Entretien avec Damien Laverdunt
Yann Aucompte

Entretien avec Damien Laverdunt — 19/02/24

[Il tire la carte « raconter une anecdote »]

Yann Aucompte1 — Nous allons échanger sur la question de la pédagogie du design graphique. Tu viens de tirer la carte qui m’impose de te raconter une anecdote, c’est un peu tôt dans le processus, mais je te propose d’essayer quand même. Il faut dire pour commencer que cet entretien est assez inhabituel, il est symétrique, puisque nous travaillons ensemble.

Lorsque nous avons travaillé avec Esopa et Cuesta2, Christine Milleron est passée voir les étudiants et a fait remarquer : « c’est trop propre tout ça ». J’étais un peu bloqué avec les étudiants car, comme on le dit souvent « ils sont débutants », et ne pouvaient pas comprendre que l’objectif du travail était « de ne pas faire bien son travail ». Il a fallu leur faire comprendre que parfois pour « faire bien » il fallait « faire mal ». C’était compliqué dans cette situation de réagir aux remarques de professionnels spontanément, mais je ne sais pas ce que tu en as pensé ? Tu as toi-même réagi en disant « c’est vrai… c’est trop bien fait ».

Damien Laverdunt3 — Nous en avons déjà discuté. Dans ce projet, je trouve intéressant la façon dont cela peut évoluer. À chaque fois, les retours des partenaires doivent être entendus et permettre de faire évoluer le projet. Ce qui est intéressant c’est que ça n’a jamais été une commande précise au début : on est jamais réellement partie avec un cahier des charges. Il y a un contenu à mettre en scène, avec beaucoup de flous et d'éléments non-précisés. Mettre les étudiants au travail là-dessus a été passionnant : c’est difficile au début parce qu’ils ne comprennent pas. Ils doivent être force de propositions et ensuite c’est avec ces objets qu'ils négocient et que les partenaires font ce genre de retours. C’est parce nous avançons ce genre de pistes qu’il y a des retours assez rapides du client : sur le style des propositions graphiques notamment. Pour une fois c’est super intéressant de pouvoir travailler avec un commanditaire qui ne sait pas forcément ce qu’il veut. Pédagogiquement c’est une façon de travailler nouvelle pour nous, on a pu co-construire vraiment le projet avec eux. Le temps court permet d’opérer ce genre de choix, sans que ce soit forcément voulu de notre part. À un moment nous voyons que ça n'avance pas et c’est ces supports qui permettent de dialoguer.

Y.A. — C’est presque un motto, on pourrait l’accrocher au fronton de la classe « ne me dis rien mais fais moi des propositions pratiques ».

D.L.— Sauf que ça ne s’explique pas, ça ne peut que se vivre. Quand tu l’expliques formellement… ils sont trop « débutants » pour dire « on pense pas mais on fait ». Ils se disent forcément « je dois penser pour faire », je pense que c’est dans l’expérience que tu saisis l’intérêt de ce genre d’objets-intermédiaires et du dialogue.

[Il tire une nouvelle carte en fouillant dans le tas posé en désordre sur la table, il regarde le dos des cartes]

D.L. — Les signes reviennent ?

Y.A. — Oui, les cartes sont rangées par catégories

[Il tire une carte noire, la carte dont la question est « ce serait quoi une bonne question ou une bonne carte à ajouter ? »]

Y.A. — Ahh, c’est un peu tôt pour celle-là. On passe, ou on y reviendra ?

D.L. — D’accord. Il faudrait que je vois les autres cartes déjà.

[Il tire la carte de la « croyance »]

Y.A. — Est-ce que les croyances posent des problèmes dans la pédagogie du design graphique : autant chez les enseignants que chez les étudiants ? Croyance, représentation, etc.

D.L. — Les croyances que l’on a quand on commence à enseigner sont liées à l’enseignement qu’on a connu. Elles sont aussi déconstruites et reconstruites par l’expérience du monde professionnel. Mais l’ancrage qu’on a eu quand on était étudiant est important.

Y.A. — Le monde professionnel n’étant pas l’enseignement ?

