Interview de Paolo Deganello
Michela Deni, Natalia Derossi

Cet interview a été réalisé le 6 février 2021 suite à de nombreux échanges informels sur les thématiques et problématiques qui ont évolué tout au long de la carrière et constituent la pensée de Paolo Deganello, architecte, designer, enseignant et co-fondateur d'Archizoom.


Figure 1. Paolo Deganello, 20131

Michela Deni2 - Natalia Derossi3 : Bonjour Paolo, nous avons décidé de t'interviewer parce que nous suivons ton travail depuis de nombreuses années : Michela Deni d'abord en tant que collègue et ensuite à travers des séminaires, des conférences, des publications et des rencontres ; Natalia Derossi en tant que jeune universitaire qui s'intéresse depuis quelques années au lien entre écologie, design et philosophie.

Ce qui nous a toujours émerveillé dans ton travail, en tant que designer, architecte et enseignant, c'est ta clairvoyance sur les raisons d'être et sur les responsabilités du design. Une clairvoyance qui nous a souvent semblé provocatrice puis avec le temps, nous nous sommes rendu compte que tu avais raison et que tu étais tout simplement un précurseur, comme le montre ton parcours à partir des années 60, lorsque tu as fondé à Florence, avec Andrea Branzi, Gilberto Corretti et Massimo Morozzi, l'agence de design et d'architecture radicale Archizoom. Peux-tu nous dire comment et pourquoi as-tu fondé Archizoom, ce que cela signifiait et pourquoi cette expérience est-elle encore citée et reprise aujourd'hui en Italie et à l'étranger ?

Paolo Deganello: Avec Massimo Morozzi nous étions des camarades de cours, nous nous voyions davantage dans les manifestations que dans les salles de l'Université de Florence. À cette époque il était un militant catholique, en revanche, de mon côté, j'avais une expérience antérieure dans le parti socialiste de mon pays. Le père de Massimo nous embauchait pour des petits boulots, et nous avions commencé à travailler ensemble dès la deuxième année de l'Université. Ces petits boulots sont finalement devenus une collaboration importante dans la restauration des salons au-dessus de l'Église d'Orsanmichele.

Massimo a dû se réinscrire en deuxième année où il a rencontré Andrea Branzi et Gilberto Corretti. Avec eux il a passé des examens de projets en design. Ensuite, après mon diplôme (en février 1966), Massimo Morozzi a proposé que nous commencions à travailler ensemble et c'est ainsi que Archizoom a vu le jour. Archizoom est né dans une université traversée par le conflit politique, c'est pour cela que nous avons aussi été formés par les assemblées et les occupations, dans lesquelles nous côtoyions quelques professeurs. À cette époque on contestait car on voulait réformer l'université en la transformant en une institution ouverte et impliquée dans le conflit social capital-travail. Nous voulions devenir concepteurs pour donner de la voix aux personnes rebelles, contestataires et critiques des groupes sociaux qui étaient alors au pouvoir. Le Manifesto Superarchitettura a été réalisé à partir de nos projets et des travaux faits pour nos mémoires, c'est-à-dire à partir de nos travaux d'étudiants. Le premier projet présenté était le mien, réalisé avec Carlo Chiappi et Paolo Marliani. Il s'agissait d' « Une ville ouvrière de 70 000 habitants », un thème pour un cours de design que nous avions imposé à nos professeurs. Nous voulions que le designer soit avant tout un professionnel capable d'un projet critique et d'opposition, fait à partir des revendications et des propositions des sujets rebelles que nous avions élus comme destinataires de nos projets de design. Cette expérience démontre encore aujourd'hui que la créativité et l'innovation en design nécessitent une culture politique, accompagnant celle des sujets rebelles, des exclus et des sans pouvoir qui ont un potentiel de changement important pour la société, un potentiel à partir duquel nous avons bâti notre propre projet critique. Aujourd'hui, la demande d'un projet critique peut se résumer à ce slogan des militants de Fridays For Future : « rendez-nous notre avenir ».

M.D. N.D. : Dans ton dernier livre Design Politico. Il progetto critico, ecologico e rigenerativo. Per una scuola del design del XXI secolo (que nous traduisons par Design Politique. Le projet critique, écologique et régénérateur. Pour une école de design du XXIee siècle), tu affirmes qu'il est nécessaire de ramener l'analyse politique du projet de design dans les écoles. Qu'entends-tu par là ?


