Entretien avec Yoann De Roeck (22/06/17)
Yann Aucompte

Yann Aucompte1 : Qu’est-ce que le terme « recherche » t’évoque?

Yoann De Roeck2 : À l’époque où j’étais étudiant en design [1996–2001], cela n’existait pas à mes yeux. Enfin, peut-être que mes professeurs ne m’y ont tout simplement pas donné accès. C’était une approche très orientée sur le visuel : on y parlait essentiellement de la qualité des réalisations pour mieux y parvenir. Bien sûr, j’ai étudié les avant-gardes, le modernisme, que les énervés de Grapus avaient été en Pologne, et quelques grands repères de ce type. Mais c’est tout. Le mot « recherche » a longtemps été un simple synonyme d’« expérimentation » pour moi.

Y.A : Quelles sont les références théoriques qui t’ont marqué ?

Y.D.R : Le premier nom qui me vient, c’est Gibson. La notion de recherche m’est apparue à Nancy [à l’ANRT, entre 2001 et 2002, sous la direction de Peter Keller3]. C’est là que je me suis dit : on peut effectivement mettre momentanément de côté les contingences et les résultats, et se maintenir dans un enchaînement de questions, être dans l’ouverture du projet en permanence. Comme j’étais immergé dans les notions de perception des lettres en mouvement, j’ai découvert par hasard les textes de [James Jerome] Gibson, qui n'étaient pas traduits en français à l’époque. Je ne comprenais pas bien qui était cette figure parce que je n’en trouvais que de courts extraits, cités dans des ouvrages d’architecture notamment. Il a travaillé pour l’armée américaine et s’est intéressé à la façon dont les pilotes de chasse perçoivent leur environnement : est-ce qu’ils peuvent avoir une estimation correcte des distances à grande vitesse et en état de stress? Quel rôle ont les surfaces, les frontières et les textures dans cette appréhension du paysage? Et pour la première fois j’ai pu m’appuyer sur de petites bribes de théorie. J’ai essayé de comprendre le fonctionnement du couple œil-cerveau au-delà des formes et des couleurs, pour alimenter mon travail expérimental avec quelques écrits sous le coude. C’est la première fois que je croisais le mot phénoménologie et je ne savais rien de cette science ; j’ai compris qu’il y avait des gens qui se penchaient sérieusement sur nos comportements en situation volontaire de lecture ou d’état passif de réception de signes. À l’ANRT4, ça a été toute l’année comme ça, une série de découvertes… J’ai bien senti qu’il y aurait un avant et un après !

Ensuite, à la Villa [Médicis, Académie de France à Rome] j’ai rencontré des personnes qui m’ont initié à d’autres approches théoriques. Je prends l’exemple de Bastien [Gallet]5 parce que c’est pour moi la figure du polymathe, érudit dans tous les domaines, suivant le modèle un peu loufoque d’Athanasius Kircher. J’ai découvert cette littérature de la Renaissance, où les penseurs étaient à la fois typographes, éditeurs, correcteurs, mystificateurs, avec une liberté sur les textes, de les traduire, les falsifier et de spéculer. Quand on a traduit Kircher pour Anastylose, je pense que ça a été ma première vraie rencontre avec l’esthétique: la rigueur de la démonstration en philosophie, le côté brillant qu’il y a à parvenir à ses fins en convoquant toutes les sciences, même avec une certaine mauvaise foi, en acceptant l’art, la mystique et la fiction aussi, tout ceci m’a beaucoup séduit. J’en ai retenu un modèle de cheminement dont je me sers tout le temps, même en situation professionnelle, dans une conduite de projet. Parce que quand tu articules les idées de façon à convaincre honnêtement que la solution que tu proposes va de soi, c’est imparable. Expliquer qu’il existe un motif, des étapes et des passages obligés, c’est de la véritable pédagogie vis-à-vis de ton interlocuteur. Celui-ci est rarement outillé pour comprendre le processus, et c’est bien normal : il a des besoins immédiats, mais il ne s’imagine pas un tel raisonnement pour parvenir à une réponse. Tu sais ça va très vite, en général il arrive en disant « ah je pensais avoir une série de propositions sur la table » un peu surpris, et en fait non. Tu exposes une à une les raisons pour lesquelles tu as fait des choix, pourquoi ça ne fonctionne pas, tes doutes… Cette instruction, ça, c’est réellement participatif, alors que choisir une proposition parmi d’autres, c’est consumériste.

