Entretien avec Estelle Pézery, réalisé le 05/06/18, transcrit par le chercheur puis réécrit par la personne entretenue.
Yann Aucompte1 — C’est parfois difficile d’enseigner à certains publics ? Notamment en sections professionnelles ou dans certains quartiers — Notamment à Montereau ?
Estelle Pézery2 - Oui c’est difficile car, en tout cas en ce qui me concerne, j’ai été peu préparée à l’interaction avec des publics autres que ceux que j’avais moi-même rencontrés dans le cadre de mon propre cursus. Aucune formation à la psychologie des adolescents, aucune formation en sciences de l’éducation. Avec le recul cela me semble totalement aberrant. Par ailleurs j’avais cru assez naïvement que le choix de valider le CAPET et non le PLP2 me projetait logiquement dans l’enseignement en BAC STDAA. L’autre dimension inhérente à mon métier est le système d’affectation. Sans rentrer dans les détails, avant d’obtenir le poste à Auguste Renoir à Paris j’ai navigué dans des formations et des niveaux totalement différents et parfois loin du parcours arts appliqués classique. Oui c’est difficile d’enseigner, quand le projet et la réalité ne s’alignent pas. Les heures en lycée professionnel à Bruay-en-Artois, la partie de mes heures faites en lycée professionnel à Montereau ont été des expériences parfois difficiles et ont décalé mon centre d’intérêt, du design à l’enseignement. Qu’est-ce qu’enseigner ? J’ai parfois été si peu outillée que je ne pense pas avoir fait mon métier d’enseignante convenablement. Alors que je réponds à nouveau à tes questions, j’ai seulement pris connaissance l’année dernière dans le DU en Neuroéducation que j’ai suivi et validé ce qu’était la zone proximale de développement de Vygotsky, l’une des bases fondamentales à l’enseignement. D’un point de vue plus général, ce n’était pas seulement ma formation que je trouvais défaillante mais le système éducatif lui-même puisqu’il est construit sur une échelle de valeurs qui place tout en haut les études scientifiques et tout en bas les apprentissages plus manuels. Un élève en lycée professionnel en vient à penser qu’il est mis à la marge et même à revendiquer une incapacité à réfléchir. Il y a, dans le milieu des élèves en lycée professionnel un espèce de contre-système de valeur qui se construit pour donner de la valeur à une attitude de défi vis à vis de la connaissance. Alors comment enseigner dans ces conditions. Il y a tout un temps qui consiste à déconstruire le schéma du prof qui juge l’élève et combler le gouffre imaginaire entre un sachant et un ignorant. Après des expériences comme celles que j’ai eu au début de ma carrière d’enseignante, enseigner auprès d’étudiants en arts appliqués, c’est du velours.
YA — Comment vous passez du lycée au statut d’étudiant ? En prenant en compte l’idée que souvent les formations éducation nationale sont dans des lycées, avec leurs contraintes administratives propres ?
EP — Il me semblait que les étudiants en arts appliqués étaient plus aptes à passer du statut d’élève au statut d’étudiant car dans leur scolarité de bachelier ou en MANAA ils ont été amenés à s’impliquer et à prendre des initiatives puisqu’on leur demande de formuler des réponses créatives. La créativité obligeant à digérer des connaissances, à intégrer des contextes qui leur sont parfois totalement étranger, je leur donnais d’emblée une part d’autonomie et de responsabilité nécessaire à l’étudiant que l’on veut pro-actif et donc capable d’initiative. Dans les faits je nuancerai mon propos car le parcours finalement, tissé avec la culture familiale de l’étudiant, n’assure pas derrière la posture étudiante. Ensuite, la façon dont l’équipe pédagogique accompagne l’étudiant entrant (apprenti-étudiant) vers une posture plus autonome est agentive. Il nous faut aussi nous, enseignants, nous départir d’une obligation de performance de nos formations. Chaque année est fait un bilan sous la forme d’un pourcentage de réussite, voire de classement des formations. Cela biaise nos comportements d’enseignants qui pour assurer un bon score risquons de sur-encadrer les étudiants afin qu’ils réussissent. Et dans ce cas on peut douter que les étudiants soient devenus des étudiants. Ils sont alors réduits à des produits dont on a assuré la conformité aux attentes. Tout ceci étant dit, si nos élèves n’arrivent pas à devenir étudiants, peut-être devons-nous nous interroger sur comment nous formons les esprits de nos élèves.