Figure 2. Couverture du livre Design Politico, 2019 4.

P.D. : Comme je l'ai déjà dit, nous avons « appris » en faisant des assemblées et en occupant les universités. À partir de la fin des années soixante-dix, la répression de la culture politique a débuté. Les disciplines liées au design ont commencé à être séparées dans les écoles et dans les universités, dans une logique de spécialisation et de professionnalisation pour empêcher une vision globale : finalement, une par une, toutes les disciplines du projet ont été séparées et considérées comme indépendantes et autonomes par rapport à la politique. Les étudiants ayant une culture politique étaient des rebelles potentiels, les alliés potentiels d'une classe ouvrière alors encore forte et critique. Les écoles et les universités étaient destinées à former des professionnels non critiques, elles étaient destinées à enseigner un métier, et non pas à former des intellectuels, ni des concepteurs critiques et autonomes capables de désapprouver et de remettre en question les commanditaires. Les enseignants qui ont effacé la politique comme partie de la culture, qui ont enseigné l'autonomie de leurs disciplines par rapport à la politique, portent une lourde responsabilité morale et sociale. Cela me rappelle une citation de John Maynard Keynes, citée par Kate Raworth dans La Théorie du Donut (p. 289), que j'aime beaucoup : « le grand économiste (je dirais aussi le grand concepteur) doit posséder une combinaison rare de dons... Il doit être mathématicien, historien, Homme d'État, philosophe... Il doit étudier le présent à la lumière du passé pour les besoins de l'avenir. Aucun aspect de la nature de l'homme ou de ses institutions ne doit échapper au grand économiste ». Nous avons cherché à refuser la formation spécialisée, et nous sommes convaincus qu'il est encore nécessaire de le faire aujourd'hui. Les études doivent nous ouvrir à la pluralité des disciplines, y compris la politique. Elles doivent nous ouvrir à une multidisciplinarité qui nous permettait et qui peut toujours nous permettre lorsque nous faisons des projets de comprendre pour qui nous envisageons de les faire et dans l'intérêt de qui. La politique nous conduisait à nous intéresser à l'économie, cela étant la première discipline qui rentrait dans notre culture de concepteurs.

Ludovico Quaroni, le professeur d'urbanisme dont j'étais très proche, nous donnait un cours de sociologie urbaine, et nous apprenait à nous demander quelle ville et quelle architecture nous devions concevoir pour la nouvelle classe ouvrière arrivée du sud du pays vers les grandes villes industrielles. Dans Design politique j'essaie de préfigurer cette articulation des compétences disciplinaires nécessaires au projet, ces « cadeaux » qui aident les étudiants à ne pas être subordonnés au marché et à ceux qui le décrivent d'une façon plus ou moins véridique. À mon avis, un designer doit avant tout savoir comment se positionner pour choisir ce qu'il va concevoir. Ce ne sont certainement pas les professeurs du cours « projet architectural » à l'Université de Florence qui nous avaient dit de concevoir « une ville ouvrière de 70 000 habitants ». Dans les années soixante, nous avons pris part à la lutte des classes à l'intérieur et à l'extérieur de l'université, en réclamant « plus de salaires, moins de travail » contre l'injustice de la cynique finalité productive du projet moderniste. Aujourd'hui, les mouvements écologistes, comme Fridays For Future, Extinction Rebellion et d'autres, réclament avant même de demander un travail et des salaires un « avenir », un avenir qui leur a été arraché. Ils reconnaissent également la science comme la seule source de vérité. Apprenons donc à concevoir à partir du rapport des scientifiques du IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) ouvert à tous les pays membres de l'Organisation des Nations unies (ONU), qui fait le point sur la dégradation progressive et l'habitabilité de la planète Terre.

M.D. N.D. : Actuellement, qu'est-ce que le design et comment est-il lié à l'écologie ?