Y.A : Quelles valeurs ou idées guident ton travail ?

Y.D : Il y a, je pense, quelque chose que j’essaye d’appliquer et que j’exige aussi de mes étudiants, même s’il est un peu fort de leur demander de prêter serment. En tout cas, épouser, admettre une espèce de profession de foi, qui consiste à ne pas faire complètement n’importe quoi avec ce pouvoir qu’est la diffusion de signes dans le paysage. Être toujours très conscient que, derrière les images et les matériaux, il y a des répercussions en chaîne, que ce n’est pas uniquement un travail solitaire de studio mais plusieurs corps de métiers qui se complètent ou se contredisent et se doivent mutuellement respect. Je tiens beaucoup à ça. Et cette profession de foi commence, pour moi, par ne pas refuser de travail, ne pas refuser de clients. De là à paraphraser Hippocrate, bon… on n’est pas en médecine, le design graphique est rarement une question de vie ou mort. Quelqu’un qui me contacte pour avoir des conseils, un jeune professionnel qui a besoin d’être orienté, quelqu’un en difficulté parce que c’est la première fois qu’il engage une commande, ou un client qui n’a pas d’argent tout simplement. Toute personne qui a besoin de signes pour faire exister son événement ou son objet et qui n’en a absolument pas les moyens ou les capacités, je l’ai toujours reçue, et j’espère être sincère en affirmant ça. Pas de sélection a priori ou de calcul du type : est-ce que je peux miser sur la réussite de mon client pour jouer non pas sa partition mais plutôt la mienne? Je ne sais pas si beaucoup de graphistes le font, mais je décèle chez certains étudiants le germe d’une stratégie de ce genre, inconsciemment, et il faut la déminer le plus tôt possible.

Quand il y a des causes ou des initiatives vraiment importantes, je mets mes savoirs à contribution et si ça ne peut pas être bien rémunéré, ça ne l’est pas, tant pis. Parce qu’il n’est pas question d’empêcher les choses de se faire, parce qu’il faut payer l’imprimeur — d’abord. Si une association fait un boulot extra, je ne vais pas aller lui plomber ses finances : moi ça va me coûter quoi? Deux semaines de boulot au maximum… « bon, on le fait ! »L’inégalité devant la communication est injuste.

Y.A : Quels graphistes t’ont-ils influencé ?

Y.D.R : Des graphistes « préférés », aucun. Je ne suis pas en état d’admiration pour ma profession. J’ai évidemment dans mes lectures des noms dont l’œuvre me touchera toujours : [Paul] Rand6, [Alan] Fletcher7, etc. Je trouve que ce sont des monstres de la création graphique. En France, je pense que [Jean] Widmer8 a été un entrepreneur du design absolument majeur. Quand j’entends parler Michael Bierut9 je suis souvent emballé par la conscience qu’il a du fait que le design est au service du monde et pas l’inverse. Des choses dites par petites touches pour lesquelles on se dit : « je suis bien content d’entendre ça ! ». Ce ne sont jamais des positions dogmatiques ou nombrilistes : quelque chose qui ne se regarde pas tourner, et qui se moque volontiers de lui-même.

Y.A : Que penses-tu de la publicité ?