YA — La structure du lycée permet-elle cette adaptation ?
EP —Le fait que nos formations à l’éducation nationale s’inscrivent dans des lycées pourrait être perçu comme un frein à devenir étudiant mais finalement je trouve que ce peut être aussi vu comme une transition douce. Les élèves sont souvent très encadrés et dans un schéma rudimentaire « bâton-carotte » dont on sait que les effets disparaissent avec la levée du schéma pour le meilleur ou le pire. Il est donc plaisant pour moi, enseignante en lycée auprès d’étudiants, de souhaiter que nous allons construire petit à petit cette autonomie propre à l’étudiant. Aujourd’hui en répondant à nouveau à tes questions, je remarque que le DNMADe, ayant adopté un système de validation plus proche de celui des universités, participe à la responsabilisation des étudiants vis-à-vis de leur travail mais dans une pression mesurée puisqu’au final, à moins qu’ils ne le désirent pas, ils arriveront à terme à valider les EC.
YA — As-tu perçu des transformations récentes dans l’attitude des étudiants ?
EP —Il y a forcément des transformations parce que ces jeunes gens ne viennent pas du même milieu, nous avons peut-être changé nous aussi ? Notre situation d’enseignants est aussi particulière car nous accompagnons vers une progression et le déploiement de compétences professionnelles puis nous revenons sur nos pas pour accueillir une nouvelle recrue qu’il faudra accompagner. Nous arrivons avec la mémoire des autres promotions passées et n’accueillons pas les nouvelles recrues sans biais. Il y a peut-être une différence marquante. Récemment je me suis rendue compte que nous avions des étudiants addicts aux réseaux sociaux et ça c’est nouveau. Je me suis demandée, jusqu’à quel point cela pouvait modifier leur comportement ou polluer leur vie et leur relation au réel avec des cas critiques qui sont là et qui traversent la vie étudiante, de façon moyenne « on est là on est présent », voire qui s’endorment en cours. Dans le domaine des arts appliqués, des étudiants peu impliqués, c'est assez surprenant. Ils sont dans une situation inquiétante, peu identifiée et sont donc peu aidés. Dans un registre moins grave mais problématique, l’accès à la culture majoritairement par l’image tel que sur Pinterest façonne curieusement les esprits de nos étudiants. Tout est là comme un vaste champ de réponses graphiques potentielles à toute situation de communication, aussi il est difficile pour eux de ne pas juste reproduire. Il y a là quelque chose de facile mais de stérile intellectuellement. Notre travail devient alors celui d’une re-valuation du processus créatif en apportant d’autres outils et en tâchant de remettre en place un «penser par soi-même».
YA — La responsabilité serait du côté des enseignants ?
EP —Pas que, mais, de par la place occupée, oui. Nous ne sommes pas des êtres tout puissants, et tant mieux, mais notre parole est rarement contredite par nos étudiants, ce qui témoigne de leur portée.
YA — Quelles théoriciens ou textes philosophiques t’ont marqué ?