D.L. — C’est plutôt ce qui est à côté. Pour moi, c’est compliqué car je n’ai jamais eu d’enseignement en design graphique, ou de façon satellite. Aux Arts-décos il y avait des enseignants qui nous enseignaient « l’option graphisme », mais je n’ai jamais eu d’enseignant en graphisme. J’ai plutôt un apprentissage autodidacte. Plus par l’image et le livre, mais je n’ai jamais… il y a des enseignants qui m’ont accompagné mais… ça en fait c’est pas évident, même après les études et durant ta carrière d’enseignant il est difficile de sortir de ses croyances. Tu le fais en rencontrant des collègues qui ont d’autres manières de travailler que toi : soit parce qu’ils ont d’autres parcours soit parce qu’ils ont été formés autrement que toi.

Après ce qui est intéressant c’est la capacité à pouvoir changer de croyance, justement ces croyances sont capables d'évoluer, voire de se transformer. Après pour ma part, elles ont évolué avec mon expérience professionnelle à côté. C’est là où je découvre d’autres manières de faire, d’autres territoires et nécessairement de nouveaux métiers. Pas forcément dans le métier que je fais, mais avec ceux avec qui tu collabores aussi. Nous commençons à aborder la question de la diversité des pratiques dans le design graphique. C’est là où nous en venons à une difficulté de l’enseignement dans le design graphique : comment parler de cette diversité des pratiques ? Il y en a tellement, et elles ont des enjeux et des méthodologies extrêmement différentes. En même temps dans le temps impartie de l'enseignement tu es obligé de faire des choix. Là je reviens à ce que je fais en première année4. Il est nécessaire pour moi de commencer par ce travail de découverte, sans être encore dans l’analyse — découverte de la variété des pratiques du design graphique. Le travail de première année ne pourrait être dédié qu’à ça, ce qui permettrait d’aborder d’autres champs, par le biais de collaboration avec d’autres champs : la scénographie avec des questions de spatialité, ou la signalétique… On pourrait brosser un portrait des pratiques en reliant les autres champs de l’espace et du design au graphisme.

On pourrait parler des étudiants aussi ?

[Il tire la carte « activités méconnus de ma pratique »]

Y.A. — Qu’est-ce qui est important dans ta pratique mais qu’on ne voit pas ?

D.L. — J’ai peut-être une première piste… Comment convoque-t-on notre expérience professionnelle, et des fois artistique, dans l’accompagnement des étudiants ? À quel moment on oriente ou on recommande des choses en s’appuyant sur cette expérience-là ? Est-ce qu’on l’énonce ou est-ce qu’on l’énonce pas ? C’est toujours la question. Pendant très longtemps je ne l’ai pas énoncé : je disais des choses mais de façon un peu générale. Si tu énonces quelque chose depuis ton expérience, ça a plus de poids. Mais aussi tu peux le formuler en disant : « de mon expérience, de mon vécu, et à partir de ça voilà comment on pourrait faire ». C’est de par cette expérience que j’arrive à cette piste là. Mais ce n'est pas forcément la « meilleure » ou la « bonne ». Avant j’avais tendance à l’invisibiliser et c’était pas forcément bien, parce que quand on fait ça on joue presque plus le rôle de directeur artistique5, en disant c’est comme ça qu’il faut faire. C’est aussi une manière de dire : d’un autre point de vue de pédagogue la réponse sera différente. D’ailleurs souvent les pistes graphiques ne sont pas les mêmes suivant que j’adopte la posture de pédagogue ou de professionnel. Je le dis clairement parfois : telle piste a peut être plus de potentiel parce que l’étudiant va pouvoir davantage développer quelque chose, mais d’un point de vue professionnel cette autre piste sera plus attendue par le client et donc plus cohérente.

[Il tire la carte « faire une action en commun » mais le contexte ne s’y prête pas, il tire alors la carte « visagéité »]

Y.A. — Qui est responsable de ce que tu fais dans ta pédagogie ?

D.L. — La proviseure et l’inspectrice6. Je m’aperçois que maintenant de cette chaîne hiérarchique. Mais : qu’est-ce que tu veux dire par responsable ? Pour moi, de mon point de vue, ou dans la manière dont je convoque des autorités dans mes explications ?

Y.A. — Oui, dans ce cas ce qui fait autorité c’est les praticiens que tu cites.

D.L. — C’est dans un cadre ou c’est absolu ? C’est l’image que tu renvoies ? Que tu construis de façon consciente et inconsciente ? Comme les hommes politiques ? C’est construit ?

Y.A. — Oui, dans un sens — […] [ j’explique la visagéité chez Deleuze/Guattari — je ne retranscris pas ici toute l’explication] chez Deleuze et Guattari c’est l’autorité et l’image publique en même temps, […] mais tu sais que souvent ce qui est voulu échoue. En dernier ressort c’est ce qui se produit de façon inopinée qui est saisi avec un certain opportunisme pour exploiter un effet de notoriété ou de réseau.