P.D. : La recherche de la forme des biens a toujours existé, la dimension esthétique est un besoin de l'Homme depuis la construction des premiers outils. J'aimerais avoir une culture transdisciplinaire pour démontrer que tous les êtres vivants, riches et pauvres de la planète, plantes, animaux, vers et bactéries, aspirent tous à donner une dimension esthétique à leur vie. À l'époque de la production artisanale, les arts mineurs, également appelés « arts appliqués », avaient pour tâche de décider et de proposer la forme des objets quotidiens en construisant, en expérimentant avec des matériaux et des techniques locales, en identifiant la forme dans le processus même de construction des biens et des marchandises. Pendant la révolution industrielle et le Mouvement Moderne, la tâche de façonner les objets quotidiens et les marchandises est revenue au design. Il fallait d'abord inventer les produits, puis les dessiner, puis concevoir leurs parties et mécanismes et enfin les produire en grande série. La grande usine moderne avait besoin de ce nouveau travail et le design devait démontrer la supériorité esthétique du produit industriel par rapport au produit artisanal. Le Modernisme se déclarait alors comme le garant d'un nouveau monde dans lequel la massification de l'esthétique n'était plus un privilège, mais une valeur de plus en plus accessible à une majorité de personnes. Toutes les disciplines du projet, comme l'urbanisme, l'architecture, le design d'intérieur et la communication, prétendaient pouvoir offrir ensemble une nouvelle et meilleure manière d'habiter la terre. Nous y avons cru et nous nous y sommes engagés, mais aujourd'hui le Modernisme et nous-mêmes en tant que co-responsables rendons la terre de plus en plus polluée et de moins en moins habitable. À la faculté d'architecture de Florence, dans les années soixante, le design était une discipline facultative, sous-évaluée par la majorité des architectes. Pour les architectes âgés, la marchandise, les objets quotidiens et la mode étaient indignes d'un effort esthétique. Les intellectuels de l'époque, designers et architectes, considéraient tous ces produits comme de la « merde ». Nous, les radicaux engagés dans le militantisme politique contre l'arrogance des architectes, aimions plutôt concevoir ce que nous pensions pouvoir être le projet domestique de la classe ouvrière. Le Pop Art américain a explosé lors de la 65e Biennale d'art. Le design Moderne, celui de la Staatliches Bauhaus pour être clair, était orienté vers l'essentialité géométrique de la forme et des conceptions rationnellement réalisables priorisant l'utile, le fonctionnel, l'économique et l'abstrait figuratif. De notre côté, nous voulions concevoir les produits de la société du bien-être en donnant à la classe ouvrière des formes qui ne soient pas abstraites mais figurativement intenses et ayant la qualité de l'art. Le Pop Art, l'Arte Povera, la musique de Bob Dylan, les poèmes d'Allen Ginsberg, de Malcolm X et de la Beat Generation étaient ce que nous voulions apporter dans le foyer ouvrier. Le « plus qu'utile », comme Filiberto Menna définissait le design, ne devait plus être un produit élitiste, un privilège des riches.

Les premiers produits Archizoom étaient alors des objets aux géométries cassées, creusées, violentées par le mouvement des corps, des formes sensuelles comme la Superonda5, de nouvelles typologies de produits dans lesquelles le consommateur était un sujet actif. Il s'agissait de formes modulaires, produites en série, économiques, polyvalentes, conçues pour différents usages, car nous pensions pouvoir offrir à la classe ouvrière le plaisir de composer les formes au lieu d'y être soumis passivement. Nous remettions en question et cherchions des alternatives au design du Modernisme, celui productiviste, géométrique, minimaliste et absolu comme l'était le « Cube » de Munari, même s'il avait certainement le succès du marché ainsi que le consensus de l'industrie. Et ce même design productiviste a rapidement réussi à expulser d'abord de l'université, puis des magazines, et enfin définitivement du marché notre dépassement du Modernisme, le reléguant à un produit élitiste. Et ce parce qu'il s'agissait d'un design différent, profanateur et qu'il convenait davantage aux collectionneurs alors que nous étions pleins d'illusions et avions espéré qu'il aurait pu devenir la forme de vie de la classe ouvrière.


Figure 3. Superonda, Archizoom, 1966.

