Entretien avec Jocelyn de Noblet
Sophie Fétro

L'entretien s'est déroulé à Asnières-sur-Seine, le 28 janvier 2022, au domicile de Jocelyn de Noblet. Dans le petit escalier de service qui conduit au salon, une photographie format A4 le montre, la quarantaine, en tenue de coureur (il pratiquait dans sa jeunesse le marathon), avec un dossard sur lequel était inscrit « Culture technique », nom de la revue qu'il crée en 1979. Sur la table de la salle à manger, devenue espace de travail, un ouvrage de Victor Papanek et un Que sais-je ? sur le nucléaire émergent au milieu de papiers divers. Sur la table basse en marbre rose de sa bibliothèque sont disposés des objets dont la qualité commune est d'avoir traversé les âges, en un mot d'être durables. S'étalent, de façon ordonnée, une dent de requin, silex, grattoirs, pinces, thermomètre, outils divers de mesure, un couteau pliant extra plat. Dans le salon, sur le haut d'un meuble, un masque africain à tête humaine côtoie un roulement à bille, sur une table appuyés contre le mur, deux petits cadres exposent des scarabées d'or, seule espèce, me dit-il, entièrement dorée dans la nature. L'ensemble fait l'effet d'un cabinet de curiosités dédié principalement à des artefacts humains ayant traversé les âges.


Figure 1. Table préparée par Jocelyn de Noblet présentant des objets durables, crédits photographiques Sophie Fétro

Sophie Fétro : Vous avez l'amabilité de me recevoir ici chez vous, et je vous en remercie chaleureusement. Pouvez-vous me dire, ainsi qu'aux lecteurs qui liront cet entretien, quelque chose quant aux objets qui sont ici exposés dans votre intérieur et ce que vous appelez votre « petit musée » ?

Jocelyn de Noblet : Alors, voilà, j'ai fait un petit musée pour moi. Ici, dans cette vitrine, ce sont des objets purement fonctionnels que l'on peut trouver dans une maison. Ce sont des objets de tous les jours qu'on peut trouver dans le monde entier. Dans cette autre vitrine, par contre, ce sont des objets symboliques : la bouteille de champagne, la bouteille de coca-cola, la Campbell's Soup d'Andy Warhol, la Cadillac, la Ford T, etc. Des objets purement symboliques : à la fois symboliques pour tout le monde, comme la bouteille de champagne, et puis, symboliques en ce qui me concerne. Il y a deux aspects, vous comprenez, du symbolique : il y a le symbolique, commun à tous, le champagne, et puis le symbolique personnel, la théière cassée de ma grand mère que j'adorais. Je la garde, elle finira à la poubelle quand je serai mort. Pour moi ça a une valeur, mais pour quelqu'un d'autre, cela peut être un briquet. Alors quand je parle de design, je parle du symbolique d'un point de vue général et non sur le plan personnel, vous voyez ce que je veux dire.


Figure 2. Vitrine du musée de Jocelyn de Noblet, objets fonctionnels, crédits photographiques Sophie Fétro


Figure 3. Vitrine du musée de Jocelyn de Noblet, objets symboliques, crédits photographiques Sophie Fétro

SF : Pouvez-vous revenir sur votre parcours ? Quelles ont été les grandes étapes de votre itinéraire professionnel ?

JdN : Je vais vous répondre tout de suite. Au niveau du design, j'ai fait pas mal de choses, il n'y a pas que ce que vous avez vues dans mes vitrines. Mon parcours et ma rencontre avec le design sont beaucoup liés à la chance et au hasard. Le premier événement, est lié curieusement à l'implantation d'un Club Med au Bahamas. Il y a cinquante ans, quand cela est arrivé, je travaillais pour une société qui s'occupait de la promotion de livres français en lien avec des expositions. Un jour, quelqu'un entre dans mon bureau et y dépose un annuaire international. Par hasard, je le consulte. Huit jours après, il se trouve que je déjeunais avec l'un de mes copains, avec lequel je faisais de la plongée sous-marine, et qui s'occupait de la revue L'Aventure sous-marine. Il était aussi à l'origine du Club Med. Je lui parle des Bahamas et lui dis que ce serait bien d'aller là-bas. Alors il me dit : "si tu y allais tu pourrais leur dire qu'on pourrait créer un centre touristique". J'ai donc téléphoné à l'office du tourisme des Bahamas et je suis arrivé quelque temps après aux Bahamas. Je venais du Canada, parce que je m'occupais à l'époque d'une exposition pour une société qui s'occupait de l'exportation des livres français et pour laquelle je travaillais. Et je me suis lié d'amitié avec un certain nombre de gens et je leur ai dit que j'avais envie d'installer un Club Med, ici au Bahamas, et cette idée leur a plu. Donc, je n'aurais pas consulté ce bottin par hasard au bureau, tout cela ne serait jamais arrivé. C'est la première chose qui m'a beaucoup frappé. Ensuite, j'avais rencontré un copain écrivain qui m'a fait rencontré Jean-Jacques Le Bel. Par son intermédiaire et celui de ce Jean-Jacques Lebel, j'ai fait des happenings, ce qui m'a passionné. Pendant 2 ans, j'ai fait des happenings ! Et puis, je me suis mis à faire de la peinture. J'ai exposé des tableaux dans trois ou quatre galeries, j'ai eu un certain succès. J'ai également eu envie de faire un livre avec un critique d'art qui s'appelait Otto Hahn, sur le Pop Art, aux éditions Stock. Nous étions donc d'accord pour signer un contrat, et puis en arrivant à notre rendez-vous, le responsable des éditions me dit : « vous voulez faire un livre sur le Pop Art mais, finalement, j'ai vu que j'avais pas mal de livres américains sur ce sujet, cela ne m'intéresse pas tant que cela, par contre, ce qui m'intéresserait beaucoup serait que vous fassiez un livre sur le design, parce que jamais personne ne s'y est vraiment penché dessus. » Je ne sais pas pourquoi, mais d'un seul coup, j'ai dit "d'accord". Non seulement j'ai dit "d'accord", mais j'ai aussi par la même occasion détruit tous les tableaux que j'avais faits ; cela ne m'intéressait plus, alors même que j'en avais vendus à l'hôtel Drouot. C'est pour cette raison que je dis que les évènements ne dépendent pas tellement de moi. Aujourd'hui encore, je me demande pourquoi j'ai accepté... Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était le design à l'époque, et il n'y avait, du reste, aucun livre écrit en français et ça a marché. Suite à la publication d'un livre sur le design, une personne du Ministère de l'industrie m'a téléphoné en m'indiquant qu'elle travaillait avec quelqu'un qui s'appellait Thierry Gaudin qui était le directeur de l'innovation et qui serait content de me rencontrer. J'ai donc rencontré, cette personne, qui s'appelait Éliane de Vendeuvre, et Thierry Gaudin, et nous avons créé ensemble, avec une dizaine de chercheurs, le groupe « Ethnotechnologie ». C'était là encore le fruit du hasard. Et voilà, si vous voulez, comment j'ai eu l'occasion de travailler sur la culture technique. Ensuite, par l'intermédiaire de Thierry Gaudin, j'ai créé le Centre de design industriel et publié la revue Culture technique. Il y a eu 30 exemplaires de la revue. J'ai basculé complètement dans tout cela, tout en continuant à m'intéresser au design. C'est pour vous expliquer que mon parcours est lié à une part de chance, une part de hasard, je n'explique pas toujours tout. Je suis incapable de vous dire pourquoi l'idée d'écrire ce livre sur le design m'a conduit à détruire ma peinture. Je ne dis pas que j'étais un grand artiste mais, après tout, j'avais fait des choses pas trop mal. D'un seul coup, j'ai changé complètement de voie. Voilà, grosso modo, comment j'ai travaillé sur différentes choses en lien avec le design et la culture technique.

