Entretien avec Matthieu Marchal réalisé le 07/03/24.
[Il tire la carte “raconter une anecdote”]
Yann Aucompte1 — Lorsque que j’ai posé l’idée que l’entretien était autour de la pédagogie du design graphique tu l’as accueilli comme quelque chose de l’ordre du développement individuel.
Matthieu Marchal2 — Quand je parle pédagogie, en effet, je pose souvent la question : qu’est-ce qui fait la relation ? Selon moi, la pédagogie est une question de relation à l’autre. Classiquement, il s’agit de tisser un lien singulier entre celui qui donne et celui qui reçoit. Dans le design graphique écoresponsable (que j’enseigne), il me semble que ce lien a un écho particulier car cette discipline impose une autre façon de faire relation (aux publics, aux clients, aux territoires, aux bénéficiaires…). Pour les étudiants, comme pour les enseignants, cela demande une transformation de posture. En comparaison, si je veux apprendre le théâtre expérimental ou radical par exemple, cela va me demander des apprentissages techniques et théoriques certes, mais clairement aussi un changement de postures, de rapport au monde et de rapport à l’enseignement également. La pédagogie du design graphique écoresponsable (socialdesign) est moins transformatrice mais demande selon moi un vrai travail sur les relations. C’est un point de départ pour entrer dans cette discipline.
[Il tire la carte “croyance”]
Y.A. — Quelle est la place de la croyance dans la pédagogie ? Qu’est-ce qui fait que les choses paraissent évidentes et qu’on a pas besoin de trop s’expliquer dans la pédagogie du design graphique ?
M.M. — Là je ne sais pas. Cette question est difficile : j’aurais tendance à dire qu’il faut toujours tout revoir. Pas en disant « vous avez mal appris auparavant », mais plutôt « nos réflexes de pensée et nos comportements refuges issus de notre éducation, ne sont plus adapté ». Il s’agit de faire entrer des individus dans une nouvelle logique d’attention au monde : de mon point de vue il faut tout reprendre. Pour moi, il est difficile de dire qu’il y a des choses qui vont de soi et qui ne nécessiteraient pas d’explication. Il suffit de penser à la question du “beau” : si on ne l’explicite pas et si on ne travaille dessus avec critique, ça me paraît difficile de faire du design graphique cohérent avec les enjeux contemporains.
Y.A. — Il me semble qu’avec Jean-Marc Bretegnier vous avez tendance à casser toutes les habitudes de langage ? En faisant exprès de refonder le langage commun dès le début ? [Je cherche la carte “anecdote”] La séquence à laquelle vous m’aviez invité il y a quelques années, pour le mémoire, la première séance consistait à casser les habitudes de langages en renommant les enseignants avec des titres inattendues (“scribe”, “enquêteur”, etc.). Toi-même tu as tendance à casser les fondements communs (aux Chaudronneries) en redéfinissant les termes du dialogue.
M.M. — C’est une habitude, oui. Il y a une forme d’“essentialité” dans les mots, quelque chose qui ouvre ou qui ferme les imaginaires, qui les cloisonnent ou les décloisonnent. C’est là que se situe la croyance je pense. Mais pour que les étudiants accèdent aux connaissances, aux savoirs et à moi, il est nécessaire de poser de nouveaux codes, de nouvelles relations. Cela passe notamment par des petites choses. La pédagogie c’est une question de confiance qui permet d'être souple quand il faut et autoritaire quand il faut. “Autoritaire” n’est pas tout à fait le terme, je veux dire qu’il s’agit d’entrer dans une discipline qui comporte des codes, des façons de regarder et de faire pour y accéder vraiment. Ce cadre de confiance, il faut le reproduire à chaque fois parce que chaque année, les élèves ne sont plus les même.