Aujourd'hui la massification de l'esthétique est un processus achevé, l'écologie quant à elle a une nouvelle tâche fondamentale contribuant à l'élaboration d'un nouveau projet critique consistant en la conversion écologique des biens. C'est cela le projet critique nécessaire aujourd'hui : démontrer la beauté et la supériorité des biens écologiques, en gardant bien à l'esprit que l'écologie ne doit pas faire partie de la restauration du luxe et du privilège, mais d'une diffusion structurale de la conception écologique et esthétique à l'échelle de tous les biens. De cette façon, le design peut répondre aux nouveaux rebelles qui crient : « rendez-nous l'avenir que vous nous avez volé ».

M.D. N.D. : Dans Design politique, tu indiques la nécessité d'étudier l'anthropologie dans les facultés et dans les écoles de design, pourquoi l'anthropologie ? Comment pouvons-nous concilier d'une façon réaliste art, écologie politique et anthropologie dans le design ?

P.D. : Le Mouvement Moderne nous avait appris à utiliser le design pour occidentaliser le monde, nous étions ravis d'inventer le « style international ». Nous devions convaincre le monde entier, malgré la multiplicité des cultures et des projets de vie sur notre planète, d'utiliser la chaise en plastique que nous avions conçue. Et nous avons en partie réussi, même si les pieds de nos chaises perçaient les tapis de tatami des maisons japonaises.

Moi, je propose aux étudiants la reterritorialisation du design, exactement le contraire de ce style international et de cette occidentalisation du monde qui a autant intéressé le capitalisme du Modernisme. J'enseigne aussi comment concevoir la réutilisation de ce qui a déjà été produit, en l'actualisant pour la culture contemporaine, et cela pour contraster l'obsolescence rapide présente dans toutes les stratégies de production, et donc de consommation, des grandes entreprises. La réutilisation et l'adaptation prolongent le cycle de vie des biens, contiennent la consommation, retardent la transformation d'un produit en un déchet et nous invitent à cesser de considérer les ressources de la planète comme infinies et la Terre comme une déchetterie. La reterritorialisation nous aide à redécouvrir et à valoriser les matériaux locaux qui ont été remplacés et effacés par les matières plastiques du design Moderne qui les considéraient comme dépassés. Mes étudiants sont « interdits » d'utiliser des matières plastiques dans leurs projets. J'encourage quand même des compétences de production qui ne sont pas nostalgiques de l'artisanat et du travail manuel, mais qui sont mises à jour grâce à une sélection critique minutieuse des innovations technologiques. Par exemple, nous utilisons la LED qui consomme peu et des moteurs électriques qui polluent moins mais sous condition d'utiliser de l'électricité produite avec de l'hydrogène vert6.

Il faut arrêter de tout faire construire par les grandes usines et plutôt promouvoir une production répandue dans les territoires où les produits en question sont utilisés. Il est nécessaire de privilégier la production locale, les Groupements d'achats solidaires, les marchés locaux, l'autoproduction d'énergie solaire sur les toits de chaque immeuble, pour viser l'autonomie productive. Pour cela il faut se débarrasser des centrales électriques, des grandes usines, des supermarchés et des centres commerciaux. Il faudrait alors rejeter en bloc tout le projet du Modernisme bâti sur la voiture et sur le pétrole bon marché, un projet avec lequel notre discipline a collaboré dans la destruction de l'habitabilité de notre planète. Broken Nature7, une exposition de design organisée à la Triennale de Milan il y a deux ans, est d'une importance fondamentale. Cette nature détruite ne sera certainement pas réparée, il y a de nombreuses limites même pour un projet régénérateur, mais à l'ère de l'anthropocène, contre un homme hégémonique et de plus en plus arrogant, nous devrons trouver un nouvel équilibre entre l'homme et la nature qui ne soit pas autant destructeur de cette habitabilité de plus en plus menacée.


Figure 4. Extrait de l'exposition Design maçico (2012) conçue par Paolo Deganello.

Exemple de conception sans utilisation et consommation de nouvelles ressources. Les photos montrent de quelle façon le verre (déchet d'autres installations) est brisé directement sur place pour servir de base aux chaises exposées. À la fin de l'exposition, tous les matériaux sont retournés aux entreprises qui recyclent les matériaux utilisés.

Selon Slavoj Zizek « nous devons voir clairement le risque d'extinction dans lequel le capitalisme nous place aujourd'hui ». Depuis quelque temps, l'habitabilité de notre planète est compromise par les inondations ; les ouragans ; les canicules ; les catastrophes environnementales comme celles de Bhopal, Seveso, Tchernobyl et Fukushima ; les glaciers qui disparaissent ; les lacs qui sèchent ; les forêts qui brûlent. Ces événements ont créé une altération destructrice.