Y.D.R : Je pense que la publicité est une activité à part entière qui a naturellement sa place dans nos sociétés riches. Ce serait bien hypocrite d’être consommateur, cible de tout un tas d’opérations, de campagnes, d’enseignes et de produits tout en niant les impératifs de communication qui vont avec. Ce terme de publicité ne m’a jamais fait peur. Quand quelqu’un tire à boulet rouge sur la pub, je trouve ça un peu suspect! Ces mêmes personnes peuvent par ailleurs être adeptes de la réclame, la publicité avant qu’elle n’en porte le nom : une affiche de Cassandre par exemple, ou un livre qui décrète que c’est Toulouse Lautrec qui a inventé le design graphique. Vivre dans cette mythologie-là, parce qu’il y a prescription ou une ascendance artistique, regarder Mad Men et trouver le monde de la pub dingue quand c’est américain et vintage…pour finalement dire que la publicité c’est des messages aliénants qui polluent les villes. Et puis dans le mot publicité je range les affiches de théâtre, je mets la communication culturelle, le discours militant, absolument tout. Le terme ne s’applique pas qu’au fromage, aux bagnoles et au shampoing : un festival qui communique, c’est pour délivrer un message clair à un public large, la finalité est, mettons, moins mercantile. En ce qui concerne les agences, malheureusement je connais mal ce milieu : pour mon stage, à 18 ans j’étais chez Euro RSCG10, parce qu’avant de m’en détourner, je voulais savoir ce que c’était que la pub. J’ai fait une super expérience et j’ai rencontré des gens très bien. Ce qui est navrant, en revanche, c’est la piètre qualité visuelle et sonore qui sort de ces boîtes. Si tout le monde trouve ça aussi répugnant, c’est surtout parce que la production est complètement nulle. Hormis quelques grandes enseignes qui arrivent à se payer un très bon directeur de création… ça arrive trop rarement! Mais quelques fois une campagne sort du lot et tout le monde retrouve un élan pour la pub parce que « regarde cette image elle me fait rire » ou « tel clip est bien fait » ou je ne sais quoi. C’est davantage une question de qualité de signes que de noblesse de produit. Perrier, Volkswagen à une époque… ils poussaient leur communication parce que c’est leur image de marque créative qui est systématiquement remise en jeu. C’est intéressant de voir ces campagnes se bâtir autour des limites de l’exercice. Les antis font généralement de bons publicitaires, et inversement.

Y.A : Que penses-tu du graphisme d’auteur ?

Y.D.R : Pour être honnête, le graphisme d’auteur ça ne m’intéresse pas vraiment et je ne sais pas bien ce que ça recouvre. C’était le graal dans le milieu des années 90, tout le monde ne parlait que de ça, en opposition au monde de la com’, bien entendu. Dans mon souvenir, il n’y avait pas beaucoup de nuances dans le discours. C’est une époque qui me paraît complètement révolue. Ces auteurs étaient d’abord des affichistes, avec le lot de tradition que cela charrie en matière de communication culturelle ou politique en France. Il y avait quelques signatures dont on reconnaissait le style immédiatement : celui ou celle qui était plutôt placard typographique, l’autre plutôt photomontage et l’autre sur l’illustration… Et en gros le graphisme se résumait à 5 individus qui se partageaient le butin! Ce qui a remplacé ça, c’est l’émergence de petits studios, deux personnes, trois personnes. En général des potes qui ont fait leurs études ensemble et ont signé leurs premiers projets, qui pour moi incarnent une vraie nouvelle génération et je les trouve beaucoup plus intéressants que les comètes que l’on voyait fuser et qui ont disparu du jour au lendemain, dès les premières années du web. Ça, c’est plutôt la représentation sociale et médiatique que j’en perçois. Ce que je ne nie pas, en revanche, c’est la dimension auctoriale du métier. Quand tu produis des formes et que tu es responsable d’un projet, tu t’engages et en y mettant forcément un peu de toi. C’est pas seulement du problem solving ou de l’ingénierie! Donc, oui, certains designers sont d’excellents plasticiens, certains ont un sens de la couleur que d’autres n’ont pas, d’autres profitent d’une culture typo hyper nourrie, c’est vrai. Mais, je ne suis pas du tout à l’aise avec la question du style, je ne sais pas à quoi ça correspond et je m’en méfie. Dans ma production j’aimerais pouvoir dire ne pas avoir deux objets qui se ressemblent (ce qui n’est pas vrai)… parce que c’est, en principe, le projet qui détermine le style et pas le graphiste. Je crois en cette idée fondamentale, même si on a tous nos automatismes et nos paresses, ou le désir secret de constituer une somme cohérente en dépit de la diversité des sujets traités! Pour finir, derrière cette appellation de graphiste-auteur, il y a aussi la question de la représentativité et du poids de la parole. Je crois que cela peut transporter, mais aussi créer beaucoup de dégâts chez les jeunes professionnels, parce que c’est très long à démythifier. On y participe, malgré nous, dans l’enseignement, en sortant les mêmes références incontournables, parce que c’est un raccourci efficace. Et je dois admettre que je suis parfois reconnaissant envers ces figures de proue du graphisme qui défrichent le terrain, quelque part, elles repoussent les limites de la profession en explorant et en montrant que c’est possible. Le grand public est peut-être un peu éduqué par ce biais-là. Mais ça reste une infime partie de la forêt. On ne parle jamais du reste.