EP —Comme je te le disais Edgar Morin m’a beaucoup marquée. Je l’ai découvert tout à fait par hasard il y a six ans après avoir regardé une série : Black Mirror, qui m’a elle-même marquée. C’est une série dystopique qui pousse des situations à leur paroxysme pour voir dans quelles aberrations nous risquons de tomber. Black Mirror, utilise la métaphore de l’écran noir – entre miroir et écran. Il y a un épisode en particulier où les personnages ont une extension mémorielle fixée à la naissance qui leur permet d’enregistrer tout ce qui se passe autour d’eux. Nos sens n’en perçoivent qu’une partie et l’objectif du dispositif est de pouvoir tout capter et tout revivre. J’ai recherché des critiques sur cette série et je suis tombée sur un article en sémiotique, d’une revue canadienne «le signe noir». Edgar Morin était cité dans cet article, la citation était tirée de L’esprit du temps, il s’agissait d’un questionnement sur le rôle des images. Cela m’a donné envie de lire L’Esprit du temps, que j’ai eu du mal à trouver, il a été peu réédité et lorsqu’il a été édité dans les années 60 il a été mis au purgatoire. Cela sortait complètement des préoccupations de l’époque. Ce n’est pas quelqu’un qui est dans un entre-soi, où l’on regarde les choses d’en haut, en portant un jugement et en essayant d’analyser une culture jugée comme sous-culture. Je pense que c’est cette posture qui m’a séduite. Porter un regard curieux sur des pratiques qui ne sont pas les nôtres et tâcher d’en comprendre les vertus. Lors de notre entretien j’ai aussi mentionné Marc Sadler. Son travail, découvert dans la revue Intramuros, m’avait interpellée parce que le design tel qu’il m’avait été enseigné était éloigné de la dimension technologique et industrielle comme outil de réflexion créative. Je pense que sa vision a modifié définitivement ma propre vision de la technique qui n’est pas seulement en bout de chaîne comme une contrainte mais aussi en amont comme un potentiel. C’est donc avec un tout autre regard que j’ai pris en charge les cours de culture de fabrication. Depuis notre entretien j’ai lu la thèse d’Émile de Visscher, Les manufactures technophaniques, qui de par sa formation d’ingénieur pousse encore plus loin la question de l’accès à la technique pour repenser les modes de productions. Parmi les aphorismes qui m’ont interpellés, j’ai mentionné «Form Follows Fiction». Cette formule de l’éditeur Alessi, avec lequel pas mal de designers ont travaillé, détournait les trois F de Sullivan et j’ai trouvé cela intéressant car si la forme suit la fonction elle n’est rien sans l’imaginaire. Aujourd’hui j’ajouterai Vivien Philizot qui dans un article reprend l’histoire du manifeste «First things first» de Garland, réédité par Poynor dans Adbuster et critiqué par Bierut de Pentagram dans ID magazine. Designers graphiques au service du mal, les pubarts VS graphistes auteurs, c’est le nœud gordien de la com.
YA — Quel designer t’as le plus influencé ?
EP —À cette question je t’ai répondu « Je n’ai pas de designer fétiche ». Et je pense avoir amalgamé théoriciens, philosophe et designers dans ma réponse précédente. En prenant aujourd’hui le temps d’y réfléchir je m’aperçois que ce sont plus des conduites de projet, des postures de travail et non des designers en tant que personnes qui m’ont influencée. Les postures ingénieuses suscitent chez moi de l’enthousiasme, aussi je pourrais citer le travail de l’agence KesselsKramer pour le Hans Brinker Hotel, le travail d’Helmo pour le festival Lux ou encore le livre Bastard battle de Fanette Mellier. J’avais mentionné la Cité Radieuse à Marseille conçue par Le Corbusier car la visite m’avait fait comprendre que l’habitat social n’était pas ce qu’en avait retenu les grands promoteurs et que le Corbusier s’il peut être vivement critiqué sur certains aspects avait intégré à son projet architectural une qualité de vie. Le familistère de Guise dans la même veine m’avait interpellée.
YA — Il y a une dimension politique également à ses préoccupations ?
EP —Aujourd’hui je répondrai à ta question par le fait que tout design est politique dans la mesure où il est un intermédiaire, voire un intercesseur, avec notre environnement et qu’il y donne accès sous un certain regard. En tant qu’enseignante pour des raisons déontologique je ne me revendique pas sous une idéologie politique. J’ai certainement des idées politiques, mais elles ne sont pas explicites, ou explicitement formulées. Par rapport aux sujets que je donne aux étudiants — j’essaye de ne pas faire de prosélytisme. Cependant puisque nous sommes d’emblée dans le politique par les problèmes que nous soulevons dans nos sujets posés aux étudiants je tâche de donner matière à susciter et à enrichir un questionnement individuel. Il est aussi incontournable, dans les cours de théorie de la communication, de rendre sensible aux dangers du libéralisme. Montrer aux étudiants comment on peut manipuler une pensée, un cerveau qui est là disponible, pour lui faire croire que « ça c’est bon pour lui » en design de message a pour moi le principal intérêt de rendre les étudiants-citoyens-consommateurs conscients et moins passifs. Je suis mue par quelque chose quand j’enseigne, c’est éveiller à une conscience critique, et motiver à choisir ce qu’on veut faire et être dans notre société. Certaines pratiques du graphisme sont asservies avant tout au profit et pas à un mieux vivre, vieux débat dont je citais la référence dans ma réponse précédente. Difficile de ne pas aborder la question de l’engagement dans lequel le destiner graphique est pris, dans le déni ou volontairement. Je pense que le graphiste doit mesurer la portée de ce qu’il va faire.