Y.A. — [Je sors la carte “anthropologie”] Là tu me parles de la nature des relations humaines, en me définissant le fait qu’il y a un cadre de confiance qui ne se fait pas de lui-même. Tu es obligé de le fabriquer. La question “Qu’est-ce qui fait un bon dispositif pédagogique ?” t'oblige à me décrire comment les choses viennent à l’existence, matériellement notamment [je sors la carte “ontologie”].
M.M. — En effet, dans mon expérience personnelle, la question du cadre de confiance c’est le premier acte d’acquisition de connaissances du designer. Que ce soit en relation avec son commanditaire ou avec les bénéficiaires et les usagers. Ce cadre de confiance est nécessaire. Donc le mettre au centre, en premier lieu, en le réquisitionnant et en le rejouant chaque année avec les élèves, cela me semble essentiel. Tant qu’il est à chaque fois ré-explicité : c’est ça être prof, designer mais aussi boulanger — être quelqu’un qui va proposer des choses aux autres. Quel cadre de confiance tu mets qui te garantit que les discussions et les relations tendent vers de la sincérité et de l’honnêteté ? Ces éléments sont essentiels quand tu mènes un parcours métier. C’est inhérent à la pédagogie, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autorité et de contrôle. Cependant la façon de l’amener fait qu’il est mieux perçu par l’étudiant — s'il y a un cadre de confiance : sinon cela peut donner l’impression d’une injonction ou d’une interférence, que ce n’est pas juste.
Y.A. — Parce que “dans le métier c’est comme ça” cela doit transparaître dans la pédagogie ?
M.M. — Non, c'est plutôt “parce que dans la vie c’est comme ça” — ça pousse à un idéal : accorder sa confiance à quelqu’un et recevoir la confiance de quelqu’un. Dans le design des politiques publiques, là où j’œuvre notamment, cela me semble indispensable car il s’agit de modifier, d’influencer ou contribuer à influencer les usages et les pratiques à l’échelle territoriale. La confiance dans les personnes qui arbitre ou mène les ouvrages est indispensable.
Y.A. — Je cherche une carte.
M.M. —Celle-là on l’a pas faite ? [la carte “spiritualité”]
Y.A. — Qu’est-ce que la pédagogie suscite en toi ? Qu’est-ce qui te rend responsable ? Y-a-t’il une certaine façon de parler et d’agir qui te fasse sentir que “cela dépend de toi” ?
M.M. — Il y a une sorte de transcendance lorsque ce tu expliques une notion et que tu perçois qu’elle est comprise par les gens qui écoutent. Tu sens que ta parole est potentiellement transformatrice parce que tu sens qu’elle a suscité une émotion, ou un éclairage. Tu sens en face de toi, dans l’auditoire, qu’un nouveau mécanisme s’est déclenché. Juste ce sentiment là, te fait dire « en fin de compte je suis en train de transformer ». Il y a une réciprocité parce que tu as l’impression toi-même de mieux comprendre ce que tu dis. Quand tu sens l’émotion de quelqu’un d’autre, tu t’arrêtes là-dessus, et tu comprends mieux : “c’est vrai qu’en le disant je le comprends mieux ». On se dit alors “on écoute tous un peu mieux” et “que cette qualité va changer nos vies”, si on parle plus largement. Ce sont des situations où on met en relation les choses plutôt que des situations où nous donnons nos opinions. Il me semble que c’est ça notre travail. Nous mettons en relation des choses et nous observons ce qui se passe. Cet état est puissant quand ce qui a été dit, affiché ou mis en scène dans les cours crée une force émotionnelle et relationnelle
Y.A. — Parle-t’on vraiment pédagogie ou d’autre chose : médiation, éduc pop, de l'intelligence collective, etc. Fait-on vraiment de la pédagogie avec les étudiants au sens ou la pédagogie c’est pour les enfants ? Et d’un autre côté il y a le design graphique, là où tu as achoppé quand j’ai prononcé le terme : tu as répondu je suis un designer en politique territorial/politique public. Est-ce que tu es professeur de design graphique ?