SF : Vous avez été également été enseignant ?

JdN : Depuis que j'ai l'âge de trente ans, j'ai effectivement donné des cours. J'ai enseigné à l'école des Beaux-Arts de Metz pendant 15 ans, à l'Institut d'Arts Visuels d'Orléans pendant 15 ans, et en même temps pendant 15 ans à Compiègne, ainsi qu'aux Arts décoratifs de Paris. J'ai donc été professeur de design et d'histoire de l'art pendant 50 ans. J'ai également enseigné à l'université de Californie (UCLA) aux États-Unis, au sein du département « Design ». Suite à un livre que j'avais écris sur le design, quelqu'un m'a demandé si je voulais donner des cours là bas. J'ai accepté. Les universités américaines sont très différentes des universités françaises... J'ai donc pas mal enseigné... J'ai de très bons contacts avec les étudiants et je m'entends très bien avec eux. J'ai d'ailleurs beaucoup d'anciens étudiants qui depuis sont devenus des amis. Certains d'entre eux sont vieux maintenant... J'en ai qui ont 60 ans ! C'est drôle, d'ailleurs, car avec certains d'entre eux, lorsque l'on parle, j'ai toujours l'impression qu'ils ont 20 ans. J'en ai 7 ou 8 qui sont devenus des amis. C'est pour cela que je ne me plains pas. Enseigner a été un réel plaisir. Quand bien même, j'aurais été milliardaire, j'aurais payé pour enseigner. Durant toutes ces années, je me suis beaucoup occupé du Bauhaus, j'ai fait 50 cours sur Mondrian. Et puis, il y a 4 ou 5 ans, je ne sais pas comment ça m'est venu, je me suis dit qu'il serait intéressant de prendre le mot « esthétique » au sens émotionnel du terme. J'ai réfléchi à cela et je suis arrivé à la réponse suivante : « émotionnel » cela veut dire que l'argent ne compte pas. Alors, la première chose à laquelle j'ai pensé c'est à un coucher de soleil ; je me suis dit « c'est magnifique, ça vaut toutes les peintures du monde ». La deuxième chose à laquelle j'ai pensé, lorsque je suis chez moi, c'est à un feu de cheminée. Les flammes, ça touche tous les sens : le toucher, le goût, l'odeur, etc. C'est la deuxième chose que j'ai trouvée intéressante. La troisième chose que j'ai trouvé intéressante est le scarabée d'or, car c'est le seul animal qui soit doré dans la nature. Ce sont les trois choses que j'ai trouvées particulièrement intéressantes sur le plan émotionnel du terme. Il y a une quatrième chose que l'on peut évoquer : une devanture de pâtisserie ! Cela date quand même du 19e siècle ! Je me suis aperçu que finalement, même multimilliardaire, les objets d'art qui valent des millions, eh bien ce n'était pas cela qui m'intéressait. La seule chose pour laquelle je dépenserais de l'argent, c'est une maison avec un coucher de soleil. Ceci reste mon point de vue.

SF : Parmi ces quatre choses, il y en a trois qui proviennent de la nature ?

JdN : Alors, j'aime bien quand même le biface acheuléen ainsi que le tout petit qu'on appelle la feuille de laurier, car ce sont les premiers objets qui possèdent une dimension esthétique importante. Je les ai mis dans mon musée. Et puis finalement, j'ai continué à faire des cours sur le design mais considéré autrement que sous l'angle exclusif des arts décoratifs. Avec mes étudiants, j'essaie de parler des choses que je constate. Et même quand j'interroge des spécialistes du design ou des designers que je connais et que leur demande : « quel est l'objet, au sens esthétique du terme, qui donne lieu à au moins 250 designs différents ? » Personne n'est capable de me répondre, alors même que tout le monde le connait. La réponse est le stylo bille ! Alors voilà le fameux BIC, et en voilà différentes variations : ils sont tous pareils mais esthétiquement tous différents. Il y en a un que je préfère (il montre un stylo avec un insert flottant) : quand je fais une conférence, c'est celui-là que j'emporte avec moi, parce que c'est comme un sablier. Je vous ai montré une quinzaine de modèles différents, mais il en existe une multitude, et cela les gens ne s'en rendent pas forcément compte. Quand je vous montre ces stylos à billes, je fais des constats, tout simplement. Je dis ensuite à mes interlocuteurs : « quel est l'objet encore existant aujourd'hui qui a 1500 ans ». Alors je les regarde et je leur dis qu'il doit y avoir ici dans cette salle deux ou trois personnes qui portent cet objet-là. J'attends un peu et leur réponds : « une alliance » ! Je continue et leur demande : pouvez-vous me citer un objet qui a 2500 ans ? Personne ne réponds, alors je leur réponds : « c'est du Rimmel ». Ce sont les égyptiens qui ont inventé cela. Vous voyez, je fais mes cours de cette façon-là. J'essaie de leur expliquer des choses qui semblent évidentes et qui pourtant ne le sont pas.

SF : Pensez-vous que l'enseignement du design en France fonctionne bien ?

JdN : Concernant l'enseignement du design, il faudrait que l'on sorte de la notion d'école des Beaux-Arts dans le sens où les département de design des écoles sont essentiellement tournés vers les arts décoratifs.

SF : Pouvez-vous nous préciser votre position à l'égard du design ?

JdN : Alors pour ma part, je suis un grand ennemi de Le Corbusier. Quand Le Corbusier dit qu'une maison est une « machine à habiter », c'est catastrophique. Dans une maison, par exemple, on peut avoir des choses que l'on déteste. Le petit tabouret qui est là, je le déteste, mais cela appartenait à la grand mère de ma femme qui le trouvait sympathique. Alors, je suis vieux, j'ai 87 ans, j'ai eu le temps d'un peu changer. Donc, en vieillissant, je me suis, comment pourrais-je dire, éloigné de l'esthétique géométrique pour aller vers l'esthétique organique, soutenue à la Cranbrook Academy. Alors cette table qui est là devant nous – table basse d'Isamu Noguchi de 1944 –, je l'aime beaucoup : elle est bien parce qu'elle est esthétiquement compatible avec d'autres objets. C'est ce que j'appelle la coexistence esthétique. Alors que si vous n'avez que des chaises de Le Corbusier ou des fauteuils de Breuer ou de Rietveld, vous êtes dans une esthétique complètement bloquée. C'est important pour moi de noter ces choses-là. Je vous dis ça pour que vous sachiez comment je réagis aux choses.