Y.A : Que penses-tu de l’intérêt des graphistes pour la technique ? Autant les techniques d’impression, sérigraphie, risographie, etc. que les logiciels et l’informatique.

Y.D.R : Je considère qu’un emploi intelligent de la ou des techniques dans nos métiers consiste avant tout à rester au contact de la matérialité: qu’elles servent toujours à l’éducation du regard et produisent du sensible. Pour parler des techniques d’impression, il est évident que la maîtrise la chaîne de fabrication, du façonnage et de la diffusion est salutaire, impératif même : pour obtenir des résultats incomparables, qui ont du cachet, du chien, qui sortent de la banale production en quadri, tout en restant au service du projet, sur le plan économique, écologique et conceptuel. En cela, l’exposition Monozokuri11 était très instructive [à l’Ésad Amiens, 2012], c’est l’expérimentation au sens premier, virtuose et simple à la fois, et tout le monde en profite parce que c’est enfin montré. « Ah ouais on peut faire ça, j’y avais jamais pensé ». C’est très généreux, ce n’est pas juste la démonstration d’un tour de force mais un champ de possibles ouvert et libre. À chacun de piller là-dedans, parce que ça ne demande qu’à être saisi. Certains groupes ou certaines agences devraient avoir des temps de recherche et développement comme cela se passe dans le design industriel ou dans le textile. C’est-à-dire : la commande, c’est bien, mais à un moment donné, on ouvre aussi des chapitres pour expérimenter. Ensuite, il y a une obligation morale à publier ou exposer… si tu décroches une bourse ou une résidence et que tu gardes les résultats pour ta pomme c’est proprement scandaleux.

Y.A : Où en est la théorie du graphisme selon toi ?

Y.D.R : La théorie du graphisme? Je ne sais pas vraiment… j’avoue que ça ne m’intéresse pas beaucoup en réalité. Parce que ce métier, je l’ai débuté de manière assez humble, je crois, et que j’ai vu émerger les spécialistes : les graphistes-type-designers puis les graphistes-éditeurs, graphistes-curateurs ont débarqué dans la profession, disant « le graphisme ne suffit plus, c’est ici qu’est la valeur ajoutée ». Les graphistes restés généralistes sont devenus de petits metteurs en pages. Au moment des traductions de grands textes théoriques en français, des journées d’études sur le design, etc., une population qui n’avait jamais pratiqué en parlait soudain beaucoup et avec une hauteur de vue inédite. Je pense en effet qu’il était temps que le design devienne aussi un sujet en soi, mais à qui profitent ces débats… ça reste un gros point d’interrogation : à la structure économique et sociale d’une profession, aux bonnes pratiques de la commandes et de la fabrication, à l’éducation du public? J’ai sans doute beaucoup d’a priori là-dessus. Les textes actuels que je lis sont pourtant rarement à côté de la plaque, et plutôt passionnants dans leur profondeur, leur relation aux champs connexes, à l’histoire, à l’art et aux enjeux sociétaux. Mais ça reste de l’ordre de la discipline, nettement moins de la profession. Je crois que je suis davantage convaincu en lisant des designers théoriser leur pratique. Pour moi entendre [Bruno] Munari12 ou [Jan] Tschichold13 et comprendre que certains praticiens, en plus de leur exercice, ont su consigner leurs observations, en tirer quelques leçons et les partager, je trouve ça brillant. Ceci dit, ça bouge : Thomas [Huot-Marchand]14 à Nancy, a commencé à me raconter quels étaient aujourd’hui les niveaux d’échange entre designers et universitaires à propos de réelles collaborations, en mode projet. Ce qu’il en dit m’excite beaucoup, je trouve ça très prometteur, une vraie mutualisation des savoirs et savoir-faire. Je sais qu’il est simpliste d’opposer les artisans qui ne causent pas et les “intellos” qui ne savent rien, mais je vois bien comme la tentation grandit de chercher un moyen de s’extraire de la stricte commande, d’échapper au stress de porter un projet lourd, ou de fuir la violence de constater qu’on vit parfois très mal de son travail. C’est à se demander si l’exercice du graphisme intéressera encore du monde à l’avenir!