L'anthropologie est donc la discipline qui peut nous aider à repenser et à trouver un nouvel équilibre, non destructeur, entre l'être humain et la nature. Nous pouvons régénérer certaines parties de cette broken nature que nous avons créée, mais nous ne pouvons pas la ramener à un état qui est maintenant irrémédiablement perdu. L'anthropologie nous dit que tous les êtres sont nécessaires et que l'Homme est un être parmi les autres et non pas le prince des êtres vivants sur la planète Terre. Elle nous montre en quoi la vie de cet être humain qui vit dans une « nature sauvage » est différente, comme nous le suggère l'anthropologue Bruce Albert dans le livre de Davi Kopenawa, porte-parole de la population indigène vivant dans la forêt amazonienne brésilienne. Grâce à l'anthropologie, nous pouvons comprendre qu'il est faux de croire que cette vie « sauvage » est pire ou plus désespérée que la nôtre, mais qu'elle est seulement différente et que, bien que nous soyons ignorants, nous en avons tous besoin pour exister, nous les Modernes, les post-Modernes et les néo-libéraux. L'anthropologie nous fait également réfléchir sur la manière dont différents états de la nature peuvent générer différentes cultures de vie, toutes valables et utiles pour chacun.

Quels sont les biens, quels sont les produits, quels sont les projets de vie qui devront être inventés pour récupérer et défendre autant que possible l'habitabilité dans les différents territoires ainsi que dans les natures détruites de multiples façons sur la planète ? Ne tombons pas dans la présomption stupide et arrogante de penser que cela sera à nous de concevoir les outils, les processus de production, les autres territoires avec « nos » matériaux, « nos » techniques et « nos » projets de vie. Le philosophe Jacques Rancière avec son Maître ignorant nous donne une indication éclairante : devenons ces maîtres ignorants qui s'intéressent aux vies, aux histoires, aux territoires dans lesquels nous opérons et à l'équilibre avec la nature en apprenant à actualiser et améliorer les techniques et matériaux locaux, et à concevoir des outils et des biens capables d'améliorer l'habitabilité de ces territoires. Ainsi, nous pourrons peut-être utiliser nos connaissances en matière de design pour contribuer à améliorer l'autonomie matérielle et intellectuelle des autres territoires, en sachant humblement que nous, « maîtres ignorants », pouvons apprendre beaucoup des autres, également pour habiter nos propres territoires de plus en plus inhabitables.

M.D. N.D. : Quelles recherches t'ont inspiré dans la combinaison entre design et écologie ?

P.D. : L'écologie n'était pas présente dans les disciplines universitaires à l'époque de mes études. Les recherches d'Ezio Manzini ont été certainement importantes, mais ce sont plutôt les textes d'économie et d'anthropologie qui m'ont guidé dans ma réflexion politique. Comme je le dis dans la présentation de mon ouvrage Design Politiques, trois textes ont été fondamentaux pour ma vision du projet aujourd'hui :

1- Kate Raworth, 2017 La Théorie du Donut. L'économie de demain en 7 principes.

Ce livre exceptionnel, antiacadémique, pose le problème de la refondation de l'économie en tant que discipline qui continue à être enseignée aux étudiants, ce que j'essaie de faire sans présomption pour le design. Ce livre démontre la véridicité d'une hypothèse fondamentale : « la crise écologique et la crise sociale ont une racine commune et peuvent trouver une même raison d'être dans le même projet ». La même hypothèse est soutenue dans un article de Paolo Cacciari paru dans le quotidien il manifesto le mardi 19 janvier 2021 : de mon côté je voudrais que cela devienne la vérité même du projet d'aujourd'hui.

2- Guido Viale, 2011 : La conversione ecologica8. Cet ouvrage montre à quel point la conversion écologique des biens est une nécessité urgente et nous fait comprendre que le design d'aujourd'hui doit aller vers un consensus esthétique uniquement attribué aux biens écologiques, cela n'étant pas une question idéologique mais relevant d'une nécessité bien démontrée par les rapports IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change).