YA — Quel designer reflète le mieux une définition de la pratique ?
EP —En relisant ma réponse je vois que j’ai plutôt parlé de pratiques que d’une définition de la pratique. Mais je reste sur l’idée qu’il est difficile de désigner une pratique exemplaire qui se poserait comme définition. La définition posée lors des États généraux de la culture dans les années 80 me semble juste. Je ne l’ai pas sous les yeux mais il est mentionné que la pratique en design graphique consiste à concevoir à dessein une forme de communication visuelle répondant aux objectifs posés par une commande. Suivant cette définition qu’il s’agisse du studio Integral Ruedi Baur avec son design épuré ou d’Antoine & Manuel avec leur design baroque et très plastique, ce n’est pas tant dans la pratique que je trouverais une définition juste mais dans une posture vis à vis de la commande. Cependant, par affinité, je suis plus sensible à la pratique qui s’incarne dans les travaux des graphistes ou collectifs qui interrogent le rôle social du graphiste. David Poullard se pose en magicien du signe. Il observe un patrimoine et, en partageant sa curiosité, éveille le regard du visiteur sur une donnée invisible. Sur ces dernières expositions, qu’il a faites à Fotokino notamment, il a travaillé à partir des éléments de signalisation au sol, fléchage et panneaux qu’il donne à manipuler aux visiteurs comme des objets. Ça m’a rappelé la phrase d’Oscar Wilde « avant que les impressionnistes ne peignent des brouillards personne ne les voyait ». Le travail de Ne-Rougissez-Pas dans un tout autre ordre consiste à donner les moyens aux citoyens de s’emparer de leur environnement, de prendre la parole, de devenir acteurs. J’aime cette posture qui certes cette fois ne répond pas à une commande extérieure mais plutôt un besoin impérieux de questionner le vivre ensemble. Cette question de la fonction sociale du graphiste est en train d’émerger très fort chez nos étudiants : «à quoi je vais servir en tant que graphiste?» et je pense que c’est effectivement la vraie question. J’ai le sentiment qu’il y a une relève à la vieille génération des graphistes-auteurs mais dont la pratique s’est émancipée d’une teinte narcissique.
YA — La pratique d’auteur serait une pure expression de son créateur ? Une manière d’oublier la neutralité du style suisse ?
EP —Je ne pense pas que la pratique d’auteur soit une pure expression de son créateur, il y a des écoles et l’école suisse en est une d’ailleurs. Qu’est-ce qu’une pratique d’auteur ? Chaque designer est bien auteur de sa production. Si le terme “auteur” désigne ceux qui se posent à eux-mêmes une commande, elle ne naît pas ex-nihilo et reste quoiqu’il en soit prise dans un champ formé par la mémoire et l’actualité.
YA — Être graphiste c’est maîtriser l’origine des signes que l’on convoque ?
EP —Est-ce que quand on fait un choix typographique, par exemple, on doit forcément le connecter à son origine, ne peut-il pas se départir de son histoire pour en porter une autre ? En sémiotique on dit qu’un signe, lorsqu’on le change de contexte, perd son sens et peut en gagner un autre. Selon moi, le designer a le pouvoir de changer le sens d’un signe, ce qui lui donne une lourde responsabilité aussi. Quand j’étais étudiante en BTS et qu’on a vu en histoire de l’art la swastika grecque, j’ai été très surprise, j’étais persuadée que le signe avait été inventé par les nazis. Il est finalement facile d’oublier l’ancien sens d’un signe peu chargé par l’histoire commune et de lui en donner un nouveau. Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas un devoir de mémoire. Si tous les manuels d’histoire présentaient l’origine du caractère DIN, peut-être aurait-il été banni comme la swastika et le prénom Adolphe.