SF : Par rapport au design actuel, quel design trouvez-vous intéressant et celui qui le serait moins ?

JdN : Alors, pour moi, le design issu des arts décoratifs, c'est un dixième du design. Il faut voir les choses dans l'espace-temps. On parle souvent d'innovation sur le plan de la culture matérielle, mais tous les secteurs qui composent la culture matérielle ne se développent pas en même temps. Si vous prenez la période qui suit le Second Empire, vous vous apercevez finalement qu'il s'agit de copies du design du 18e siècle. Entre 1840 et 1880, rien n'est véritablement nouveau sur le plan des arts décoratifs. C'est à partir de 1880, qu'une nouvelle période commence avec l'Art nouveau. Il n'empêche que durant cette période, on développe les chemins de fer. Aujourd'hui, à mon avis, il n'y a rien de nouveau du côté du design de l'ameublement. Le dernier designer que je trouve remarquable dans le champ de l'art décoratif, pris au sens large du terme, et qui ait fait quelque chose de vraiment nouveau c'est Gaetano Pesce. Il n'y a pas un objet d'art décoratif nouveau depuis le fauteuil Feltri de Gaetano Pesce, je ne trouve rien. Aujourd'hui, nous sommes dans une période qui voit se développer l'informatique, mais dans le champ des arts décoratifs il n'y a rien de vraiment nouveau.

SF : Quel designer français serait pour vous marquant ?

JdN : Le seul designer industriel français, selon moi, est Roger Tallon.

SF : Avez-vous travaillé pour Technès, son agence de design industriel ?

JdN : Je les connaissais, mais non.

SF : Que pensez-vous du développement de l'informatique et de l'impression 3D ? Peut-on attendre de la nouveauté de ce côté là ?

JdN : On vit dans un monde différent. Quand on considère la théorie du design classique du Bauhaus, il est question d'associer la forme à la fonction. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout pareil. Quand un ingénieur de la fin du 19e siècle ou début du 20e siècle va avec son petit garçon voir la tour Eiffel, il peut lui expliquer les différents éléments qui la composent. Aujourd'hui, les éléments qui composent mon téléphone portable sont invisibles. Que l'électronique intérieure serve à faire fonctionner un téléphone portable ou à faire éclater une bombe, il s'agit des mêmes composants. Donc, si vous voulez, les composants techniques n'ont plus rien à voir avec la forme. La forme est tout autre chose, elle n'obéit plus à la fonction et aux éléments fonctionnels qui la constituent. L'idée que la forme puisse suivre la fonction, comme cela peut être le cas pour un fauteuil ou une table, n'a plus véritablement de sens dans le domaine de l'informatique. Il n'y a plus aucun rapport forme/fonction. La forme est plus purement culturelle, à mon avis.

SF : Est-ce dommageable ? Et comment cela déplace-t-il certains enjeux ?

JdN : Pour ma part, je constate le numérique, mais je n'en suis pas un spécialiste. Lorsque j'étais à l'Institut d'Arts Visuels d'Orléans, il y avait un informaticien qui était spécialiste de l'informatique. Il travaillait également à Toulouse, et comme cela arrive parfois, il se trouve être intéressé par l'art et a monté dans cette école un atelier d'informatique pour les étudiants. Et puis un jour, tout à fait par hasard, j'ai été invité à faire une conférence sur le design à l'école d'art et de design de Toulouse, et le hasard a fait qu'on s'est retrouvés à la gare pour rentrer sur Paris. On a discuté ensemble, et à un moment donné, il m'a dit : « je suis content de faire ses cours de design, mais il y a des choses que je ne comprends pas. Cela fait une quinzaine d'années que j'enseigne dans cette école, et je me suis aperçu que sur les quinze ou vingt étudiants, il y en a toujours un ou deux qui trouvent des trucs. Alors je leur demande comment ils font et alors ils me répondent qu'ils bidouillent. Je n'ai quand même pas compris comment ils arrivent à trouver des choses comme ça ». Ce constat, je le fais aussi avec mes petits-enfants. Il y a deux ans, je suis allé chez ma fille parce qu'elle n'avait personne pour garder les enfants. Mon petit garçon, qui a 5 ans, a sorti un ordinateur et il l'a fait marcher comme ça. Des études scientifiques ont montré que l'accueil des connaissances avant la puberté correspond à ce qui peut être appelé « la mémoire verticale ». Les structures du cerveau accueillent des connaissances et puis après la puberté, ce système disparaît, il est remplacé par un autre système qui est appelé « la mémoire horizontale ». La « mémoire verticale » est très solide, mais elle est enfermée, alors que la « mémoire horizontale » échange beaucoup. Il a donc été prouvé que ces enfants, avec leur « mémoire verticale », intègrent les choses plus facilement, alors qu'il faut 4 ou 5 ans pour apprendre à lire ou à écrire à l'école, là, ils n'ont besoin de personne. Ce collègue, qui est un grand spécialiste de l'informatique, constate le phénomène mais il n'en connait pas les raisons. Alors qu'est-ce que sera le monde futur quand les gens, qui seront adultes et au pouvoir, seront des gens qui auront tous eu un ordinateur dans leur berceau ? Je ne sais pas.

SF : Est-ce qu'il y a un concept qui vous semble fondamental en lien avec le design et les enjeux actuels que vous souhaiteriez souligner ?