D.L. — Quelle image je chercherais à renvoyer auprès des étudiants ?

Y.A. — Est-ce que c’est intéressant de jouer de l’identité ou de l’autorité auprès des étudiants ? Est-ce que c’est bien de citer des graphistes reconnus ?

D.L. — C’est vrai qu’on a eu tendance à citer des designers graphiques pour des questions de styles ? Moi je l’ai beaucoup fait. C’est parce que nous avions peu accès à des écrits à l’époque : c’était juste des sources et des figures qui étaient remarquables par leurs pratiques mais surtout par leur graphisme.

Y.A. — À qui tu penses ?

D.L. — Je pense à qui… [il réfléchit] Je pense surtout à des graphistes qui sont dans une séduction formelle, ou d’actualité — mais je ne peut même pas te dire les noms, parce que je les oublie. L’Atelier Bingo par exemple : mais ce sont des sources qui changent et qui passent. Elles sont dans une certaine tendance et puis ça passe. Il y a des choses que tu citais il y a 10 ans, et que tu pourrais plus te rappeler.

Les figures qui me marquent… Mais je me reconnais plutôt dans des démarches comme celle de Munari, qui m’ont permis de me construire. Finalement je me reconnais davantage dans la diversité de sa pratique, notamment cette idée qu’il y a une sorte d’approche ou de pensée à l'œuvre quelque soit les sujets abordés. Dans le fait aussi que c'est un enseignant : il a aussi certainement une sorte de réflexion vis-à-vis de sa pratique.

Y.A. — Parce qu’il y a un concept ou une idée ? Peut-être aussi du fait que tu as été formé au design et à l'architecture au début ?

D.L. — Oui

Y.A. — Sagmeister ?

D.L. — Non…Je suis attiré par les figures de touche à tout, Sagmeister en est un c’est vrai.

Y.A. — Pettibon ?

D.L. — Je suis pas sûre que j’adhère complètement à cette école californienne. Je suis pas sûre de vraiment comprendre surtout. Après ça m’attirait parce que c’est quelqu’un qui était à cheval sur des pratiques. Il pouvait vendre dans une galerie tout en faisant des pochettes punk ou pour Sonic Youth. C’est ce qui me plaisait, cette idée de ne pas pouvoir être catégorisé dans une discipline. Ce qu'est aussi Munari. Par exemple, c’est un tenant du Copy Art, il a été sans arrêt à cheval entre des disciplines, mais sans jamais y être vraiment. Il a fait de l’édition et de l’objet. Je crois que je suis assez fasciné par cette période des années 1960-1970 du design italien. Ils associent leurs pratiques à une sorte d’utopie de transformation de la société. Je m’aperçois que je ne suis pas très marqué par des designers graphiques. Sauf peut-être par Grapus, ou parce que tu m’as fait découvrir : l’Observatoire de la ville. C’est passionnant parce que ce sont des gens qui sortent complètement du rôle de designer graphique, c’est ça qui m’intéresse. Ils ont des compétences et on envie d’en sortir. Ce sont des gens qui inventent leurs métiers. Ils sont influents, après on voit que plein de pratiques s’inspirent de ces projets : comme celles de Munari ou Paris-Clavel. Ils ont marqué les designers graphiques sur la longueur, plutôt que d’autres designers graphiques avec un style qui vont être repompés un temps et qu’on aura marre de voir partout. Ils marquent en profondeur — même si l’Observatoire de la ville par exemple, personne ne connaît. Ce sont des gens qui ont marqué la pratique. En même temps, ce sont des choses qui ont puisées dans des pratiques de l’art et dans la rue. Il y a aussi tous les livres de la maison des Trois Ourses, ou des Grandes personnes, moi je trouve que c’est marqué par Munari. Ça part de choses qu’il a posées, sans qu’il ait tout inventé.

Y.A. — Ici tu aurais pu choisir de parler des relations hiérarchisées et verticales de notre institution. Ou parler des étudiants ?

D.L. — C’est vrai… je pense à la place qu’avait le référentiel avant7. Le référentiel fait figure d’autorité. On se pose toujours la question de savoir par qui il est rédigé. Quels sont les objectifs de la rédaction. Je trouve que le manque là-dedans est de l’ordre de la discussion : il faudrait réfléchir aux enjeux. En tant qu'enseignants nous devrions avoir des débats dessus. Nous devrions toujours remettre en question le référentiel et en discuter entre nous. On l’applique à la lettre sans avoir de regard critique dessus.