YA — Que penses-tu des agences de publicité ?
EP —Je pense que le terme publicité a été entaché par sa mise au service de la consommation irresponsable et outrancière. Le mot est tellement galvaudé, qu’on lui préfère «design de message» dans l’enseignement. Les agences de publicité sont des structures créatives sur lesquelles je n’ai pas un avis homogène car leur postures ne l’est pas. Parfois je suis déchirée car je trouve les sauts créatifs excellents mais la finalité servie inconséquente, les campagnes de l’agence Buzzman témoignent d’une belle ingéniosité créative mais les principaux clients sont Burger King et EasyJet. Comme l’écrivait à peu près dans ces mots Beirut de Pentagram : comment être vertueux dans une économie marchande mondialisée ? En choisissant pour qui l’on travaille et quelles valeurs on souhaite porter. Sur ce point KesselsKramer, agence néerlandaise, laisse à penser au travers ses projets qu’elle fait un sans fautes. Les différentes campagnes sont créatives et les clients triés sur le volet. Wunderman Thompson, si tous leurs clients ne montrent pas patte blanche, a fait des campagnes remarquablement utiles (tiens le question de la fonction sociale revient !), notamment la campagne pour Elan languages et leur «Unbias button» ou encore non pas la campagne mais le dispositif d’interférence des propos haineux sur twitter aux USA «wecounterhate». Si je ne pense pas que du bien des agences de pub (et cosignerait volontier le manifeste First things first) je crois qu’elles détiennent un grand savoir-faire, un ensemble de compétences très variées incluant la sociologie et la psychologie et qu’elles ont toujours la capacité à favoriser des changements de comportement.
YA — Que penses-tu des graphistes qui sont obsédés par la technique: l’impression, la sérigraphie, les tons directs, la risographie ?
EP —Je les vénère. Il y a plusieurs aspects dans cette dimension de la considération technique. Je défends la culture technique, je pense qu’avoir une culture technique alimente la potentialité créative. Quand tu sais comment se fait telle chose tu peux ouvrir ton champ créatif en amont sur ces aspects, tu peux détourner des principes. Le papier d’impression mince qui était dédié aux bibles ou aux annuaires, donc pour gagner en volume et en poids, je l’ai vu exploité pour une communication d’exposition sur les luminaires au VIA. Sur cette affiche-dépliant imprimée recto verso, les légendes des objets étaient imprimées à l’envers et se lisaient par transparence. Typiquement c’est une connaissance technique qui est réinvestie créativement. J’adore expliquer les aspects de fabrication et montrer des exemples qui se sont emparés des contraintes réductrices pour en faire des opportunités d’innovation. Cela ouvre des pans à la création. “Si ça ne sert plus un propos, est-ce que ça a toujours une validité ?” serait la question au final. Il ne s’agit pas de gadgétiser la technique, cela peut être amusant comme un pied-de-nez aux contraintes mais la portée signifiante reste une donnée qui me semble incontournable. Les affiches des Graphiquants qui viennent remplir les espaces d’affichage vacants ne semblent pas servir un propos cependant elles viennent apporter une rupture et peut-être même s’interroger sur la place des affiches commerciales qui saturent l’espace public.
YA — Que penses-tu des questions liées au logiciel libre ?