Note de Yoann De Roeck [Six ans après cet entretien, YDR a cessé toute activité commerciale, enseigne sans vergogne une discipline qu’il ne pratique plus, mène un doctorat en épigraphie/typographie à l’EPHE et à l’ANRT et s’intéresse de près à la théorie en design].

Y.A : Quelle serait la plus grande marque de reconnaissance pour toi ?

Y.D.R : Le plus beau moment pour moi, le sommet de la satisfaction, a lieu au moment de la prise de brief, qui coïncide souvent avec une nouvelle rencontre. C’est là que le projet se conçoit véritablement, c’est là qu’on rédige la feuille de route, un devis qui nous engage l’un et l’autre, et que l’on reçoit les clefs de compréhension de la commande : pour qui, pour quoi… Ces temps-là sont magnifiques, c’est à ce moment que tu découvres un monde que tu ignorais totalement. Quand tu fais ce travail de pédagogie qui consiste à proposer une méthode, et qu’après une heure de discussion les gens te remercient! De les avoir juste un peu éclairés sur ce qu’est la commande de design, le potentiel d’une collaboration si chacun se sert au mieux de l’autre. Là, je pars avec le sentiment d’avoir accompli un truc. Tandis que la fin d’un projet est une souffrance pas possible et que la réception des exemplaires justificatifs me plonge généralement dans la déprime. Le climax reste ça pour moi, le brief, la promesse. J’ai peu de clients récurrents, un projet en amène un autre car le bouche à oreille marche bien dans ce métier. Il suffit que tu laisses une bonne impression, le sentiment d’un projet bien mené, et même si le résultat n’est pas spectaculaire à l’arrivée, ce qui est souvent mon cas, tu seras rapidement recommandé. Je n’ai jamais eu à décrocher le téléphone pour chercher du boulot, c’est une chance considérable. Il y a une association pour laquelle je travaille depuis 10 ans maintenant. Il n’y a pas de lassitude, ni de mon côté ni du leur. Je leur ai dit qu’ils étaient évidemment libres de changer de prestataire. C’était dans l’ordre de choses, au bout de 4 ou 5 ans, de marquer le coup avec une autre approche. On m’a toujours dit non, ça fait plaisir ce niveau de confiance. L’équipe a totalement changé, mais ils ne se sont pas dit « on dégage le graphiste » : cela veut dire que le travail de pédagogie, de suivi, de cheminement porte ses fruits à terme. C’est jamais du temps perdu, mais il faut avoir l’énergie d’expliquer continuellement. Il y a quelques jours, je reçois le mail d’un inconnu qui me dit qu’il connaît untel avec qui j’ai fait un bouquin, il me dit qu’il a aussi envie de faire un bouquin et qu’il voudrait qu’on le fasse ensemble. N’est-ce pas merveilleux?

Y.A : Que penses-tu du droit d’auteur ?