M.M. — Non pas du tout, je vois vraiment la différence avec des professeurs de design graphique. Jean-Marc, avec qui je travaille, l'a très bien compris. À aucun moment il ne me mets sur le terrain du design graphique, il sait que je n’ai ni le bagage pédagogique, ni le savoir pour parler de ça. Je dirais même les compétences : j’adore en parler mais d’en faire des cours c’est autre chose. Du coup je me mets à distance, ça me passionne quand même. Ce à quoi je crois plutôt c’est les questions sémantiques et sémiologiques, de là à aller jusqu’au design graphique : je me sens gêné, étriqué, je trouve que ça ne répond pas à mes attentes.
Y.A. — Est-ce qu’il n’y aurait pas une question à poser du type : “quel est le périmètre du design graphique ?”
M.M. — C’est très difficile aujourd’hui : il y a un trouble même au sein des différents professeurs. Nous n’avons pas encore pris le temps de le définir. Le trouble est à son comble quand la grande référence qui sert à se positionner sur le design graphique et le plus particulièrement le design éco-responsable est la Plateforme Social Design : c’est pas une plateforme de design graphique, il y a du graphisme mais c’est un peu flou pour un élève. Pour la culture d’approche d’un sujet, par contre, c’est génial : comment on comprend un projet, comment on enquête, etc. Sur ce qu’est le design graphique comme profession ça n’est pas clair. J’ai plutôt l’impression de leur apprendre du design des politiques publiques ou social. Il faudrait définir l’ensemble des conditions, des règles, du contour d’une culture graphique aussi précise que possible qui permet de constituer cette question du design graphique — qui selon moi est très peu comprise : je gravite avec beaucoup de designers objet ou espace dans le cadre du design des politiques publiques mais je vois bien qu’ils ne sont pas designers graphiques. Il y a souvent une instrumentalisation très forte des graphistes comme outils et non comme discipline à proprement dites. Je dis ça avec affection, car moi-même je ne me considère pas comme un bon designer graphique. Ça été mon métier longtemps, mais je ne me sens pas pousser des ailes avec ça. Ce trouble disciplinaire nous est renvoyé en plein visage par les étudiants de toute façon. Jean-Marc fait un gros travail en début d’année pour sensibiliser et sélectionner. Ceci afin que que l’écart entre ce qu’il imagine être du graphisme et ce que l’on enseigne n’aboutisse pas à des catastrophes. Que ce ne soit pas trop une douche froide qui les bloque : même si ce sera une petite douche froide de toute façon. Les élèves qui s’en sortent le mieux en début d’année et qui adhèrent rapidement à la démarche ne viennent pas du graphisme. D’après ce que j’observe, ce sont davantage ceux qui ont un bagage sociologique, science politique et social. En fin de compte, avec le temps et l’expérimentation, ils s’en sortent tous.
Y.A. — Tu sembles parler à nouveau de croyance : ils ont des croyances et donc comment on accueille ces croyances ?
M.M. — Quand je regarde le travail de Jean-Marc, je comprends tout de suite comment le design graphique peut être appliqué au design des politiques publiques. C’est assez fou, je pourrais l’expliquer difficilement, mais la pratique à Fabrication-maison c’est immédiatement claire, limpide. Il y a un héritage d’affichiste assez fort chez Jean-Marc qui clarifie la question du design graphique. Au-delà de tout support, le design graphique est pensé comme intervention d'individus à partir de signes dans l’espace public.
Y.A. — [il tire la carte visagéité] Comment tu gères la figure d’autorité en pédagogie ?