Y.A. — Cette fonction était assumée par les corrections nationales du BTS ?

D.L. — On parlait plus de ce que générait le référentiel et pas du pourquoi. Quand ça générait un excès de types de travaux on s'interrogeait sur l’injonction et sa capacité à formater les productions de toutes les écoles. Parfois une école lançait quelque chose qui marchait et on voyait que les autres suivaient. Le nouveau référentiel nous invite à construire la pédagogie, on est sorti de l’injonction du référentiel précédent. C’est là que je dirais, avec diplomatie, que je trouve que le système ne permet pas à l’inspection de prendre sa place dans la construction des formations. Les inspecteurs responsables de formations supérieures devraient nécessairement être engagés dans la réflexion sur les contenus. J’ai rarement eu des échanges sur ces questions là. Je ne dis pas qu’ils doivent avoir ces compétences là. Mais il pourrait amener des professionnels, parce que ce serait leur rôle, pour mettre en place des réunions de formations pour discuter le référentiel. Là où il y a des formations similaires au niveau de l’académie, les inspecteurs devraient être moteurs sur ces réflexions. Je pense que ça pourrait être leur rôle de faire ça. Je me trompe peut être sur leur rôle officiel. Finalement il devrait avoir le rôle du directeur des études dans les écoles du ministère de la culture. Qu’il puisse un moment nous réunir et interroger : qu’est-ce que vous faites ? Est-ce que vous avez des résultats ? Au lieu de le faire sous forme de dossier ou d’injonctions administratives qui nous infantilisent — je commence à comprendre que c’est ce fonctionnement là qui est officiel et que nos interlocuteurs ne changeront pas cela.

[Il tire la carte « spiritualité/responsabilité »]

Y.A. — Que peux-tu faire changer individuellement ?

D.L. — Individuellement ? J’ai ma responsabilité en tant qu’enseignant dans ma classe ? Mais sinon ?

Y.A. — Tu penses que c’est l’institution qui te dicte ton champ d’intervention ?

D.L. — Tu sais que je t'invite tout le temps à dépasser ce rôle-là. Comme on ne m’a jamais demandé mon avis sur ça, je ne suis pas très enclin à développer mo propos ou à penser cette question.

Y.A. — La question c’est plutôt : à quel moment tu te dis « là j’ai fait la différence » et si on mettait quelqu’un d’autre à ma place ça serait différent.

D.L. — D’un point de vue pédagogique ? Depuis quelques années, ce rôle pédagogique dans l’enseignement du design graphique, j’ai l’impression d’en avoir fait le tour. Je ne me sens pas investi d’une mission de former les étudiants sur le design graphique et j’ai même des doutes sur les formations à ces métiers là. C’est étrange de dire ça alors que je suis enseignant. Je vois avec quoi ils peuvent partir de la formation au bout de 3 ans. Je trouve aujourd’hui plus intéressant d’aborder d’autres méthodologies notamment dans la compréhension d’un thème ou d’un problème de société. Je me sens plus investi, vu la situation actuelle, de leur donner des outils de formation en tant que citoyen. Pour mieux comprendre le monde et la société : c’est ce qu’on donne beaucoup pour le macro-projet8, afin de les rendre acteurs. C’est aussi par les sujets que nous créons : nous donnons des entrées sur la citoyenneté, sur comment transmettre des savoirs aux autres et être aussi moteurs. Ce sont des profils de producteurs de contenus ou de metteurs en scène de contenu. Ils sont moteurs de la transmission des contenus mais aussi acteurs de la transformation de la société, pour avoir un rôle à jouer. Le rôle d'exécutant — celui qui met en forme des affiches culturelles — moi personnellement ne me suffit pas et en conséquence j’ai des difficultés à former des gens sur ces métiers-là. En tout cas pas seulement, après les étudiants le feront s’ils ont envie de le faire, mais il y a une urgence — comme diraient certains — à apporter autre chose dans le supérieur.

Y.A. — C’est un peu la posture de certains graphistes sérigraphes, portés seulement à la production d’objet qui est le profil que tu désignes ?

