Entretien avec Jean-Marc Bretegnier réalisé le 09/04/24. L’entretien est réécrit par Jean-Marc Bretegnier.
Yann Aucompte1 — Quelles sont les spécificités de ton école ?
Jean-Marc Bretegnier2 — Le campus Fonderie de l’image est un centre de formation en alternance, c’est la spécificité de l’apprentissage en entreprise. Ce que nous avons pris en compte, dans le cadre de la mise au point du projet pédagogique c’est tout l’enjeu du suivi de l'acquisition des compétences : acquis, pas acquis, en cours d’acquisition. Il faut caler un rythme qui tienne compte de l’alternance : un temps en entreprise et un temps à l’école. Il y a vraiment un état d’esprit dans la relation avec la plupart des responsables et des équipes pédagogiques autour des questions de l’accompagnement de la personne. Il y a un partage d’informations important avec les personnes qui font le suivi en entreprise sur des accompagnements personnels.
Y.A — C’est lié au statut associatif de l’école qui fait de l’insertion professionnelle ?
J-M.B — C’est en effet une valeur importante pour les personnes qui travaillent au Campus Fonderie de l’image. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre du discours, c’est lié aux parcours des personnes.
Ce qui permet de structurer le projet professionnel c’est le partenariat avec les Chaudronneries. Ensuite, c’est le fait de pouvoir territorialiser le projet pédagogique, de développer des partenariats avec des associations et des collectivités. Plusieurs tentatives ont été soutenues avec la mairie de Bagnolet puis avec la mairie de Montreuil. Avec la nouvelle direction, plusieurs rencontres et tables-rondes avaient été organisées pour identifier les enjeux du Campus Fonderie de l’image. Les termes « compagnon », « compagnonnage » et « territoire » faisaient partie des mots-clés.
Y.A — Les commanditaires : quelle relation tu entretiens avec la fiction pédagogique des sujets que l’on donne souvent en graphisme ? On donne un commanditaire puis on élabore une commande qui est fictive. Il me semble que le projet en licence est en contact direct avec des acteurs de territoire avec une vraie question qui n’est pas une commande pour autant ?
J-M.B — Avec les praticiens qui m’ont accueilli pour des stages ou lors d’échanges de partage d’expérience lors de mon parcours il y a eu l’idée que « pratiquer » veut dire « être en situation ». Dans le processus de design, il y a la recherche des idées mais il y a aussi le fait d’être dans un cadre réel : un espace, une personne avec qui on peut partager un sujet ou un projet.
Ensuite, je prends appui sur le pragmatisme de John Dewey qui a toujours en tête la signification du mot « pratique » dans différents contextes. Selon cette philosophie, une signification est tributaire d'un contexte d'usage, d'un environnement, d'une expérience en cours. Elle est toujours située.
Le partenariat des Chaudronneries3 correspond à cette idée d’être en relation avec les personnes résidentes porteuses de questions sociétales, d’enjeux et de problématiques. Ces personnes apportent un espace vécu : un quartier, un lieu, des associations et des habitants. Ces situations permettent de déclencher des problématiques et des enquêtes qui sont des « manières de voir avec de la matière pour faire ». Les apprenants4 peuvent se projeter à partir de ces expériences. Autour de l’enquête : il faut d’un côté que l’on puisse être dans des pertinences d’écoutes et d’observations; et de l’autre, de favoriser des outils de méthodologies d’analyse d’image, d’esquisses, et de mise en forme de prototypes. S’il s’agit d’apprendre à jouer à simuler, autant que ce soit dans un espace réel. Plus de friction au réel = plus de fiction au projet.
Les rencontres que l’on organise aux Chaudronneries se font avec des personnes impliquées : ce sont les résidents de l’établissement. L’échange avec les apprenants participe au projet du résident autour d’une question, d’un sujet. Ils utilisent cet espace ou cette situation comme un point de départ de leur projet. À l’arrivée le résident se retrouve observateur d’une démarche, mais il est aussi dans une écoute et une observation sans être le « client ». Il permet de mieux poser les premiers termes du cahier des charges et de garantir ses potentialités de développement. Apprendre à mener le cahier des charges dans un dialogue, l’améliorer par l’aller et le retour.
C’est aussi garantir le projet professionnel avec l’établissement du cahier des charges en confrontation avec un environnement. Essayer, encourager le dialogue avec le résident qui est porteur de sujet, pour que l’apprenant soit porteur de son projet.
Y.A — Quelle place tu donnes au projet collectif ou de groupe ?
J-M.B — Dans la rencontre avec les futurs designers nous échangeons beaucoup sur la présentation et les enjeux d’une dynamique collective. Essayer de poser le « je » et le « nous » pour prendre le temps de trouver sa place dans le collectif et de développer son approche, sa singularité, son positionnement. Le départ de la dynamique de projet s’organise au sein des équipes. La mise en place des outils se développe à l’échelle des groupes. La classe est divisée en 3 groupes de 6 à 7 apprenants correspondant à trois résidents volontaires. Il faut que la documentation puisse être partagée. Toute la méthodologie d’enquête et de prise de notes est travaillée en équipe. Il s’agit de partir de l’éventail le plus large des sources : l’un s’occupe de l’historique, l’autre du sociologique, politique, philosophique, etc. L’analyse critique est resserrée, parfois réouverte, questionnée par chaque apprenant avec un point de vue personnel. Pour mieux voir - mieux vaut être plusieurs. « A-perce-voir » : apprendre à regarder en mettant en place des situations critiques sur la documentation, sur les représentations que l’on connaît mais que l’on a mal « vu ». Pour sortir du regard « cliché », il s’agit d’élargir la surface d’exploration et d’analyse en partageant les points de vue et les remises en questions.