M.M. — J’ai un mal fou, je suis très content de n’être qu’intervenant, et pas à avoir à gérer un groupe classe sur le long terme. J'interviens peut-être 6 fois dans l’année avec des interventions un peu “choc”. Je change les postures, et je crois que Jean-Marc commence à le comprendre. Je dis “choc” avec un certain humour. Ce sont des interventions un peu hors du cadre et avec une certaine fraîcheur. Je sais que c’est ambiguë et facile, parce que pour des étudiants qui seraient en difficulté ça installe quelque chose comme “Ah enfin quelqu’un qui nous parle “normalement””. J’ai une attention à cela afin de me pas déséquilibrer l’ensemble de la pédagogie du cursus. Si ça se passe, il faut que je légitime ou que je crédibilise l’autorité. Même si moi je ne suis pas capable de l’amener : par ailleurs ce serait peut-être un peu déplacé. Par contre, juste rappeler qu'elle est là et qu’elle est légitime, c’est de mon ressort. Par exemple, j’avais ouvert une porte qu’il ne fallait pas ouvrir et ils commençaient à discuter : “la dernière fois tel professeur à dit que…” et « on n’a pas compris, on était pas d’accord… ». J’ai tout de suite pris conscience que j’avais fait une erreur — s'ils font ça c’est qu’il ne m’ont pas considéré comme une figure d'autorité au côté des enseignants. Avec l’expérience des ateliers que je mène avec les habitants (dans le cadre de commandes publiques) je me suis déjà frotté à ce genre de situation. J’ai dû revenir sur le sujet, sans autorité mais avec une mise au point. J’ai proposé une explication en disant “je veux bien qu’on s’arrête là-dessus un moment”. J’ai pris deux minutes pour expliquer en demandant d’analyser la demande faite par ce professeur. Pour, en fait, expliquer la légitimité de la demande. L’étudiant à répondu en donnant un peu plus de contexte pour expliquer son indignation. J’ai remis le cadre, en disant “c’est légitime, vous en avez besoin et maintenant vous voyez l’importance de ce retour là — il vous manque du temps, mais il en manque à tout le monde — à nous aussi”. L’idéal ce serait qu’on passe une vie ensemble, bien sûr ! Je le fais toujours sous la forme d’une complicité et je valide en même temps les options pédagogiques et leur autorité. J’ai le beau rôle, parce que c’est facile de ne pas avoir l’autorité. Cependant, avec l’expérience cette posture me permet aussi de leur dire “pas d’insulte à cette autorité”.
Y.A. — L’autorité c’est aussi le fait de convoquer des exemples.
M.M. — Je ne convoque pas d’exemples. Je ne donne aucune référence, pas d’exemple : ou c’est très rare. Par contre j’engage des choses sous forme de proposition : “je vais vous proposer une approche, une façon de regarder, d’appréhender ce sujet”. Pour éviter de sentir le poids de l’autorité, je n’en veux pas, même si je la comprends et je la légitime. Moi, elle ne me va pas et je ne saurais pas la mettre en place. Je te dis ça : l’autorité au sens de la légitimité-crédibilité je la connais par la relation avec mes propres enfants et je connais ce jeu. Mais je pense que je n’excelle pas là-dedans. J’ai un travail à faire sur ces questions probablement. J’ai davantage une autorité par mon poste. C’est comme être directeur, c’est une autorité de fait que l’on peut appeler : la légitimité. Ce n’est pas la crédibilité qui elle doit s’acquérir.
Y.A. — [Il tire la carte “organisation”] Qu’est-ce qui est déterminant mais invisible ? Qu’est-ce qui échoue souvent mais qui n’apparaît pas à la fin ?
M.M. — De ces activités qui sont décisives mais restent impensées, ou ne sont pas un indicateur commun ? Ce que je trouve qui est un impensé c’est par exemple l’organisation spatiale d’une classe.
Y.A. — On fait souvent des erreurs là-dessus ?