3- Giuseppe De Marzo, 2009 Buen vivir. Per una nuova democrazia della Terra9. Cet ouvrage nous montre comment une tradition, une culture et une « idéologie de matrice animiste » (je voudrais réhabiliter le concept d'idéologie) ont permis aux populations indigènes, riches d'une relation différente entre les êtres humains et la nature, d'arriver à défendre et valoriser les « droits de la nature » et à produire dans les nouvelles constitutions révolutionnaires de la Bolivie (2009) et de l'Équateur (2008). Le livre développe également un concept fondamental, celui de « l'écologie des pauvres », en opposition à « l'écologie des riches ».

M.D. N.D. : Penses-tu que le design sera en mesure de proposer une modalité assurant un équilibre entre l'expansion urbaine et les inventions technologiques au sein des limites imposées par l'écosystème environnant ?

P.D. : Le design ne peut être qu'une partie d'un projet de vie global impliquant toutes les disciplines et s'inscrivant dans un projet politique assurant la protection et l'amélioration de l'habitabilité de la planète. J'ai travaillé dans toutes les disciplines concernées par la conception, de l'urbanisme à la restauration, de l'architecture au design et au design d'intérieur, et je considère la spécialisation disciplinaire comme une véritable involution productiviste imposée par le Fordisme et par le Modernisme. J'affirme cela car je pense que le design doit être l'une des disciplines du projet et de la conception qui collabore avec les autres disciplines. Le design doit être libéré de sa vocation de spécialisation qui a atteint aujourd'hui l'absurdité de se spécialiser dans la conception d'une typologie de produit spécifique, nous avons alors le design de mobilier, le light design, le car design, l'urban design, etc. Pour donner un exemple, je ne demande pas à mes étudiants de concevoir un vélo, peut-être un vélo électrique avec tous les problèmes de la batterie, mais je leur demande de concevoir une piste cyclable dans une réalité urbaine spécifique comme celle du centre historique de Florence ou des allées arborées de Milan : je leur demande de concevoir ce produit unique comme faisant partie d'une nouvelle mobilité impliquant une nouvelle idée de la ville et s'inscrivant dans un projet de transformation écologique de tous les produits. Cela signifie que le moteur humain est meilleur que le scooter alimenté par une batterie dont on ne saura pas se débarrasser et qu'on ne saura pas recycler (l'invention technologique fait encore défaut sur cette question). Je leur demande de se concentrer sur Amsterdam et sur les manières de changer toute la mobilité urbaine, et de réfléchir aujourd'hui sur l'idée même de vie urbaine ou non urbaine.

M.D. N.D. : Tu as été l'un des premiers designers italiens à penser à l'autoproduction grâce au numérique, avant même la naissance des fablabs. Comment le rôle du designer a-t-il évolué, en particulier le tien, à partir de la diffusion de ces pratiques ?

P.D. : J'ai construit le prototype de la Superonda10 en contreplaqué avec Romano, un menuisier génial qui avait réalisé la rampe de l'escalier de l'église Orsanmichele de Florence en bois. Nos premiers projets étaient auto-construits ou construits en collaboration, mais il s'agissait de modèles à dimension réelle ou de prototypes très approximatifs à proposer aux entreprises : cela était une pratique très différente de l'autoproduction. À cette époque, on espérait et on demandait une industrie différente, non pas de l'autoproduction. En 2013, Denis Santachiara m'a invité avec Franco Raggi, Alessandro Mendini, Alberto Meda, et d'autres designers plus jeunes, à participer à l'un de ses projets : il s'agissait du projet Cyrcus.it11, qui consiste en une plateforme dont le premier titre se lit comme suit « mouvement/entreprise de design d'auteur qui produit et vend en ligne, grâce à des processus de fabrication numérique ». Des deux produits que j'ai conçus pour Cyrcus.it, pas un seul n'a été vendu. Il faudrait demander à Denis Santachiara une réflexion importante sur cette thématique de l'auto-production et sur son avenir éventuel.

M.D. N.D. : Tu as toujours soutenu la nécessité d'une économie circulaire et régénératrice ainsi que l'importance de la reterritorialisation et des pratiques de réutilisation. Quel est ton rôle en tant que designer dans ce contexte ? Quelles sont les limites du design en tant que levier d'actualisation d'un changement ?