D.L. — Avec l'âge et avec l’expérience : je me dis que peut être à des moments il faut être là-dedans et être « comme ça ». En tant qu'enseignant, je ne prive jamais un étudiant d’être dans le plaisir de la forme. Se noyer voir de se perdre dedans. Parce que moi je l'ai vécu comme ça. Il me paraît nécessaire d'être là-dedans et de se poser des questions sur sa propre pratique et sur la discipline artistique en ayant des questions formelles. Je trouve dommage de s’arrêter à ces questions là en revanche. C’est aussi ce que tu as amené de différent. Nous amenons d’autres biais pour voir : est-ce qu’on est dans cet enseignement formel et par la suite ils ont cette ouverture sur leur propre réflexion et la société ? Ou est-ce que (je sais que c’est ton parti-pris) on les amène directement à l'ouverture dans la formation ? Cela devient constitutif de la formation au graphisme : pour les étudiants ça devient indissociable. On voit aussi que ça crée des « crashs » : certains enseignants ne comprennent pas que l’on puisse former comme ça. Cela ne correspond pas à leurs attentes et pour certains collègues cela ne correspond pas non plus à la formation d’un designer.

Y.A. — Il faudrait alors davantage coller à ces attendus et à ces croyances ?

D.L. — Rapport aux collègues ?

Y.A. — Plutôt pour les étudiants : faut-il s'adapter ? Faut-il descendre les exigences que nous nous sommes fixées lorsqu’un étudiant ne suit pas ou n’adhère pas ? Sachant qu’il n’y pas de hiérarchie entre attendu formel et attendus de contenus.

D.L. — Je prenais la question pour les collègues — une des manières de les faire changer c’est de leur faire vivre l’expérience ou une expérience de projet qui ne soit pas basée sur une attente formelle. Je me dis que l’expliquer c’est compliqué et on ne le comprend pas. Mais vivre la situation dans laquelle il y a une enquête qui est menée et où il y a un échange très fort avec le commanditaire t’amènes à comprendre mieux ce que ça opère dans la qualité du projet. Il faut attendre des étudiants qu’ils te fassent confiance et ça c’est difficile. Tu leur dis « là on va tenter une expérience un peu différente ». Ce qui est important aussi c’est de prendre le temps de faire des bilans de tout ça : « Vous avez vécu telle expérience » et tu fais une synthèse. Je l’ai fait pour le projet de blog. Je leur ai décrit quel était l’intérêt pédagogique de la tenue d’un blog : « vous avez fait un blog pour votre projet, mais vous avez posé des questions sur comment montrer son travail et quoi laisser transparaître ». Cela pose des questions sur : qu’est-ce que j’écris, qu’est-ce que je montre, est-ce qu’il faut faire ou pas le faire ? Tout ça pose des questions en tant que professionnel. Est-ce que j’acquière d'autres compétences qui sont celles d’un facilitateur ? D’un designer de jeu ? À quel moment en tant que graphiste je mets de la forme à quoi ça sert ? Finalement ça pose toutes ces questions là : au lieu de faire un cours c’est la pratique qui pose ces questions là ? […] On peut leur dire « vous voyez tout ce que vous avez vécu et appris ». Ils pensaient être dans une recherche très prospective : alors que c'était très « pro » et très concret. Cela peut être déstabilisant pour un professeur — nous en avons déjà parlé — tu n’as pas bien circonscrit le terrain et tu ne sais pas ce que ça va donner. C’est ce que disait Ruedi Baur9, j’étais d’accord avec ça : c’est enrichissant pour toi et pour les étudiants. Cela fait peur, parce que parfois tu ne sais pas si tu vas t’en sortir ou si l’étudiant va y arriver. C’est plus stressant que d'être sur une route tout droite et poser des éléments sur un chemin que tu connais. Les étudiants que nous jugeons plus fragiles, ou qui ont du mal à produire de la forme peuvent être en difficulté. Avec cela on est obligé de baisser nos ambitions et de leur dessiner la route.

[Il tire la carte « anthropologie »]

Y.A. — Que peut-on dire de la nature des relations humaines en pédagogie du design graphique ?
D.L. — Avec les étudiants ? Avec les collègues ? Juste, tu sais : je n’ai pas une réflexion très poussée en pédagogie. Je ne devrais pas dire ça.

Y.A. — Tu te trouves mauvais ?

D.L. — Non, je ne suis pas mauvais. Je réfléchis quand je fais des sujets, et quand j’ai des inspections10. Comme je suis pris par d’autres choses, je n’ai pas le temps de me poser. C’est pour ça que c’est bien ces temps de réflexion qui seraient nécessaires et qui devraient être…

Y.A. — Institutionnels ?
D.L. — Oui, mais surtout plus dynamiques et posés à des moments où la parole n'est pas jugée, de façon à ce que ça te permette d’avancer sur la réflexion pédagogique.