JdN : Le concept qui m'intéresse beaucoup est la notion de « maturité esthétique ». Une bouteille de champagne, par exemple, qui a environ 250 ans, a une maturité esthétique, et je crois qu'il faut la respecter. Il y a tout un tas de choses qui ont une maturité esthétique. Quand on ne la respecte pas, on fait des erreurs. Dans le domaine de l'automobile, par exemple, certains véhicules, comme la Twingo ou la DS19, avaient atteint une maturité esthétique. Il était toujours possible de les améliorer techniquement, mais au niveau esthétique, on n'avait pas besoin de les changer. La catastrophe pour moi c'est le cas de la Twingo. On aurait pu faire comme pour la Coccinelle moderniser le moteur et garder la forme. Dans le cadre de l'exposition Design miroir du siècle, nous en avions pris six, correspondant aux premiers modèles, que nous avions fait accrocher sur la façade extérieure du Grand Palais. La nouvelle Twingo est ratée par rapport à la Twingo d'avant. Vous voyez, ne pas respecter la maturité esthétique, dans certains cas, pose problème. Seule la coccinelle de Volkswagen a été développée en respectant la maturité esthétique. Cette automobile, dont le premier modèle est sorti en 1938, a finalement duré jusque dans les années 80. La dernière coccinelle n'a pas beaucoup changé. Aujourd'hui, quand on regarde la forme des voitures, je ne les trouve pas extraordinaires. L'idée de changer la forme quoi qu'il arrive, même si elle est mauvaise, est une idée redoutable. Je veux dire la Twingo, la 2CV, la DS19, la Mini, ce sont des voitures qui datent des années 70-80. On n'a pas bien fait beaucoup mieux depuis. Quand on regarde la qualité esthétique des voitures actuelles, il n'y a pas grand chose de nouveau aujourd'hui. On pourrait tout à fait apporter des améliorations tout en gardant une bonne forme. Autrement dit, sur le plan formel, les bureaux de design automobile sont très faibles. Avoir modifié formellement les anciennes Twingos a été un non sens culturel. Ce n'est pas ça qui les a améliorées, au contraire. C'est le manque de culture finalement qui pèse sur le design. J'ai fait une expérience, il y de cela longtemps, je suis allé en 2CV de Tanger à Dakar. Une 2CV ça ne pèse pas lourd, vous pouvez la soulever pour la bricoler. Aujourd'hui c'est impossible. Même avec le plus petit des 4X4 du monde, je ne pourrai pas faire ça tout seul, j'aurais besoin de gens pour me dépanner, tandis qu'avec la 2CV vous pouviez la soulever pour aller voir ce qui n'allait pas en dessous. Alors, je cite l'exemple de l'automobile, mais j'aurais pu prendre d'autres types d'exemples. Des objets comme l'Iphone, dont le design a été fait par Jonathan Ive, ont atteint une maturité esthétique, je trouve cela important. On peut également citer le modèle de couverts de table Uniplat qui date du 18e siècle, on n'a rien fait de mieux depuis.

SF : Et cette idée de « maturité esthétique », est-ce vous qui l'avez conceptualisée ?

JdN : Eh bien oui, il y a peut-être d'autres personnes qui en ont parlé, mais c'est moi qui l'ai élaborée. Ceci étant dit, ce n'est pas parce qu'un objet est très vieux qu'il est pour autant immortel. Un exemple que je donne à mes étudiants : le revolver. Le Colt était un objet symbolique de la conquête de l'Ouest qui a eu une vie artificiellement prolongée par le cinéma et le western, et puis il y a 25 ans, il a disparu, remplacé par la Kalachnikov. Donc, vous voyez, le Colt normalement on aurait dû disparaître aux alentours de 1900, mais au lieu de cela, le cinéma et les westerns lui ont donné une vie artificielle. Et puis, malgré le cinéma, le Colt a disparu et a été remplacé par la Kalachnikov. Vous l'avez vu dans mon musée. Il est donc intéressant de poser ces problèmes-là. Par ailleurs, il y a des images du futur qui disparaissent. Le concorde, qui était un avion fantastique pour allez aux États-Unis en 2 ou 3 heures, a disparu ; on est revenu aux formes d'avant. C'est cela qu'il faut observer dans la culture et c'est cela que j'essaie d'expliquer à mes étudiants afin de leur faire comprendre ces phénomènes.

SF : Pouvez-vous nous raconter comment vous avez créé le Centre de Recherche sur la Culture Technique (le CRCT) que vous fondez en 1979 à Annonay, un bassin industriel connu pour son industrie textile, qui a vu naître les frères Mongolfier et se développer les usines Canson ? Quel accueil avez-vous eu ?

JdN : J'ai créé le Centre de Recherche de Culture Technique, dont j'ai été le directeur en 1979, à Annonay. C'est un peu par hasard qu'il ait vu le jour là-bas. Je cherchais à l'époque un endroit pour une première conférence. Il se trouve que l'adjoint aux affaires culturelles du maire a trouvé l'idée de faire un colloque sur la culture technique intéressante. Ils m'ont juste invité à faire cet événement sur place, ce qui a amené entre 200 et 300 personnes. Les conférences ont duré 8 jours, on est allé là-bas, ce qui a amené un peu de monde dans les hôtels et les restaurants, mais une fois que ça a été terminé, nous n'y sommes pas retournés. J'ai néanmoins gardé des relations avec l'imprimeur qui a imprimé la revue Technique et Culture pendant 10 ans. Je suis retourné là-bas tant que l'imprimeur de la revue était encore vivant, jusque dans les année 1985-86. Les bureaux du CRCT, quant à eux, étaient à Paris. Il s'agissait d'une maison qui appartenait à Didier Schulmann, directeur de la bibliothèque du Centre Pompidou. Il avait travaillé pour moi et ses parents avaient un immeuble à Neuilly. J'y ai loué un appartement pour y installer le siège de la revue dont j'étais le directeur. J'avais une secrétaire et une documentaliste, nous étions trois. Et ponctuellement, lorsque nous faisions des numéros spéciaux, d'autres personnes nous rejoignaient, pour grossir les rangs de la rédaction.

SF : Pouvez-vous revenir sur les circonstances dans quelles le CRCT s'est développé ? C'était une idée que vous aviez depuis longtemps ?

JdN : Quand j'ai fait la connaissance de Thierry Gaudin au Ministère de l'Industrie, il créait le groupe « Ethnotechnologie », au sein duquel il y avait un psychanalyste, un ethnologue, etc. C'est à la suite de deux ans de travail avec eux que l'idée m'est venue de monter un centre de recherche sur la culture technique ainsi que la revue Culture technique. De fil en aiguille, nous avons trouvé des contributeurs. Encore une fois, j'ai eu de la chance. Après mon premier livre sur le design, j'ai rencontré Éliane de Vendeuvre et Thierry Gaudin, pour former le groupe « Ethnotechnologie », et donc je me suis intéressé au domaine de la culture technique. À cette époque, j'allais souvent dans des librairies pour chercher des livres et le hasard des circonstances a fait que j'y ai rencontré Maurice Magnin, directeur de l'innovation à EDF. Après deux ans de travail à l'Institut d'Ethnotechnologie au Ministère de l'Industrie, j'ai eu l'idée de créer le centre. Thierry Gaudin était d'accord, il m'a aidé. Alors, quand je lui ai dit que j'avais rencontré Maurice Magnin, il m'a dit "formidable !" C'est d'ailleurs lui qui a financé mon centre. Maurice Magnin était quelqu'un d'intelligent mais de très difficile. Il connaissait tellement bien l'électricité qu'il est arrivé directeur de l'innovation à EDF. Dans les années 70, ils avaient beaucoup d'argent disponible. Maurice Magnin était un « Supelec » alors que tous les grands directeurs de l'époque étaient tous des polytechniciens, ce qui fait qu'il avait une sorte de complexe d'infériorité. Pour compenser ce complexe, il avait établi des contacts culturels avec des écrivains qu'il soutenait financièrement. On a alors rencontré Maurice Magnin et on lui a dit que ce serait intéressant si on faisait un Centre de Recherche sur la Culture Technique, le CRCT, dont il serait le président, et ça l'a beaucoup intéressé. Grâce à lui, il a pu former un conseil d'administration dans lequel les directeurs de l'innovation des grandes entreprises françaises ont pris place. C'est comme cela que mon centre a pu comprendre une trentaine de personnes au conseil d'administration et bénéficier de l'équivalent de 2 millions d'euros par an à peu près, ce qui a très bien marché. Nous trouvions des contributeurs avec lesquelles nous discutions de différents sujets. Les thématiques venaient progressivement. Par ailleurs, je n'ai pas fait que ça : j'ai participé à la mise en place du musée de l'énergie électrique de Mulhouse, du musée de la canne à sucre à l'île de la Réunion, enfin j'ai fait pas mal de choses... Pour EDF, nous avons organisé au Palais des Congrès un colloque pour le centenaire d'EDF qui a réuni 3000 personnes, c'était gigantesque ! La revue a existé pendant 14 ans, de 1979 à 1994 avec 30 numéros, environ 2 numéros par an ! Et puis finalement il n'y a pas eu de transmission générationnelle. Cela étant dit, la revue et le CRCT ont très bien marché.