Y.D.R : C’est une bénédiction en France. L’épaisseur du code de la propriété intellectuelle et les garanties qui sont proposées aux créateurs, dans la musique, dans les arts plastiques, la littérature c’est quand même très vertueux. Dans d’autres pays ce n’est pas le cas! Maintenant, si c’est appliqué à la lettre sans la moindre interprétation, ça peut devenir hyper sclérosant, un carcan qui engendre de grosses tensions. J’ai travaillé en agence de longues années, j’y ai produit énormément de choses, et qui ont duré bien après mon départ… est-ce que le droit d’auteur s’applique, ou est-ce que la notion de création collective supplante la création originale d’un individu ? Si on commence à gratter sur qui fait quoi dans une opération collective, c’est indémêlable. Sur un livre, une affiche, n’importe quel support, le client est auteur à 50 % de la production, selon moi. L’image a été co-construite : je veux bien être crédité pour un projet mais pas poser une signature sur une œuvre, ce n’est pas la même chose. Je dépose parfois des choses à l’INPI, quand je suis avec de gros clients, quand je sens que ça peut déraper parce qu’on m’impose un contrat de prestation, plutôt que d’opter pour un simple devis. Quand un service juridique rédige les termes d’une collaboration, à ce moment-là on entre dans une autre dimension, là il faut être attentif parce que son rôle à lui, c’est précisément de se protéger, quitte à t’exposer. Être vigilant et faire appel à un avocat : ça coûte, bien entendu… mais on est parfois obligé de provisionner sur le montant global le fait qu’un conseiller va traduire un document dans un langage intelligible. Et il m’est arrivé, en dépit du droit commun, de renoncer à la paternité de ma production. Une cession absolue, ce qui est impossible en théorie : il y a certains boulots sur lesquels je ne peux pas communiquer. Il y a quelques années j’ai adhéré à l’AFD, le syndicat, parce qu’il était temps de soutenir l’initiative. Il existe, il faut le faire. De même que ma comptable et l’association agréée, c’est un peu de paix, si un moment ça vrille, tu n’es pas tout seul face au problème. Bon, c’est jamais arrivé, on trouve toujours une issue. Si tu es membre depuis quelques années, il y a une assistance là-bas, tu peux demander à profiter d’un centre de documentation, ou des tables rondes sur des sujets comme le droit d’auteur, les contrats, les appels d’offres, etc. Tu vois, toutes ces questions-là, bassement pratiques, juridiques, techniques, pécuniaires, qui gonflent tout le monde, sont toujours occultées par des choses qui se présentent de manière plus séduisante : l’approche critique ou esthétique, la responsabilité sociale, les luttes, etc. Cela fait beaucoup d’ombre aux sujets professionnels, qui me semblent pourtant fondamentaux, eux aussi. Combien d’étudiants sortent chaque année diplômés sans savoir ce qu’est une facture, comment amortir un Mac, ou négocier l’usage d’une photo? Il y a très peu de professions qui se permettent d’envoyer au charbon sa relève sans ces armes… Alors que les étudiants aiment discuter de ça et ils ont raison de le réclamer.

Y.A : Que penses-tu du rapport salarial ?

Y.D.R : Dans nos métiers comme dans d’autres, je crois que c’est une histoire de tempérament et de bagage culturel. Mes parents sont artisans bijoutiers, en retraite maintenant. J’ai grandi à une époque et à un endroit où globalement tout le monde était artisan. Du coup, l’idée de me mettre à mon compte et supporter l’état de nervosité et cette solitude ne tombe pas du ciel. Ça ne me fait pas peur, ça m’excite même, je me sens en pleine possession de mes moyens dans cette configuration. Mais je ne le conseille pas à tout le monde en disant : « c’est la panacée, c’est la liberté créative et ce que tu gagnes est pour ta poche ». C’est une affaire de tempérament, il y a des graphistes qui ne doivent surtout pas s’installer en indépendant, je ne leur donne pas une semaine… des personnes à qui le salariat conviendra parfaitement. La question est alors quid des perspectives professionnelles dans ce cadre? Parce qu’après 5 ans de boîte, tu tournes généralement en rond… Ces dernières années, j’étais salarié, DA, statut cadre, avec nécessairement des fonctions de middle management : il s’avère que je suis mauvais en management, terrible. Autant, quand j’enseigne, il n’y a aucun problème d’autorité, parce que dans la pièce, il y a une personne qui est là pour transmettre les deux ou trois choses qu’elle sait faire et d’autres qui sont venues pour apprendre. Là, pas de problème, je suis à l’aise, de bon conseil, ferme sans être buté, ça va, ça se passe bien! En situation de collaboration professionnelle c’est une autre affaire, tout le monde n’a pas la fibre: c’est un métier et je n’étais pas outillé pour ça, ni intéressé d’ailleurs. Pour en revenir au salariat, certaines personnes ne peuvent délivrer le meilleur d’elles-mêmes qu’en équipe et en acceptant une part de subordination ; je comprends très bien que tout le monde ne soit pas téméraire au point d’avoir envie de jouer sa peau au boulot. Et puis, ce sont des adultes : si le salariat devient asphyxiant, c’est qu’il est temps de bouger ! D’après ce que j’observe, la génération de graphistes qui arrive a largement intégré le fait qu’ils et elles auront plusieurs postes, dans des secteurs et à des endroits très différents. C’est peut-être difficile à imaginer pour nous, mais la notion de dévotion professionnelle prend de nouvelles formes.