Y.A. — Il n’y a pas une crispation sur ces questions entre collègues ?

D.L. — Mon expérience est liée à la réforme du DNMADe. La difficulté à parler pédagogie vient de la méconnaissance de la spécificité disciplinaire dans laquelle on s'était engagé au moment de la réforme. Nous avons peut-être mal expliqué. Mais à partir du moment où il y a une mauvaise compréhension de cette spécificité disciplinaire autour de la transmission des savoirs, hé bien… Il s’agissait de réfléchir à comment on peut transmettre cette spécificité disciplinaire, bien que ce ne soit pas une discipline en soi. À partir du moment où les collègues ne comprenaient pas cette spécificité là, on ne parlait pas le même langage. On revenait aux mêmes basiques d’exercices pédagogiques qui étaient anciens, et certaines méthodes ou manière de faire n'étaient pas bien comprises à la fois par les collègues et les étudiants. Mais là, en conséquence, il y a une réelle difficulté, car je n’ai pas le temps de former les collègues là-dessus.

En binôme, c’est peut être une manière de faire comprendre aux collègues comment le contenu opère : on s’intéresse à la transmission de savoir et la réflexion porte sur comment rentrer dans certains savoirs. Cela nécessite de repenser certaines méthodes pour penser les projets. Par exemple : l’enquête — en même temps là-dessus nous n’avons rien inventé. Comment appréhender certains savoirs et digérer tout cela. Comment maintenir et entretenir une relation avec des interlocuteurs extérieurs. Ce n’est pas toujours évident : avec les entretiens les étudiants s’en tirent bien. En terme de méthodologie, il faudrait trouver des méthodes pour dialoguer avec les interlocuteurs mais comprendre aussi la nature de leur interlocuteur. Je trouve très intéressant le projet qu’on a fait sur les films d’animation avec un des chercheurs de l’Institut Pasteur et avec une de nos collègues de SVT. Certains étudiants râlent parfois en disant : « on à pas les mêmes retours suivants les interlocuteurs ». Je leur explique alors que les interlocuteurs ne sont pas les mêmes et que les échanges ne sont pas les mêmes. Nous ne pouvons pas pas poser les mêmes questions et comprendre de la même manière les réponses. Il faut profiter des compétences de chacun. C’était très intéressant : le chercheur est près à utiliser certaines métaphores pour expliquer des phénomènes là où la professeur de SVT ne s'autorise pas la métaphore mais cherche à définir des termes. Pour elle, il s'agit de définir certains termes pour pouvoir les utiliser. Le chercheur n’était pas dans cette position là. Il faut faire comprendre que l’on a des interlocuteurs différents et qu’il faut construire des questionnaires adaptés.

Y.A. — On est dans des compétences d’anthropologie ?
D.L. — C’est le problème : je n’ai aucune compétence d'anthropologue. J’ai lu des textes pour apprendre à faire des entretiens en sociologie, anthropologie et en journalisme. ça m’intéresse personnellement dans leur travail d’écriture et dans la formation des étudiants. Quand je vois la formation pédagogique que j’ai eu à l’IUFM11. D’un point de vue disciplinaire c'était intéressant, mais pas sur les à-côtés. J’ai l’impression de n'avoir rien appris. Je n’ai pas eu un seul cours sur l’histoire de la pédagogie à l’IUFM : c’est révélateur. Les exercices de théâtre qu’on avait, par exemple, n'étaient pas à la hauteur, parce qu’il y avait trop peu de réflexion pédagogique. Je ne dis pas qu’on était suffisamment matures pour comprendre le sens des enjeux mais au moins d’en discuter. Je n’ai pas parlé du rapport avec les étudiants. Est-ce que c’est intéressant dans ce cadre ?

[Il tire la carte « la technique »]

Y.A. — Quelles activités font que les choses tiennent ensemble ?
D.L. — Je ne comprends pas bien — quel est le lien avec la technique ?

Y.A. — Comment fais-tu cohabiter les techniques, les collègues, les idées, différentes ensemble ?
D.L. — Je ne pense pas être le mieux placé pour répondre. Mais j’arriverai à dire plutôt comment ça ne tient pas !