EP —Forcément lorsque tu parles des logiciels libres, je pense à son strict opposé avec lequel les designers ont tendance à penser qu’ils sont pieds et poings liés. J’aimerais avoir la force de m’engager à lâcher la suite Adobe et travailler sur les logiciels libres. Éthiquement je trouve que c’est très courageux et que c’est effectivement une bonne voie. Je n’ai pas franchi ce pas, cela nécessiterait de prendre du temps pour s’adapter aux interfaces et renoncer à des actions possibles sur Adobe et pas sur les logiciels libres. C’est effectivement beaucoup plus simple d’allumer son ordinateur Apple, de travailler sur la suite Adobe, et de ne pas se poser de questions. En cela je ne suis pas quelqu’un de très engagé. Ma résistance se cantonne à conserver le plus longtemps possible mon ordinateur et la version de la suite que j’utilise. Pour ce qui est du résultat je ne pense pas qu’un outil aboutisse forcément à un certain environnement visuel et graphique. Peut-être dans un premier temps, avant que le designer ne s’empare de l'outil, il se laisse emballer par les résultats qu’offrent l’algorithme. Il est vrai que l’arrivée de l’outil filets de dégradé sur Illustrator a fait naître des logotypes mous et avec des effets 3D mais leur durée de vie est à l’aune de la réussite visuelle. Cela relève de l’éphémère effet de mode. Si un moment les logiciels ont généré des écritures tel le pixel, aujourd’hui ce qu’on peut faire avec un logiciel ne me semble plus poser d’esthétique propre. Plus on peut faire de choses avec, moins on va reconnaître la technique. Si adopter une esthétique plus rudimentaire se revendique, tel un manifeste, d’un affranchissement des logiciels ayant le monopole sur le marché, et le choix de logiciels moins puissants, même ici je pense que l’esthétique n’est pas décidée par le logiciel mais le designer fait des choix dans les écritures possibles. Enfin je lui souhaite.
YA — Que penses-tu de la recherche ?
EP —Je pense de manière intuitive, que la recherche pourrait nourrir la pratique du graphisme. Je n’ai pas lu assez d’éléments théoriques sur le graphisme et aucun nom de chercheur ne me vient en tête. De manière générale, croiser la pensée d’un théoricien étend mon propre champ de réflexion, ma façon d’entrevoir des problématiques. Les questionnements raisonnent avec les miens embryonnaires et surgissent des questionnements nouveaux. Il me semble évident que cela va déployer ou démultiplier mon potentiel créatif. Mais je m’aperçois en me relisant que je pense théoricien et non pas exactement chercheurs et que j’ai même des difficultés à établir une frontière. Cependant lors de notre entretien je t’ai spontanément parlé de mes expériences en atelier de créativité pour des agences et typiquement la créativité est ou devrait être un domaine de recherche en design. Ses mécanismes, les neurosciences se sont emparés du sujet d’étude mais pas nous designers et/ou enseignants en design.
YA — Que penses-tu des designers éditeurs ou curateurs qui cherchent des positions d’autorité ?
EP —Je reviens ici sur ma réponse on ne peut plus confuse. Je trouve intéressant que des designers soient aussi éditeurs ou curateurs parce que je leur prête un regard singulier et plus expert sur leur propre domaine avec probablement une envie de sortir des sentiers battus. Les éditions Non-Standard que vous aviez invité à la journée d’étude à la BnF, par la singularité des choix éditoriaux mais surtout dans la qualité des mises en forme témoignent du bonus à avoir des designers comme éditeurs. Aujourd'hui en voyant à la suite ces deux dernières questions, je perçois la résonance entre la posture de chercheur et celle de curateur qui me semblent corrélées. La recherche peut ouvrir des pans de l’histoire et de l’actualité du design et mettre à disposition ces savoirs.
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Yann Aucompte est docteur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, il coordonne le DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. ↩
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Estelle Pézery est enseignante au lyceé Renoir à Paris en DNMADe Graphisme. Elle découvre la création dans l’option arts plastiques du collège. Elle entre en Brevet de Technicien en Verrerie-Cristallerie, comme une option pour s’adonner au dessin. Elle est reçue en BTS design produit en Yzeure près de Moulins. Après un stage en design de fauteuils elle s’oriente vers l’université en licence d’Arts Appliqués à Strasbourg intéressée par l’idée de devenir enseignante. En parallèle de sa licence elle travaille en agence design industriel. Au contact de la profession elle décide de poursuivre son cursus pour devenir enseignante. Après avoir réussi le concours elle fait son stage en Mise à Niveau d’Arts Appliqués (année scolaire 1996-97). Elle enseigne en BTS communication des entreprises à Béthune, où elle cultive un intérêt pour l’image et le graphisme. Elle obtient un poste à profil à Montereau au lycée Malraux puis à Auguste Renoir à Paris où elle enseigne depuis 1999. ↩