de cette image. Autant la typographie peut être considérée par le grand public comme un travail similaire à un travail d'orfèvrerie, donc qui évoque naturellement une grande patience, une durée conséquente de réflexion ; autant le travail a tendance à être minimisé. J'aime assez comparer le travail d'un caractère dessiné sur logiciel à une œuvre musicale complète, un album de chansons chargées de sens, d'émotions et de surprises pour donner une vague idée d'une durée possible de conception.
B. R-L : Étant donné que, au cours de votre formation et dans votre métier, il existe une plage de temps dédiée à la création relativement large, est-ce que celle-ci est également pensée sur un plan éthique/social ? Est-ce que l’absence de deadline permet ces temps de regard sur les projets ?
A. R : L’absence de deadline n’est pas tout le temps présente. Je peux très bien m’imposer une deadline où en imposer une à mes proches collaborateurs quand notamment je me charge de récupérer les fichiers afin de préparer les collections.
Je m’assure seulement de prévenir très en avance de cette date de rendu que l’on doit essayer de ne pas dépasser ! Evidemment cela est pensé sur un plan éthique / social indirectement. Je pense qu’il est important de ne pas trop avoir la tête complètement dans le projet tout le temps ou de savoir quand l’être avec précision, et de savoir se donner un temps nécessaire pour se questionner, observer son environnement, son rapport à ce qui nous entoure, se questionner sur le fond et le contexte général dans lequel le caractère va être dévoilé (j’aime beaucoup utiliser le terme de « naître » quand il s’agit d’une famille).
B. R-L : Vous nous parlez (et très joliment d’ailleurs) d’un « isolement » où toute votre énergie va se concentrer sur votre caractère. Afin d’être le plus proche de la projection mentale que vous vous en faites. Qu’est-ce qui va permettre selon vous cet état face à votre travail ?
A. R : il s’agit ici certainement d’une lointaine habitude. Comme évoqué plus haut, entre deux conceptions de caractères, j’essaye de prendre un temps nécessaire pour nourrir un maximum mon esprit, que ce soit en allant au musée, en sortant entre amis, en regardant les paysages, en entendant un bruit dans la rue qui m’interpelle etc. J’essaye de faire des ponts entre tout ça dans mon esprit et de voir ce que je peux faire de ces associations d’ingrédients. Des fois c’est évident, des fois il me faut tomber sur un texte, un artiste, un objet qui fait écho à ce début de projection pour que ça prenne en consistance au fur et à mesure. Quand j’ai à peu près tous les éléments, je commence à poser tout ça sur des croquis avant de faire constamment des allers-retours avec le logiciel pour trouver un système définitif et laisser un peu de hasard et d’incertitude décider des pistes à explorer ou non à ces moments-là. C’est désormais un axe avec à l’extrémité l’idée mentale de départ et de l’autre la direction que prend le dessin et de savoir le contrôler le mieux possible pour ne pas s’éloigner de trop.
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Béatrice Raby Lemoine est étudiante en master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. ↩