Y.A. — C’est aussi très latouréen comme définition de la technique : la technique c’est ce qui ne marche pas !
D.L. — J’ai l’impression que depuis quelques années on est plutôt sur un mode bricolage,

que sur un mode technologique.

Y.A. — Pour toi la technique c’est ce qui marche tout seul ?

D.L. — La technologie efficiente : nous ne sommes pas capables de produire cela. Je le dirais plutôt comme ça. Il y a des résistances et des freins. Mais c’est plutôt avec l’administration, parce qu’avec les étudiants c’est fluide même si on est dans une impression de bricolage. C’est un peu le principe de notre pédagogie. Nous ne sommes pas dans une logique d’école privée où il faut donner l’impression que tout est fluide, tout tient et fonctionne bien. Des fois tu fais des choix qui ne plaisent pas à tout le monde. Je pense au questionnaire qui est donné aux étudiants. Il reste un outil, qui est peu opérant : ce malgré les questions. ça devrait plutôt être une discussion. Sous quelle forme ? Je ne sais pas parce qu'il faudrait permettre d’enregistrer des informations. Cela permettrait de comprendre les enjeux, au lieu d’avoir des chiffres et des contenus administratifs sur les questionnaires. Ce serait d’avoir des avancées avec les étudiants sur la formation. C’est compliqué cette chose-là. Même discuter avec les étudiants : pourquoi demander leurs avis, quel est l'intérêt de demander leur avis ? Est-ce que eux pense pouvoir apporter à la formation pour l’améliorer ? Il s’agirait de leur dire de se déplacer du rôle de juge/consommateur/client à celui d’acteur : ce serait intéressant de penser la question comme ça. Pour moi ce sont des problèmes de contenus de formations, c’est pour ça que je demande à notre inspection d’échanger avec nous sur les profils qui sont recrutés. Pour mieux les comprendre et inviter des gens qui pourraient s’épanouir dans notre formation. Plutôt que d'être dans des problèmes de mauvaise compréhension et de faire que cela freine et craque de partout. Mais c’est compliqué, on est sur un recrutement national.

[Il tire la carte « droit »]

Y.A. — Qui peut attester de ce que tu fais ? Qui est témoin ?

D.L. — Les étudiants sur le long terme.

Je ne poserais pas la question comme un constat. Je me demanderais comment me rendre acteur de ça : à un moment donné on cherche tous la reconnaissance de ce qu’on fait. Comme nous sommes dans un situation où on a des formes d’autorités qui ne sont pas intéressées par le travail qu’on fait, il est donc inutile de chercher la reconnaissance de ce côté-là. J'ai fait une croix sur la reconnaissance de mon institution, peut être que des gens me feront changer d’avis par la suite. Tu vas chercher l’autorité — enfin, des gens qui vont juger tes choix et ton travail — du côté des institutions extérieures avec lesquelles tu coopères.

Y.A. — À ton “procès de pédagogue” ce serait les professionnels avec qui tu travailles qui plaideraient ou témoigneraient pour toi ?

D.L. — En tout cas, ils seraient témoins. Les étudiants, je pense pour d’autres raisons, c’est un réseau que nous commençons à entretenir. Le travail de pédagogue se prolonge toujours, parce que tu gardes contact avec des personnes, qui garde contact avec toi et manifeste une reconnaissance. Se demander ce que pensent les étudiants, c'est ce que fait un professeur sans cesse. Mais avec l’expérience tu sais que ce n'est pas vraiment pertinent, parce que tu ne plais pas à tout le monde : ce n’est pas bien non plus de plaire à tout le monde. C’est de la séduction : ce ne sont pas forcément les professeurs qui te paraissent les plus sympathiques qui sont les gens qui t'ont le plus apporté. Cette reconnaissance s'opère sur le long terme. La reconnaissance que j’ai elle est là quand j’ai un étudiant qui me fait confiance jusqu’au bout avec qui j’ai même noué des contacts par la suite, sous forme de stage, etc. Cela amène les relations plus loin, même si c’est plus la reconnaissance professionnelle que pédagogique qui prime dans ce cas. La reconnaissance peut être aussi professionnelle pour nous. Je repense au formulaire qu’on demande aux étudiants pour évaluer la formation. On demande de la reconnaissance à des professionnels normalement. Dans les pièces demandées on voit que la pédagogie et que l’orientation disciplinaire est quasiment pas abordée. C’est pour ça qu’on est perdu, si on cherche la reconnaissance là dedans. C’est difficile à entendre pour nous, et pour d’autres collègues c’est déstabilisant. Aujourd’hui notre mission a changé, on attend plus de nous d’être des pédagogues mais plutôt des gens qui…

Y.A. — Des ingénieurs pédagogiques ?