SF : Une revue comme Culture technique aurait-elle son sens aujourd'hui ?

JdN : Oui bien sûr, mais il faudrait traiter des sujets actuels.

SF : Votre approche est assez voisine de la philosophie de Gilbert Simondon. Vous en sentez-vous proche d'un point de vue philosophique ? G. Simondon commence Du mode d'existence des objets techniques par ce constat d'une disjonction entre la technique et la culture, et de la nécessité qu'il y aurait à dépasser cette opposition dressée arbitrairement.

JdN : Ah oui bien sûr. De Bertrand Gille également. Il a publié un livre dans la Pléiade, c'est un spécialiste de la culture technique. C'est lui qui a développé la notion de « système technique ». Le problème se pose lorsqu'un système technique a épuisé son potentiel de développement. Il existe plusieurs systèmes techniques : d'abord il y eut le système technique artisanal, ensuite, il y eut la révolution industrielle, le système technique mécanique et dans la seconde moitié du 19e siècle, il y eut le système électromécanique, et à partir de 1998, le système électronique. Asseyez-vous à un bistrot et regardez les gens passer dans la rue, vous vous apercevez que plus de 80% des personnes ont un téléphone portable dans la main, c'est phénoménal !

SF : Au sein de la revue Culture Technique, figurent des auteurs célèbres, tels que Josef Albers, Tomás Maldonado, Andrea Branzi, Marc Augé, Bruno Latour, des auteurs étrangers, notamment américains, des politiques etc., les connaissiez-vous tous ? Comment s'opérait le choix des auteurs pour les numéros des revues ? Il s'agissait parfois de rééditions de textes déjà existants. Les dossiers étaient d'ailleurs conséquents avec une trentaine d'articles à chaque fois ! J'ai l'impression, aussi bien à travers votre projet de CRCT qu'à travers celui de la revue, que vous vous étiez fixé une sorte de mission ? J'ai vu notamment que vous aviez fait un numéro intitulé « Le manifeste de la culture technique ? » ? C'était un sacré programme quand même !

JdN : Le manifeste de la culture technique n'était pas très bon. Ce catalogue avait été fait par un assistant de Roger Tallon. Nous l'avons fait au moment où la Gauche est arrivée au pouvoir, en 1981, avec François Mitterand. Je connaissais un peu Jean-Pierre Chevènement. J'ai fait le catalogue de Culture Technique,, nous en avons tiré 10 000 exemplaires et l'avons distribué dans toutes les chambres des députés, ça m'a beaucoup servi pour lancer le centre.

SF : J'ai vu également que Jack Lang avait écrit. Avez-vous aussi été soutenu par le Ministère de la Culture ?

JdN : Oui, il m'avait proposé de travailler avec lui et d'être directeur du design au Ministère mais j'ai refusé car j'avais mon centre et je voulais aussi rester indépendant. Je l'ai connu comme ça. Mais enfin, il y avait des gens chez lui, notamment une personne qui s'appelait Bernard Jeannot, administrateur de l'arc de Triomphe et ensuite du Panthéon. Il était à l'époque assistant de François Barré au Ministère de la Culture et ils m'ont donné un peu d'argent à un moment donné. J'ai aussi été soutenu par le Ministère de l'Industrie, mais il n'y a jamais eu véritablement de rapports entre les deux, ce qui est dommage. Le Ministère de la Culture était davantage tourné vers le design « arts décoratifs », ce qui n'a pas facilité les choses.

SF : Et aujourd'hui, le CRCT n'existe plus du tout ?

JdN : Eh bien non, il a fermé ses portes en 1995. Ensuite, j'ai continué à avoir des liens avec Thierry Gaudin, Éliane de Vendeuvre, avec tout les designers de l'époque, avec Joëlle Malichaud notamment. Il y a aussi beaucoup de gens de l'époque qui sont morts aujourd'hui. N'oubliez pas que j'ai 87 ans ! Roger Tallon est mort. J'étais très ami avec lui. C'est lui qui a fait les TGV, l'escalier hélicoïdal, etc. C'était un bon designer. Cela étant dit, j'avais d'excellentes relations professionnelles avec lui ou avec Françoise Jollant-Kneebone mais ça s'arrêtait là. Ils étaient très copains avec Catherine Millet...

SF : J'ai vu par ailleurs dans la revue que vous aviez également pour projet de récolter un certain nombre de documents, de créer des archives liées à la culture technique, est-ce que ce projet a donné lieu à des initiatives particulières ?

JdN : Ah oui, plusieurs entreprises nous ont données des photos d'archive que j'ai redonnées ensuite au Musée de l'électricité de Mulhouse. Cela fait 25 ans que tout cela est fini... Il y avait à une époque, au Creusot, des écomusées, J'ai travaillé un peu avec eux. Cette affaire est un peu tombée à l'eau. C'est ma documentaliste, Françoise Icikovics, avec laquelle j'ai encore de très bons rapports, qui a travaillé avec moi au CRCT, qui s'occupait des archives.

SF : Le numéro 5 de la revue est consacré au design, est-ce à ce moment-là que vous rencontrez Raymond Guidot, le connaissiez-vous auparavant ?

JdN : Oui je le connaissais déjà. Il avait été l'assistant de Roger Tallon et avait travaillé pendant plusieurs années dans son atelier. Je le connaissais de façon amicale. On parlait ensemble de design, etc. Ensuite il est devenu conseiller technique au Centre Pompidou et organisateur d'expositions. C'était quelqu'un que je respectais, qui étais intelligent, qui avait une idée des techniques. Il faisait de la peinture aussi. Il est mort il y a deux ans. Il avait le même âge que moi.

SF : Et quelle relation entreteniez-vous avec le Centre de Création Industrielle du Centre Pompidou (CCI) ?

JdN : Nous n'avions pas de liens particuliers.

SF : Parce que vous auriez pu aussi avec le Centre Pompidou faire des expositions, cela n'a pas été le cas ?

JdN : Non, ça n'a jamais été le cas.

SF : On vous connait surtout pour avoir contribué à l'exposition Design Miroir du siècle, comment cela s'est-il passé ?