P.D. : Depuis longtemps, je ne travaille plus en tant que professionnel. Je me consacre à la conception d'expositions et surtout à l'enseignement. J'aimerais transmettre et construire dans les écoles de design des modalités de projets critiques, des propositions de projets qu'une nouvelle génération de designers aura, je l'espère, la possibilité de réaliser. Qu'est-ce que le design peut faire pour actualiser le changement ? Beaucoup dans les limites du projet de la forme de la marchandise, mais peu face à une société défendant l'état actuel des choses et remettant à plus tard un vrai changement en oubliant chaque jour que « there is no alternative ». Je commence toujours mes cours en montrant des images (la planète Terre, la biennale d'architecture de Venise, l'exposition Broken Nature, l'élevage de poulets, la pandémie, et, depuis un mois, les manifestations des agriculteurs indiens) pour rappeler que nous sommes à cette époque et que les problèmes auxquels nous sommes appelés à répondre par les projets sont ces mêmes problèmes. Depuis plusieurs années, les stratégies du pavillon allemand à la Biennale 2011, « reuse, recycle, reduce », sont présentes dans toutes les disciplines du projet, ainsi que l'économie circulaire et régénératrice, la reterritorialisation et la dé-carbonisation. Cependant la majorité des commanditaires va dans une direction complètement différente, de plus en plus orientée vers des petits changements finalement destinés à ne rien changer. Pour cette raison j'insiste sur une redéfinition radicale de toutes les disciplines du projet et du design, comme Kate Raworth l'a déjà fait de son côté pour l'économie. Les écoles constituent la réalité dont les nouvelles générations doivent se réapproprier afin de revendiquer l'orientation des nouveaux objectifs du design. Les écoles, et certainement pas les entreprises, peuvent valoriser de nouveaux commanditaires, de nouvelles recherches, de nouveaux projets, de nouvelles connaissances. Tout change très lentement et avec beaucoup d'ambiguïtés. En attendant, les nouvelles stratégies politiques des grandes institutions à partir de la « Next Generation EU » semblent demander une conversion écologique de la production, de la consommation et des services. Même les grands capitalistes réunis à Davos parlent d'un « nouveau modèle de développement » et s'interrogent sur les limites du capitalisme « amoral ». Nous sommes au début, un début à critiquer avec beaucoup de sévérité, et qui, quoi qu'il advienne, nous montre que nous sommes terriblement en retard. Notre contribution consiste en la transformation des écoles en laboratoires expérimentant les objectifs des projets prioritaires et à venir, ces objectifs sont destinés à faire évoluer radicalement notre discipline. Il nous reste un travail énorme à faire, dont nous ne savons pas encore comment prendre conscience : nous devons donner un consentement esthétique à une conversion réelle, non pas à une conversion apparente, rusée, mystifiante et écologique des biens.

M.D. N.D. : Nous aimerions connaître ton avis sur certains paradoxes du design : dans le premier cas, lorsque le projet d'une proposition écologique repose sur une technologie qui, à son tour, a des coûts énergétiques insensés (pensons par exemple à la dernière génération de bioraffineries, ou à la robotique « verte ») ; ou encore lorsqu'une intention écologique exige des méthodes de production si raffinées et si coûteuses que le produit final sera forcément élitiste. Comment concilier ces aspects avec un Design politique ?