D.L. — Je dirais plus des encadrants, dans le sens administratif, matériel, etc. On fait venir des gens, etc. On pourrait ne plus faire cours. Je suis sûre que des écoles travaillent en faisant venir des gens, crée des partenariats et il n’y a quasiment plus d'enseignement. On “chapeaute”, on cadre, on rythme, on organise : qu’est-ce qu’on transmet comme contenu ?

[Il tire la carte « rhizome »]

Y.A. — Qu’est-ce qui te contraint et te pousse à agir ?

D.L. — C’est un peu ce que tu as apporté à la section : le mode d'organisation. Le cadre qui peut devenir soit porteur de nouvelles manières de faire soit contraignants. C’est celui qui a été mis en place dans la section. Le fait de fusionner les matières. À la fois, le fait qu’ils n’y ait plus différentes matières avec différents sujets, qu’il y ait un sujet sur un temps. Et que les unités d'enseignement alimentent le sujet : on voit comment ça contraint et comment ça augmente ton enseignement. Tu te connectes à l’autre et ça le complexifie, ça l'enrichit. Je ne sais pas si c'est le cas pour tous les collègues. Une des qualités qui peut se transformer en défaut ou en problème c’est le travail en binôme. C’est quelque chose de rare : à l’ENSAD ils travaillaient en équipe quand j’étais étudiant. Tu vois travailler les autres, tu prends ta place dans un cours, dans un sujet, ça apprend à laisser de la place aux autres. Cela demande de respecter cette règle du jeu. C’est compliqué car tous les binômes ne sont pas possibles entre collègues. Quand il y a une compréhension différente des enjeux disciplinaires ça fait problème. Après il faut trouver des points d’accords : parfois c’est pédagogique. Avec ça tu peux composer des choses. Si ça n’est pas là, c'est compliqué : on se demande alors ce qu’on fait dans la même salle.


  1. Yann Aucompte est docteur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, il coordonne le DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. 

  2. Esopa et Cuesta sont deux coopératives culturelles qui ont conduit une consultation citoyenne à Malakoff sur les pratiques culturelles et les droits culturels. Nous les avons accompagnés pour la réalisation d’une exposition éphémère. Nous avons eu 3 semaines pour préparer les éléments graphiques. 

  3. Damien Laverdunt est enseignant en Design et Métiers d’art, pour le DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. 

  4. En première année les cours de Culture design ou théorie du design graphique ont pour objet les rapports de production du design graphique et les différents milieux qui accueillent ces compétences. 

  5. Direction artistique, en design graphique, est un titre qui désigne des activités de cadre qui consiste à sélectionner des univers visuels et à piloter des équipes de designers graphiques pour la production de maquettes. 

  6. À l’Éducation Nationale les enseignants ont différentes tutelles : le proviseur est en responsabilité de l’établissement, des emplois du temps, du budget alloué, etc. ; l’inspecteur évalue l’enseignant et impose le cadre du programme pédagogique ; la région possède les locaux et finance le matériel ; le rectorat décide des moyens humains et s’occupe de la gestion des personnels, etc. 

  7. Lorsque la formation était un BTS, soit un diplôme national. 

  8. Le macro-projet, ou projet Made est le nom donné au projet conduit en troisième année comme examen de fin de cursus. L’étudiant choisit son contexte d’intervention et explore une série de réponses par des prototypes et des maquettes. 

  9. Damien Laverdunt fait référence à la conférence donnée par Ruedi Baur le 24 janvier 2024 à Strasbourg à L’UNISTRA pour la journée d’études « Enseigner le design graphique à l’université
    Qu’est-ce que la recherche fait à la pédagogie ? », Journée d’études - 23 et 24 janvier 2024 - Université de Strasbourg Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme - Alsace (MISHA) 

  10. Une « inspection » ou « rendez-vous de carrière » est une situation institutionnelle d’évaluation des pratiques pédagogiques des enseignants par une observation d’une heure d’un cours par l’inspecteur du bassin et parfois par le proviseur. À l’issue de l’observation l’enseignant est interrogé sur ses pratiques et expose les séquences de cours sur l’année. 

  11. Institut de formation des maîtres, ancienne appellation de l‘INSPE qui forme les enseignants des lycées aux concours puis aux pratiques pédagogiques.