Y.A : Penses-tu que j’ai posé les bonnes questions ?

Y.D.R : Nous n’avons pas eu une conversation d’experts ni de décorateurs, ce que j’apprécie! Je trouve très bien que l’idée chemine, que l’on s’intéresse davantage aux fondements et à l’intelligence d’une relation entre un graphiste et son environnement, à l’économie ou à l’écologie d’un projet plutôt qu’à la dextérité ou à l’excellence d’une production, choses qui sont pour moi assez secondaires, quoique jamais malvenues.

Y.A : Que penses-tu de cette image ? [le graphiste se trouve face à une reproduction de laffiche du concert Beethoven pour la Tonhalle de Zurich, en 1955]

Y.D.R : En voyant ces affiches de Brockmann15, je me pose la question de l’origine du design graphique, le point zéro. Moi j’ai été biberonné, comme tous ceux de ma génération, au mythe du peintre-affichiste et l’idée qu’il n’y avait rien avant, et pas grand chose après, d’ailleurs. Je trouve aujourd’hui ce discours chauvin et fallacieux. Beaucoup de livres d’histoire du graphisme, tu les ouvres : c’est Le Chat noir en première page et sur la dernière, Sagmeister scarifié : un siècle d’histoire entre deux romantismes. Bon, je ne réagis pas beaucoup à l’image que tu me montres! Le style international aussi est un « point zéro » du graphisme… et il y en a d’autres.

[Il réagit à une reproduction d’une double-page de Emigre]

Ce sont les choses sur lesquelles tout le monde « tripait » littéralement dans les années 90, « Licko16 », « Barnbrook17 »… Ça a duré peu de temps, mes enseignants étaient incapables de s’en saisir, trop loin d’eux. Je crois que ça ne faisait pas partie de leur paysage, et c’est normal, bien des choses m’échappent totalement aujourd’hui. Je trouvais ça décomplexé et jouissif, ça accompagnait la découverte des logiciels et des fontes numériques, c’est un joli chapitre de l’histoire design, du digital et du web. Pour moi regarder ça allait avec le fait d’écouter Mogwai ou Portishead, bien dark mais très cool. Depuis, j’ai oublié ces formes, je n’écoute plus souvent ces sons, c’est tellement ancré dans une époque… C’est très troublant de faire face aux signes de sa génération.

[Il réagit à une reproduction de la pochette de Spangle Maker de Cocteau Twins par Vaughan Oliver en 1984. Elle est placée en regard de la pochette qu’il a réalisée pour le groupe Bush, sur le disque Razorblade Suitcase, en 1996]

Que Vaughan Oliver18 ait pu proposer ce quasi-fac-similé et puis cette pochette carsonienne19 à deux moments différents, qu’il ait eu la mobilité créative et intellectuelle de faire ça, c’est la preuve que la question du style est totalement hors sujet. Ça ne devrait pas interférer. Je sais bien, nous avons tous nos petites marottes et nos recettes… C’est le projet qui doit amener les formes sur la table. J’essaye de ne jamais faire intervenir un ingrédient graphique extérieur au sujet que je traite. J’arrive un tout petit peu à satisfaction quand je parviens à ne rien « inventer ». Pour les choix typographiques, notamment, il y a souvent la nécessité de ne pas passer à côté d’une évidence, même si on a envie de faire le malin en prenant la chose à contre-pied, ce que je trouve un peu vain. Tu prends une réelle option graphique quand tu n’as pas vraiment le choix.


  1. Yann Aucompte est d'octeur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France** 

  2. Retranscription co-écrite et corrigée par Y. De Roeck. Il est graphiste, enseignant en design éditorial et doctorant en épigraphie. Ancien chercheur à l’Atelier national de recherche typographique (ANRT, Nancy, 2001–2002) puis pensionnaire de la Villa Médicis (Rome, 2004–2005), il exerce aujourd’hui à son compte et enseigne depuis de nombreuses années (notamment à l’Esad Amiens jusqu’en 2015 et désormais en DSAA à Montreuil). En novembre 2021, Yoann De Roeck débute une thèse menée conjointement à l’École pratique des hautes études (EPHE) sous la direction du paléographe Marc Smith et à l’ANRT sous la direction de l’historienne de la typographie et type-designer Alice Savoie. En 2023 il confonde, avec Malou Verlomme et Fañch Le Henaff, la fonderie Skritur.eu, initiative qui œuvre dans le champ de la chose écrite en Bretagne particulièrement, mais plus largement dans tout lieu où se mêlent les particularismes idiomatiques et les graphies singulières. 