M.M. — Parfois j’ai la flemme. Puis il y a une pression sociale forte sur ces questions et dire “on va tout changer” il faut pouvoir le porter, tout ce qui se passe dans la classe. Quand je veux créer un moment, en début d’une séance par exemple, où je vais demander “quelle est votre état d’esprit sur le projet”. J’attends d’eux une sincérité, pour qu’il me livre des trucs : si je fais ça alors qu’ils sont à leurs place, derrière l’ordinateur ça ne marche pas. L’attention est dispersée, tout le monde rigole. Alors que si je leur dis, bon on se met ici au centre, même s'il n’y a pas de place, on réorganise l’espace pour discuter droit dans les yeux (sur les chaises ou assis au sol). C’est un peu perturbant au début mais après ils s’y vont. C’est un exemple un peu anecdotique, mais c’est pour dire que l’objectif de travail ou d’échange que l’on se fixe doit être corrélé à la mise en espace. C’est en quelque sorte, la preuve de l’objectif – de nouveaux comportements temporaires se mettent en place. C’est de plus en plus pensé et théorisé, mais c’est en même presque un tabou aujourd’hui : on oublie qu’on a un corps. Je tombe moi-même souvent dans ce piège (de ne pas modifier l’espace), mais quand on le fait on voit clairement la différence.
Y.A. — [Il tire la carte “rhizome”] Quelles sont les forces, les déterminations, les contraintes et conditions qui influencent ton travail ?
M.M. — C’est souvent des questions de justice sociale. Quand je suis un peu démobilisé, c’est ce sentiment de la non-reconnaissance, ou du manque de légitimité vis-à-vis d’une institution ou d’autres personnes. Que des personnes soient mal comprises pour des questions d’interprétation. C’est une question qui me traverse à titre individuel. Je pense que c’est ce qui anime ma quête personnelle, la recherche d’une réparation. Aux Chaudronneries bien sûr mais aussi avec les étudiants, de qui j’aimerai connaître plus en profondeur leurs motivations et leur faire justice. Comment ils ressentent le fait d’être à l’intérieur de ce processus ? C’est aussi des histoires personnelles qui amènent à ça. Fut un temps c’était difficile et fragile pour moi de penser à ça, aujourd’hui c’est joyeux et créatif au contraire. Je pense être plutôt dans une dynamique de compréhension, d’essayer de sonder quelque chose plus que dans l’impulsion. Je suis plutôt dans des questions de justice plus que de vengeance. Enquêter pour résoudre ou apaiser.
Y.A. — La ritournelle [je sors la carte “ritournelle”] c’est ce qui est toujours là, un peu obscure sur quoi on redémarre toujours. Que tu ne t'expliques pas forcément ?
M.M. — J’ai des “tips” qui me servent à me remobiliser. Pour pouvoir savoir comment je vais mener un cours, je suis obligé de me demander “qu’est-ce que ce cours est dans l’ensemble du cursus”. Je n’arrive pas à faire autrement, je dois contextualiser ce qu’ils vivent “ils ont anglais avant moi, puis Jean-Marc après, etc.”. Pour comprendre où ils en sont dans leur semaine intellectuelle et physiquement et proposer un cours cohérent avec leur énergie de travail. J’ai besoin de légitimer le cours en lui-même. Je vois le grand écart que je propose, j’essaye de prendre cet ensemble contextuel et énergétique. Ainsi, j’ai l’impression que je me sens investi de ce que je leur demande, je me suis mis à leur place.
Y.A. — Est-ce que cette sincérité de la question n’est pas une stratégie ? Comme la question n’a pas de réponse encore donnée, ça nous permet de chercher ensemble ?
M.M. — Je vais faire la différence comme le fait Ars Industrialis : je suis plus à l’aise avec les savoirs qu’avec les connaissances. Plus que de donner des connaissances, la seule chose que je leur donne c’est de la méthodologie. Elle peut être conçue comme une connaissance, mais ça n’est pas une fin en soi. Je leur propose en quelque sorte des équations, et il faut les résoudre. Je fais toujours des schémas, ça me permet de nommer des objets, même fictifs. Je crée des équations, dont je ne connais pas le résultat. « L’individu que tu vises, est-ce que tu connais ses conditions de vie ? Tu vas l'interroger à quel moment de sa vie. Si tu l'interroges le soir, qu’est-ce que c’est le soir pour lui ? » C’est une condition que je m’impose. Cette posture fait qu’on chemine ensemble. Je ne donne pas mon avis, en tout cas je veille à ne pas le faire. Parfois, lorsque l’étudiant est bloqué je peux éventuellement lui dire “moi je ferais comme ça ou bien comme ceci”.