Y.A — Est-ce que le travail en groupe ne trouve pas son extension avec les résidents des Chaudronneries ? Le groupe c’est aussi le territoire ?
J-M.B — Matthieu, directeur des Chaudronneries est au sein d’une dynamique collective qui accueille entre 20 à 30 personnes. Avec lui, avec eux nous essayons de favoriser des réflexions et des prototypes autour des enjeux de la coopération territoriale. Notre projet pédagogique s’évertue à poser une question simple : comment réfléchir ensemble aux écosystèmes qui favorisent plus de rhizomes et d’actions collectives à différentes échelles ?
Y.A — À quelle échelle faut-il enseigner ? Que penses-tu de l'échelle nationale ?
Souvent il faut travailler au national pour rayonner ?
J-M.B — Côté jardin : d’abord préférer la petite échelle - voir local penser global - je ne suis pas le seul à le dire. Côté graphisme : depuis 8 à 10 ans, nous sentons que l’on opère un passage en passant des problématiques d’identité visuelle et d’information en lien avec des structures souvent culturelles, à des questions de transmission et de médiation à mettre en forme, en scène au plus prés du vivant. Comment ouvrir des chantiers autour de questions sociétales, comment ne pas favoriser des marquages territoriaux et refermer les sujets ? L’équipe s’est constituée avec des anciens apprenants, avec des personnes qui viennent de l’urbanisme, de la didactique visuelle ce qui favorise le partage du sensible et la co-construction. Dans le cadre des visites en entreprise, nous observons que les apprenants se retrouvent dans des situations professionnelles plus organisées, avec des réponses en temps très court. Pour équilibrer, nous ouvrons un espace de recherche et d’expérimentation sur un temps plus long.
Chaque année, suite aux présentations des projets en fin d'année, nous organisons un bilan partagé et nous mettons au point le rythme pédagogique avec les apprenants.
Y.A — Quelle part de technique est nécessaire à la pédagogie ?
J-M.B — Pour certains étudiants, il y a un attendu technique. Sur l’enjeu technique nous provoquons des moments d’échanges avec les apprenants sur le temps à organiser pour l’enquête et l’observation qui est pour beaucoup une nouveauté, alors que pour un petit nombre tout va se jouer avec l’ordinateur. Nous ne mettons pas en premier l’approche de l’ordinateur, nous proposons plus d’initiatives, de temps de laboratoire et d’approches de terrain. Nous favorisons de recourir à des prototypes dans des laboratoires de formes, des jeux d’écritures à différentes échelles. Nous essayons de continuer à avoir un usage du « bricolage » avec l’enjeu de chercher, de fabriquer son vocabulaire graphique. Ça fait partie du laboratoire autour de l’entreprise. Ensuite, il y a des projets éditoriaux qui mettent en œuvre les techniques d’impression Riso, voir sérigraphiques.
Y.A — Quelle est l’apport de la théorie ?
J-M.B —Nous organisons des conférences avec des invités, qui permettent d’entendre les expériences professionnelles et leurs apports théoriques. Pour chaque matière, chaque formateur présente les éléments théoriques et références en amont des cours pratiques. Dans le développement du projet professionnel chaque apprenant rédige la note d’intention - son dossier d’enquêtes et d’analyses. L’enjeu est de rassembler le plus en amont possible les connaissances et les expertises, tous domaines confondus, qui lui permettront de justifier ses choix et d’anticiper les conséquences de ses décisions.
Y.A — Quelles pédagogies t'ont inspiré ?
J-M.B — En rencontrant Gérard Paris-Clavel j’ai eu la joie de découvrir John Berger avec Voir le voir puis avec Thierry Sarfis, les exercices que proposait Tomaszewski à l’atelier d’affiches de l’école d’art de Varsovie. John Dewey avec L’art comme expérience autour des expériences ordinaires et celles plus extraordinaires. Avec Philippe Descola, Baptiste Morizot c’est l’idée de se rapprocher des vivants, du vivant : pour prendre soin et attention, mieux voir les signes, agir en pisteur avec notre environnement. Pour le graphiste que je suis ça veut dire : partir de situations d’analyse d’objets réels, travailler sur les échelles d’iconicité, sur les rapports du figuratif et de l’abstrait. Voir la trace, la forme, l’icône et le symbole.
-
Yann Aucompte est docteur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, il coordonne le DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. ↩
-
Jean-Marc Bretegnier est formateur au Campus de la Fonderie de l’image et graphiste au sein de Fabrication Maison et les éditions Passages en images. En 1993, il rejoint le groupe de graphistes Nous Travaillons Ensemble, l’un des 3 ateliers issus de Grapus. Parallèlement à son activité de graphiste, il répond à l’invitation de la ville de Chaumont et de la Drac Champagne Ardenne pour mettre en scène la première résidence de création graphique dans le cadre du festival international d’affiches. Il crée en 1999 l’association Fabrication Maison et conçoit des affiches, des livres et des scénographies avec la participation des petits et grands habitants. En 2001, suite à plusieurs résidences d’auteur, il crée Passage en images, un laboratoire d’écritures publiques. Chaque passage se développe sur un territoire en associant des auteurs, créateurs ou concepteurs désireux de mêler leur écriture et leur pratique. Depuis 2008, formateur référent de la licence design graphique Eco-responsable, et depuis 2023 a co-construit le mastère social design et éthique au Campus Fonderie de l’image à Bagnolet. ↩
-
Les Chaudronneries est un établissement coopératif territorial situé à Montreuil et fondé par Matthieu Marchal. ↩
-
Terme employé par l’équipe de la licence pour désigner les étudiants. ↩