JdN : Oui, c'est moi qui ait fait le grand catalogue de l'exposition Design, miroir du siècle qui s'est tenue au Grand Palais en 1993 à Paris. François Barré, qui était à l'époque directeur de l'innovation au Ministère de la Culture, lance avec Joëlle Malichaud l'idée de cette exposition. Au Ministère de la culture, trois ou quatre personnes s'occupaient du design. C'est le Ministère de la Culture qui a financé l'exposition. Il y avait donc moi, j'avais fait travailler Raymond Guidot, Marianne Barzilay et puis, ce designer, connu à l'époque, Sylvain Dubuisson. Je me suis occupé de tout le suivi éditorial du livre, j'ai joints tous les gens au téléphone, etc.

SF : Quelle relation aviez-vous avec l'école d'Ulm, la Hochschule für Gestaltung, en Allemagne, avec Tomás Maldonado, avec Gui Bonsiepe ?

JdN : Ah oui, je connaissais très bien Claude Schnaidt, qui était un ami. Il a été étudiant puis professeur à la HfG et en a été le dernier directeur pendant 6 mois. Mais enfin ce n'est pas exactement mon genre de design. Je préfère la Cranbrook Academy, Knoll et puis tous les designers organiques américains. Alors que la HfG d'Ulm renvoyait trop au Bauhaus, au design géométrique. Vous voyez ce petit catalogue que j'avais fait sur le « design type », on pouvait le fermer comme une enveloppe avec un rabat comme couverture : vous mettez l'adresse de la personne, vous collez et vous n'avez pas besoin d'ajouter une enveloppe. C'est mon ami Claude Schnaidt qui m'a aidé à faire ce petit objet éditorial. Il a été directeur de l'Institut de l'Environnement à côté de la rue d'Ulm, c'était un type très bien. Nous étions très amis. Il était communiste. J'ai été très ami avec lui mais sur des sujets autres que politiques. C'est assez curieux, nous n'abordions pas ces sujets-là. C'est lui qui a fait tous les dessins qui étaient dans ce petit catalogue manifeste que j'ai fait.

SF : Quels liens avez-vous pu entretenir avec des institutions comme l'ICSID (International Council of Societies of Industrial Design) qui est devenu la World Design Organization ? Avec l'Institut Français du Design, l'IFD présidé par Anne-Marie Sargueil ? Avec l'APCI (Agence pour la Promotion de la Création Industrielle) à Paris ?

JdN : Ah oui, je suis très amie avec Anne-Marie Sargueil. Elle préside l'Institut Français du Design qui était présidé avant elle par son père. C'est une association qui a été fondée par le fameux créateur du département qui a inventé l'esthétique industrielle, Jacques Viénot. Jocelyne Leboeuf, qui a été la directrice de l'École de design Nantes Atlantique, a publié un ouvrage sur lui.

SF : J'ai lu dans votre biographie que vous avez été conseiller au Japan Institute of Design de Tokyo depuis 1995, quel y était votre rôle ?

JdN : Suite à la publication et à la traduction d'un de mes livres en japonais, j'ai fait la connaissance de Kenji EKuan qui était le directeur de G. K. Design, l'un des plus gros studio de design au Japon et à qui l'on doit le design de la bouteille de soja Kikkoman et le design de la moto VMAX pour Yamaha. Certains de mes étudiants de Compiègne ont d'ailleurs trouvé du travail là-bas. Kenji EKuan a eu envie de créer le Japan Institut of design et il m'a demandé si je voulais en faire partie, ce que j'ai accepté. Je suis donc allé au Japon où j'ai été très bien reçu. Cependant, je n'ai pas beaucoup aimé ce pays bien que je l'ai trouvé fort intéressant. J'ai ressenti une totale différence culturelle. Je me suis par exemple aperçu, lors des réunions et repas officiels, qu'il n'y avait pas beaucoup de rapports entre les participants : dès que les discours étaient finis, les japonais s'installaient à l'autre bout de la table et les européens de l'autre... Parmi les membres japonais, il y avait quelqu'un que j'ai trouvé sympathique qui avait été pendant un certain nombre d'années conseiller culturel à l'ambassade du Japon en France. Un jour, il me dit : « vous savez nos cultures sont tout à fait différentes, ne vous inquiétez pas pour ça. » et me propose de le rencontrer au sein d'un musée d'art moderne à Tokyo dont il est directeur. J'arrive dans le musée, c'était au mois d'avril, il n'y avait pas beaucoup de monde, donc j'entre dans le musée et à l'entrée la secrétaire me dit que le directeur est à l'autre bout de la salle, je vais donc le voir. Il n'y avait pas beaucoup de monde dans le musée, c'était un musée d'art moderne, un petit Centre Pompidou. Je m'assoie à côté de lui et je lui fait remarquer qu'il n'y avait pas beaucoup de monde dans le musée. Il me dit : « c'est tout à fait normal, nous ne sommes pas en période de tourisme et, de toute façon, cela ne nous intéresse pas. » Je lui demande alors ce qu'il entend par là, et il me répond : « Ah, il faut que je vous explique que notre culture est tout à fait différente de la vôtre, l'art contemporain ça ne m'intéresse pas du tout. L'art pour moi c'est une chose tout à fait différente », alors il sort un gros pinceau avec une grosse mèche au bout et me dit : « pour nous autres, les Japonais, l'art c'est à la fois du sport et de l'art ». L'art contemporain ne l'intéressait en réalité pas du tout. Alors je lui demande : « mais alors pourquoi avez-vous un musée ? », alors il me répond : « eh bien parce que ça attire les touristes. » Cet épisode m'a fait comprendre que les Japonais, encore aujourd'hui, sont tout à fait fidèles à leur culture, ce qui ne les empêche pas pour autant de fabriquer des motos, que ce soit Honda ou Mitsubishi, même si cela ne les intéresse pas beaucoup. Ce sont les premiers fabricants de motos au monde, mais ils ne font pas beaucoup de moto. Donc si vous voulez, c'est très curieux. Ils ont créé tout un tas de choses qui ne leur est pas destiné pour les vendre dans les pays européens. C'est ce qui m'a beaucoup intrigué au Japon. La culture japonaise est une culture qui est totalement fermée aux autres cultures mais ils comprennent suffisamment les autres cultures pour fabriquer des objets pour ces dernières. Cela reste un constat que je fais : ils comprennent complètement une culture mais ce n'est pas pour cela qu'ils l'adoptent.

SF : Pour vous la question environnementale et l'urgence climatique changent-elles la donne pour le design et la manière d'en faire ?