Y.A. — [il pioche la carte de la “fiction”] Quelle démarche tu essayes de reproduire ?
M.M. — Ce qui m’inspire c’est des comportements, parfois des actes et actions. Je suis très inspiré par les instructeurs que je fréquente dans le Dahara, un kung-fu que je pratique. Ils traduisent pour moi toutes les qualités relationnelles au monde. Ils nous font pratiquer le lien à l’autre. Je trouve leur approche extrêmement excitantes et nourrissantes. La qualité des enseignements et des professeurs est grande. L’école s’appelle Kunlun. Elle est l’héritage des nomades de la Chine ancienne qui défendaient des caravanes traversant le pays. Ils les protégeaient des attaques. Ils ont développé des techniques de nomades, de marche, de survie, de résilience personnelle et de compréhension des gens, de leur groupe comme de ceux qui attaquaient. Je suis inspiré par les postures de recherches qui sont impliquées.
Y.A. — Plus que par un ou des chercheurs ?
M.M. — Il y a des figures qui m’inspirent. Quand c’est le cas je me dis “ça c’est une belle humanité”. Mais les chercheurs n’ont pas tous cette posture-là. Je suis particulièrement intéressé par les postures du doute continu, qui mettent en interaction les choses et créent des liens puis les délient — c’est un peu ta posture Yann. Je veux sortir des rapports de discussion d’opinion que je trouve souvent stérile. Je n’arrive plus à me faire croire que quelque chose fonctionne d’une manière ou d’une autre. Seulement pour m’amuser et élaborer des scénarios pourquoi pas. Certains types de journalisme m'intéressent également.
Y.A. — Comme Blast, Mediapart ?
M.M. — J’aime bien mais, c’est pas cette posture à laquelle je pense. Des interventions et enquêtes dans certaines émissions : je pense, par exemple, aux reportages entre midi ou 14h sur France Culture, les Pieds sur Terre. Il s’agit de moments de vie, ça fonctionne très bien, sans intervention de la voix du journaliste. Les personnes qui vivent où on vécut une situation la décrivent par eux-même. Toutes les choses qui veillent à décrire m’intéressent. Le tableau ne serait pas parfait si je ne faisais pas référence à la création. Le côté sagesse relationnelle et puis d'autre part la précision de la recherche. Sans tomber dans la recherche qui ne veut pas entendre ce qui n’a pas été validé. Si une chose n’est pas encore attestée c'est qu’il a un chemin. Pour moi il manque un élément qui est la question créative. La création nous aide à repenser à analyser des approches plus formelles ou scientifiques. Je pense à des artistes comme Raffard-Roussel. Il y a une saveur qui n’est pas instrumentale. J’ai envie d’aller dans tout ça. Il y aurait d’autres références : Nils Dinç de Gongle ? La formation SPEAP3 a beaucoup joué dans son approche semble-t-il. Je ne sais pas si cette question du corps y est étrangère d’ailleurs ? Ce qui me fait valider ce type de démarche, c’est qu’elles déploient une forme de joie de faire, de faire à plusieurs. Quand je sens cette forme de joie, ça m'intrigue et attise ma curiosité.
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Yann Aucompte est docteur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, il coordonne le DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. ↩
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Matthieu Marchal est designer, graphiste de formation et directeur de l’activité des Chaudronneries, établissement de coopération territorial à Montreuil (93). ↩
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Formation Art politique créée par Bruno Latour à SciencesPo. ↩