P.D. : Dans le dernier numéro de la revue Domus, il y a une table ronde pitoyable qui tente de justifier le luxe. La thèse principale est que nous, les designers, nous sauvons nos âmes grâce aux emplois que le marché du luxe génère. Mais personne ne dit que le marché du luxe augmente à partir de l'accroissement des inégalités imposées par le néo-libéralisme. Hunter Lovins, présidente de Natural Capitalism Solutions, définit à juste titre le livre de Kate Raworth comme le meilleur antidote possible au néolibéralisme. De tous les capitalismes qui ont existé, le néolibéralisme est le plus amoral, entièrement construit sur l'exaspération des inégalités. Cela a même été remarqué au Forum de Davos où ils osent parler d'un nouveau modèle de développement et d'éthique du capital. Apprenons à ne pas nous laisser enchanter. Nous aussi, lorsque nous avons travaillé pour Cassina12, nous sommes partis du haut de la consommation élitiste, en ayant l'illusion de pouvoir être le cheval de Troie qui, de haut, induirait le changement de tous les biens. Mais nous avons ensuite été dégradés en devenant designers pour les collectionneurs. Ne répétons pas cette erreur. Dans le quotidien Corriere della sera d'aujourd'hui (vendredi 29 janvier, 2021 page 35), on trouve un petit rapport intitulé « Le Fond Kering » : dans les cinq prochaines années, ce fond convertira en agriculture régénératrice un million d'hectares de terres et de paysages agricoles où les matières premières pour la chaîne d'approvisionnement de la mode sont produites. La promotion de la quantité et de la qualité des matières premières naturelles pour l'industrie de la mode et du luxe, obtenues par des techniques régénératrices, est l'un des principaux objectifs du Regenerative Fund for Nature. L'écologie est devenue à la mode dans le luxe, car même le marketing des produits de luxe la recommande. À Milan, il existe une école de design qui s'appelle fièrement « l'académie du luxe ».

Cependant, le marché du luxe est une « niche » qui peut avoir un petit impact sur l'infinité de biens qui polluent dans leur ensemble. Là encore, comme dans le cas du Modernisme, le design peut apporter une contribution significative s'il est capable d'influencer la production à grande échelle. D'où la nécessité d\'investir non pas dans l'Académie du Luxe, mais dans une université publique capable de se positionner comme un laboratoire d'expérimentation, de promotion, de recherche et de formation de designers impliqués dans cette reconversion étendue à tous les biens, même ceux qui sont peu coûteux. Si nous faisons preuve d'intentions et de compétences fiables, nous pouvons faire converger nos écoles et les projets de recherche que les nouveaux programmes politiques comme Next Generation EU doivent absolument réaliser s'ils veulent être crédibles. Que nos écoles deviennent alors capables de réclamer des commanditaires en adéquation avec la promotion et la conception de processus de production et de distribution non polluants, produisant et distribuant des biens écologiques, pauvres et différents auxquels nous sommes en mesure d'apporter une qualité esthétique. Nous ne pouvons pas faire plus, mais ce serait déjà beaucoup. Giuseppe De Marzo parle de l'écologisme des pauvres, faisons devenir les ISIA (grandes écoles de design publiques en Italie) des académies de l'écologisme des pauvres.

M.D. N.D. : Merci beaucoup Paolo de nous avoir accordé un peu de ton temps. Travaillons et exigeons qu'on nous rende notre avenir !

Crédits et légendes

Figure 1. Paolo Deganello © Vincenzo Colecchia, 2013.

Figure 2. Couverture du livre Design Politico © Paolo Deganello, 2019.

Figure 3. Superonda @ Dario Bartolini, Archizoom, 1966.

Figure 4. Extrait de l\'exposition Design maçico conçue par Paolo Deganello © Marcus Garcia, 2012.


  1. https://www.greggio.com/en/designer/paolo-deganello/ consulté le 26 mars 2021. 

  2. Michela Deni est Directrice de Projekt (UPR 7447), Professeure des Universités en Sémiotique et Design et co-responsable du Master DIS (Design Innovation Société) à l'Université de Nîmes. 

  3. Natalia Derossi est étudiante en master « Études Environnementales » à l'École des Hautes Études en Science Sociales. 

  4. https://altreconomia.it/prodotto/design-politico-progetto-ecologico-rigenerativo/ consulté le 26 mars 2021. 

  5. https://www.paolodeganello.it/engdivano-superonda, consulté le 26 mars 2021. 

  6. Énergie hydrogène produite à partir d'électricité renouvelable. 

  7. http://www.brokennature.org, consulté le 26 mars 2021. 

  8. Le livre est en italien, il est publié par la maison d'édition NDA de Rimini (notre traduction du titre en français : La conversion écologique : il n'y a pas d'alternative). 

  9. Le livre est en italien, il est publié par la maison d'édition Ediesse de Rome (notre traduction du titre en français : Buen vivir sous-titre : pour une nouvelle démocratie de la Terre). 

  10. https://www.paolodeganello.it/divano-superonda, consulté le 26 mars 2021. 

  11. https://cyrcus.it, consulté le 26 mars 2021. 

  12. https://www.cassina.com/it, consulté le 26 mars 2021.