JdN : Alors, c'est encore le fruit du hasard, il se trouve que la femme de mon fils travaille au GIEC et que je m'intéresse au climat. J'ai, à cet égard, réfléchi au design du futur, au sens où je l'entends, la conception de la culture matérielle du futur. Le design, la conception, au sens où on la conçoit sur le plan de l'innovation, au sens de la culture matérielle, doit tenir compte de plusieurs éléments : de la décarbonisation d'une part de CO2, de la pollution atmosphérique et des particules fines, de l'économie des matières premières, de la limitation de la production de déchets, d'une agriculture plus végétative, de la protection des forêts, du développement des énergies renouvelables, du phénomène de récupération-création. Je ne suis pas un écologiste au sens politique du terme, je suis un modeste chercheur dans le domaine de la culture matérielle et du design. Face à ce phénomène, la question est de savoir comment on peut s'en sortir : c'est ça la vraie question. Alors j'ai développé le thème « récupération-création », lequel constitue un aspect essentiel du design du futur. Ce qui m'intéresse tout particulièrement, c'est de savoir comment cette culture technique peut s'adapter au réchauffement climatique. Parce que si on ne résout pas le problème, c'est la fin du monde. Je discutais l'autre jour avec un type dont je ne vous dirai pas le nom, un climatologue qui travaille au GIEC et qui me dit : « je ne suis pas sûr que mes petits-enfants seront encore là dans 50 ans. » C'est très important de prendre en compte ces phénomènes. Le danger climatique, je m'en suis rendu compte à la fin des années 1995. J'ai d'ailleurs un de mes anciens étudiants, Fabien Jonckheere, qui a développé cette partie du design que j'appelle le design « récupération-création », Il s'est spécialisé dans le design d'objets de jouet pour les enfants à partir des déchets domestiques de la maison. Grâce au catalogue qu'il a créé, les parents peuvent fabriquer des jouets avec des restes présents dans la maison. Il travaille à Lille. Vous verrez ses travaux, ça vaut la peine de regarder. C'est remarquable. Il a obtenu le Janus du design pour ce travail. Ses propositions font se rejoindre deux aspects : d'un côté, l'autofabrication à partir d'un travail manuel, d'un autre, l'impression 3D. C'est intéressant de voir un nouvel artisanat manuel qui intègre l'impression 3D. Le domaine de la « récupération-création » coexiste avec le design virtuel ce qui génère une nouvelle forme d'artisanat. Ce sont, j'en suis certain, des domaines qui vont coexister. En ce qui concerne le travail du designer, c'est une réhabilitation du travail manuel. On ne travaille plus avec des pièces détachées, on travaille manuellement et quand on n'arrive pas à tout faire, on le fait avec la commande 3D.

SF : Pensez-vous que la période que nous venons de traverser avec le covid a modifié la façon de faire du design et réorienté les centres de préoccupation des designers ?

JdN : Alors la crise du Covid, sur le plan international, a eu un aspect positif sur le développement des vélos et des trottinettes électriques et le développement du télétravail. Ca a été deux issues très positives. Cela joue sur le design contemporain, à partir du moment où les gens vont travailler à la campagne, je pense que le design intérieur change. C'est important, il faut tenir compte de cela. Et puis, on peut dire qu'il y a des objets qui renaissent : par exemple le vélo. On n'en parlait pas beaucoup dans les années 70-80-90. Et d'un seul coup, le vélo électrique est quelque chose qui s'est mis à se développer, de même que la trottinette. Il y a donc aussi des phénomènes de renaissance. C'est important de noter ces situations avec les étudiants.

SF : Tout à fait, des usages inédits émergent et avec eux de nouvelles formes. L'électrification a permis par exemple de nouveaux usages, l'apparition des vélos-cargo qui permettent de mettre des enfants à l'intérieur ou de porter des charges plus lourdes qu'avec un vélo traditionnel. Effectivement, c'est tout à fait intéressant, par conséquent c'est la convergence de plusieurs facteurs qui font qu'à un moment donné de nouveaux objets émergent ?

JdN : Oui, parce qu'à partir du moment où vous êtes aidé avec un moteur électrique, d'autres choses deviennent possibles. Quand je parle à mes étudiants, je dis des choses qu'ils ont parfois du mal à comprendre. Un jour, un étudiant vient me voir pour me montrer son projet de vélo électrique, et je lui réponds que ça ne m'intéresse pas. Alors, il me répond étonné : « je ne comprends pas pourquoi vous dites ça ». Je lui dis : « parce que le problème, ce n'est pas le vélo, mais la voirie », je poursuis : « j'adore le vélo électrique mais le problème est que vous risquez de vous faire tuer. Par contre, à partir du moment où on vous donne de la voirie, alors il devient possible d'inventer un vélo électrique pour transporter des enfants, des courses, etc. À l'heure actuelle, le vélo électrique existe, on peut l'améliorer, mais tant qu'il n'y a pas de voiries dédiées, cela ne vaut pas la peine. » Vous voyez, j'aborde des problématiques comme celles-là.

SF : oui c'est très intéressant de mettre en corrélation l'environnement, les besoins et les usages, tout en identifiant certaines limites. Ici, typiquement, la voirie n'est pas en phase avec l'évolution des pratiques.

JdN : La voirie est un problème fondamental.

SF : La question est de savoir si les pouvoirs publics prennent vraiment en compte cette situation, parce que le lobby de l'automobile est encore très fort ?

JdN : Alors, pour répondre à cette question, je voudrais convoquer plusieurs exemples. Tout d'abord, nous-autres, êtres humains, nous avons une vie trop courte pour prévoir les dangers du futur. Par contre, nous réagissons assez bien aux imprévus. Pour le Covid 19, on a réagit très vite. Autre exemple, imaginons que votre cousine ou votre oncle ont un cancer, ils voient alors un spécialiste qui leur dit : « écoutez, d'un côté, vous êtes en pas trop mal position pour en guérir mais vous avez une petite métastase, alors je vous recommande une chimiothérapie, mais en sortant de chez moi, allez chez le coiffeur, car vous aurez besoin d'une perruque et allez chez le quincailler pour achetez des bassines parce que vous allez vomir. Alors vous allez suivre un traitement pendant un an, un an et demi et puis en principe, vous avez 80% de chance de vous en sortir. Par contre c'est très désagréable, ce que je comprends très bien. Si vous refusez mon traitement, vous reviendrez me voir dans un an pour vous mettre en soins palliatifs. » Dans ce cas, parce qu'il y a un danger immédiat, peu de gens refusent le traitement. Autre exemple, Pearl Harbor. Les Japonais attaquent en décembre 1941 ; en février 1942, Franklin D. Roosevelt parle à ses compatriotes en disant qu'il faut se défendre et qu'il faut fabriquer 2000 avions et 3000 tanks. Les seuls constructeurs qui sont capables de les produire, ce sont les constructeurs automobiles. Il poursuit en leur disant : « Aujourd'hui, mes chers concitoyens, on fabrique 4000 automobiles par an, dans 8 jours on n'en fabriquera plus une seule. » C'est ainsi que les Américains n'ont pas fabriqué de voitures aux États-Unis entre février-mars 1942 et janvier 1945. Et ils n'en sont pas morts, car le danger était immédiat. Aujourd'hui, on pose mal le problème du réchauffement climatique. Trump n'est ni pro-climatique, ni anti-climatique, il dit simplement, j'ai 74 ans, le vrai danger, pour quelqu'un de ma génération, ce sera dans 50 ans et je serai mort, j'en ai rien a faire, et il y a 65 millions d'Américains qui pensent comme moi. Autrement dit, l'être humain a une vie trop courte pour se pencher sur cette question, et c'est d'autant plus grave pour nos enfants et nos petits enfants. C'est pour cela que je m'intéresse au climat, parce que j'ai des petits enfants, et j'estime qu'il faut s'y intéresser, même s'il y a des efforts à faire. Au lieu d'avoir d'avoir 22°C dans nos intérieurs, on aura 18°C. Comme Jean-Paul Sartre à Paris en 1943, quand il n'y avait pas d'eau chaude et de chauffage, il prenait deux manteaux pour travailler chez lui. Bon, donc c'est mieux que de mettre la planète en danger. Or pour le moment, concernant le réchauffement climatique, on est sur la mauvaise pente. Il y a un vague discours et puis on ne fait rien, pas assez en tout cas. Même les grands scientifiques ne sont pas assez mobilisés là dessus.