  3. Peter Keller (1944—2010), concepteur de caractères typographiques français d’origine suisse. Il est enseignant à l’ENSAD et à l’ESAG. Il travaille notamment avec Roger Tallon. 

  4. Atelier National de recherche Typographique créé en 1985, est aujourd’hui un post-diplôme de l’école d’art de Nancy, ancien ANCT (Atelier National de Création Typographique) hébergé dans les locaux de l’Imprimerie Nationale. 

  5. Bastien Gallet (1971—) est philosophe, écrivain, éditeur, critique d’art et musicologue. Il dirige les éditions MF et enseigne à la HEAR de Strasbourg. 

  6. Paul Rand (1914—1996) graphiste américain. Il travaille principalement pour le monde de la publicité puis met en place les premiers systèmes d’identité d’entreprises : IBM, Next, Westinghouse, etc. 

  7. Alan Fletcher (1931—2006), designer d’identité d’entreprises et de marques britannique. 

  8. Jean Widmer (1929—) est un graphiste d’origine suisse ayant travaillé en France. Il importe le style suisse en France dans les années 1970, en créant des identités visuelles d’institutions françaises, comme le centre Pompidou. 

  9. Michael Bierut (1957—), designer graphique américain pragmatique. Il est formé par Massimo Vignelli, et entre à Pentagram New-York en 1990. Il a été représentant de la discipline dans de nombreuses institutions. Il est enseignant associé à Yale School of Art, depuis 1993. En 2003, il cofonde la revue en ligne Design Observer avec Jessica Helfand,Rick Poynor, etWilliam Drenttel. 

  10. Agence de publicité issue de la fusion entre Eurocom (filiale de Havas) et RSCG en 1991. RSCG naît de la collaboration de Bernard Roux, Jacques Séguéla, Alain Cayzac et Jean-Michel Goudard en 1976 — après diverses aventures communes dans la publicité. Connu pour avoir réalisé la campagne électorale de Mitterrand en 1981, avec le slogan “la force tranquille”. 

  11. Monozukuri : formes d'impression, en 2011 puis Monozokuri, façon et surface d’expression, et techniques d’impression, en 2013 sont deux expositions itinérantes sur les techniques d’impression commissionnées par Sacha Léopold et Charles Beauté. 

  12. Bruno Munari (1907—1998) artiste et designer italien. 

  13. Jan Tschichold (1902—1974) graphiste et dessinateur de caractères typographiques allemand. Il est l’auteur du livre-manifeste de la typographie fonctionnaliste : Die Neue Typographie (1928). Il va renier ses idées, après avoir découvert le pragmatisme anglais, avec lequel il va exploiter l’éclectisme formel qu’il a cultivé durant ses études. 

  14. Thomas Huot-Marchand (1977) est designer et dessinateur de caractère typographique. Il dirige l’ANRT depuis 2012. 

  15. Josef Müller-Brockmann (1914—1996) était un graphiste suisse, grand promoteur du style suisse et co-fondateur de la revue Neue Grafik. 

  16. Zuzana Licko (1961—) designer graphique et typographe américaine d’origine slovaque, elle cofonde la fonderie numérique Emigre en 1984 ainsi que la revue Emigre

  17. Jonathan Barnbrook (1966—) designer graphique et concepteur de caractères typographiques numériques britannique emblématique du courant postmoderniste. Collaborateur de la fonderie Emigre. Il crée sa fonderie en 1997 Virusfont. En 2010 son caractère Mason est intégré aux collections de Museum of Modern Art de New York en tant que première acquisition d’un caractère numérique. 

  18. Vaughan Oliver (1957—2019) était designer graphique britannique. Il s’est fait connaître en réalisant l’imagerie et la composition des disques du label 4AD ; notamment les visuels pour les disques du groupe punk-rock les Pixies. 

  19. David Carson (1955—) est un designer graphique américain, figure emblématique du postmodernisme et de la Grunge typography/déconstruction.