SF : Effectivement, ce sujet est central, et l'État devrait mettre tout ses moyens là-dessus parce qu'il y a urgence.

JdN : Je suis d'accord avec vous. C'est pour ça que je suis quand même pessimiste, si vous voulez, il y a les américains d'un côté, les russes de l'autre, les brésiliens en troisième, il y a la destruction des forêts etc. En tout cas, les jeunes sont quand même plus sensibles à ces enjeux que certains professeurs qui s'en moquent. C'est cela qui est important. Quand on parle de design, il faut parler du design au sens général du terme. Il s'agit finalement de concevoir la société du futur pour qu'elle soit viable. Alors, il y a un sujet qu'on n'aborde pas beaucoup aujourd'hui, qui concerne la natalité : la terre ne peut pas supporter tellement de personnes. Dix milliards d'habitants en 2050, c'est considérable, il faudrait réduire le nombre des naissances. On n'ose pas dire que si on veut sauver la planète, il y a des mesures à prendre. Ce ne sont pas des choses agréables, comme une chimiothérapie, mais si vous ne l'imposez pas, c'est la fin du monde. On vit quand même une période curieuse pour la première fois de l'humanité, depuis les 15 dernières années, on envisage la fin du monde, la fin de la vie humaine sur terre. C'est triste mais c'est comme ça. Autre sujet qui m'intéresse particulièrement : la climatologie au sens scientifique du terme. J'ai rencontré des écologistes politiques, pour parler du climat, et l'un d'entre eux me dit : « est-ce que vous êtes contre le nucléaire ? Parce que si vous n'êtes pas contre le nucléaire vous sortez. » Pour ma part, je dis, le nucléaire, c'est un mal nécessaire, parce que les énergies renouvelables – l'éolien, le solaire, l'hydraulique, etc. – c'est parfait, mais c'est intermittent et il faudra un temps fou pour qu'on puisse s'en sortir. Donc le nucléaire, c'est un mal nécessaire pour les 70 ans à venir, notamment pour fabriquer de l'hydrogène par électrolyse. Si l'on ne veut pas produire du carbone, et bien, il n'y a comme alternative que l'électricité. Or, ce n'est pas seulement en utilisant les énergies éoliennes qu'on va y arriver. Et il y a un autre nucléaire intéressant, c'est le nucléaire au thorium avec des radiateurs à sels fondus. Quand on parle de renouveler le nucléaire, on s'aperçoit qu'on manque de spécialistes. Il y a une connaissance technique qui s'est affaiblie.

SF : Et aujourd'hui, quels seraient les penseurs ou philosophes à travers lesquels vous vous reconnaissez et que vous lisez ?

JdN : Je lis plutôt les climatologues du GIEC, des gens comme ça. Mais d'une manière générale, il y a peu de gens, même dans le domaine scientifique, à être vraiment spécialisés.

SF : Et des gens comme Bruno Latour ?

JdN : Je le connais bien. Bruno Latour a fait un numéro de la revue Culture technique avec moi, il parle un peu du réchauffement climatique.

SF : Vous avez aussi développé des projections dans le futur, ce que Michel Ragon a appelé la « futurologie » ? Que pensez-vous aujourd'hui des pratiques qui prennent le nom de « design fiction » qui essayent d'anticiper des pratiques ou de se projeter dans un futur plus ou moins proche pouvant avoir une valeur critique et dénoncer aussi certaines dérives ? Pour vous, quel serait le design du futur ?

JdN : Nous avons fait un numéro de Culture Technique sur le futur. Il s'agit d'un livre américain de Joseph J. Corn que j'ai traduit et qui est tout à fait remarquable dans lequel il est beaucoup question de rêves du futur qui n'ont pas fonctionné, c'est très intéressant. Cette illustration, nous l'avons "goupillé" avec Françoise Icikovics : on a mis un homme, Superman, sur un dessin d'Antonio Sant'Elia, la Citta Nuova (1913). À l'époque, nous n'avions pas de graphistes, nous faisions pas mal de trucs nous-mêmes. Concernant le design du futur, plusieurs domaines seront importants : celui de la « récupération-création » qui représentera pas moins de 10% de la culture matérielle du futur ; le virtuel ; les objets durables. Le domaine du virtuel est très important. En 1960 quand on a fabriqué le concorde, les anglais et les français ont fait des prototypes qui ont fonctionné et qui ont été réparés pendant trois ans avant qu'on sorte l'avion réel. Aujourd'hui, quand Dassault fait un petit avion, il est conçu virtuellement, on ne fait plus de prototype matériel, donc c'est aussi un aspect du design qui est intéressant. Et puis, il y aura aussi la création d'objets durables. Les gens ne réalisent pas bien les choses. L'obsolescence programmée ça a été terrifiant. Si on prend le domaine de l'électroménager domestique, à partir de l'Italie des années 50 jusqu'aux années 90, les designers refusent de le dire, mais il n'a été question que d'obsolescence programmée. Cela a été phénoménal !

SF : Dans un article du Monde, le critique d'architecture Frédéric Edelmann vous décrit comme « grand perturbateur des calmes officiels et ministériels, remueur de léthargies, preneur d'initiatives qui en dérangent plus d'un », est-ce que cela vous définit bien ?

JdN : c'est un compliment, oui.

SF : Et ça n'a pas l'air d'avoir changé, vous vous confrontez à la réalité avec l'envie de toujours vous projeter dans le futur.

JdN : Oui, cela n'a pas changé. Je crois plutôt au futur.

SF : Et finalement le fait de recenser des techniques, de recenser des savoir-faire, c'est une façon de s'appuyer sur le passé mais pour construire l'avenir.

JdN : Oui tout à fait. Absolument.

SF : Vous n'êtes pas un historien passéiste.

JdN : Non.

SF : Je vous remercie grandement pour vous être prêté à cet échange et avoir partagé votre expérience et vision du design.


Figure 4. Jocelyn de Noblet présentant un jouet pour enfants réalisé en impression 3D et à l'aide de matériaux de récupération, crédits photographiques Sophie Fétro