Interview de Franco Raggi
Michela Deni

Cette interview a été réalisée le 5 février 2021 suite à de nombreux échanges sur la culture du projet et l'histoire du design radical. Franco Raggi est en effet un co-fondateur de Global Tools.


Figure 1. Franco Raggi, 2012.


Figure 2. Franco Raggi et Ettore Sottsass, Scarpe vincolanti Global Tools, studio per allestimento, 1975.


Figure 3. La Classica Franco Raggi, 1977**1.

Michela Deni2: Bonjour Franco, m'intéressant vivement à ton travail je souhaite t'interviewer pour la revue Design Arts Médias pour plusieurs raisons : depuis de nombreuses années, je suis ton travail d'abord en tant que collègue à l'Isia3 à Florence (grande école publique de design), mais aussi à travers tes conférences et nos échanges informels en Italie et en France. Pour moi ce qui émerge de ton travail et de ta façon d'être designer c'est ta contribution éclectique constituée par des d'expériences diversifiées, même au-delà de ta formation initiale d'architecte. Puisque tu as travaillé dans le domaine de l'art contemporain, de l'art d'avant-garde et du design, tu pourras nous dire comment cet éclectisme est né. Quels étaient tes « maîtres » et quelles ont été tes rencontres fondamentales dans le domaine du design?

Franco Raggi4 : C'est vrai, je suis architecte, j'ai fait des études d'architecte, je croyais qu'il était bien de devenir architecte, mais ensuite je ne suis pas devenu architecte. Je veux dire que je n'ai pas exercé la profession tout de suite, je n'ai pas suivi le parcours classique qui, après mon diplôme à la Faculté d'Architecture au Politecnico de Milan, m'aurait conduit dans une agence d'architecture dans laquelle j'aurais pu exercer. Qui sait comment et quand, j'aurais pu commencer ma propre profession d'architecte ! J'ai eu la chance d'avoir de tels doutes sur mon destin d'architecte à tel point que je me suis imposé une « pause » d'étude. Après avoir obtenu mon diplôme avec Franco Albini, j'ai été attiré par la poétique d'Aldo Rossi et j'ai voulu alors m'éclaircir les idées. J'ai commencé à écrire des critiques de livres importants dans la revue Controspazio, celle qui était éditée par Paolo Portoghesi et par les disciples d'Aldo Rossi, qui prônaient une architecture algide, métaphysique, élémentaire, poétique et anti-moderne, tout en opposition aux dérives technocratiques de l'international style. En 1970 j'ai suivi une recherche du CNR (Centre national de recherche) sur le thème de la préfabrication, qui me semblait à cette époque-là une question de conception très « éthique » permettant de donner à chacun une maison économique mais non répétitive, c'est-à-dire sans modèles fixes de composition (comme les maisons soviétiques, par exemple). Bref, j'ai cultivé une confusion systématique des perspectives, confusion qui m'a conduit involontairement par la suite vers un ailleurs intéressant qui m'était inconnu.

Une rencontre fortuite avec Alessandro Mendini dans un train à destination de Bologne pour aller voir un salon sur l'Industrialisation du bâtiment, qui probablement l'intéressait également, m'a amené à collaborer avec l'agence de Marcello Nizzoli5 dont Alessandro Mendini était partenaire. Je ne travaillais pas avec Alessandro Mendini, mais pendant les pauses nous parlions d'architecture et d'autres sujets et, probablement en raison de son nouveau poste de rédacteur en chef de la revue Casabella, il m'a proposé un rôle en tant que « jeune rédacteur » dans la nouvelle équipe de rédaction. À partir de ce point d'observation, qui était nouveau pour moi, je suis rentré en contact avec des réalités nouvelles et différentes : avec les mouvements hétérogènes d'avant-garde radicale, autrichienne (Hans Hollein et Walter Pichler) et anglaise (Cedric Price et le groupe Archigram), avec le pragmatisme visionnaire britannique (James Stirling et James Gowan), avec les apories conceptuelles américaines des Five Architects (Peter Eisenman, Michael Graves, Charles Gwathmey, John Hejduk, Richard Meier) et d'autres. Il s'agissait de réalités qui ne m'avaient même pas effleuré lors de mes études à la Faculté d'architecture au Politecnico de Milan.

Plutôt que de parler d'éclectisme, qui est la conséquence d'une façon de penser en dehors des limites étroites des domaines disciplinaires spécialisés, je parlerais plus précisément de « contiguïté vertueuse », car l'observation du travail des avant-gardes artistiques de l'époque a représenté pour moi une grande source d'inspiration et de vision critique et créative. Art conceptuel, Art comportemental, Body art, Pop art, Land art, Arte Povera proposaient des points de vue inhabituels et dérangeants, des perspectives bouleversées, des approches conceptuelles pour faire de l'art, mais pas seulement. Ces mouvements ont eu des effets bénéfiques sur la culture architecturale stagnante des années soixante-dix, culture qui était initialement concentrée sur le dépassement des utopies du Mouvement Moderne, mais qui était finalement consacrée à la pratique vide de sens et superficielle de l'International style.

La revue Casabella de ces années-là (1971-1976), qui était à la fois un laboratoire expérimental et une école de pensée non conventionnelle et libre, m'a permis de rencontrer des personnes que je ne peux pas vraiment définir comme des « maîtres » pour moi, mais plutôt et certainement comme des guides. Je n'ai pas eu des maîtres mais des amis qui, dans la pratique, ont agi par une approche exemplaire et inclusive de la culture du projet. Ettore Sottsass, Alessandro Mendini, les groupes Alchimia6 et Memphis7 et des personnes solitaires comme Remo Buti, Riccardo Dalisi et Gaetano Pesce sont ces amis qui m'ont confirmé la possibilité de travailler dans des domaines et des échelles différents, à la recherche d'un langage poétique qui était alors une critique opératoire et militante du fonctionnalisme technologique de l'époque.

Finalement le dessin visionnaire, l'écriture, le design industriel ou le design d'un produit unique, les projets architecturaux, les expositions, l'architecture d'intérieur, le design d'intérieur et les installations, ne sont que différentes échelles d'application d'une recherche conceptuelle homogène par rapport à la culture dominante du projet. L'objectif constant du travail consiste dans la recherche de « sens », dans la possibilité de déclencher une pensée critique, une réflexion, un doute par rapport aux certitudes universelles du système de conception en design.

Les domaines d'action de la conception en design ont donc été pour moi polyvalents et les plus adaptés à ces stratégies déstabilisatrices : chaque déséquilibre génère une nouvelle forme d'équilibre. Les outils de l'ironie, du paradoxe, du non-sens, de la poésie et de la vision sont des formes d'expression basées sur la nécessité de l'utopie comme but à atteindre, tout en sachant qu'elle est injoignable : l'utopie comme forme de progrès et non comme fuite de la réalité. En ce sens, un objet de design tel qu'un poème, une métaphore ou une histoire sous forme d'apologue peut nous aider dans cette recherche de « sens », sens que les certitudes du déterminisme sociologique évitent souvent.

M.D. : À l'ISDAT de Toulouse en 2012, tu as présenté ton travail sous la forme d'une rétrospective historique qui partait de tes études d'architecture pour arriver au design, en passant par le Design Radical avec les Global Tools qui sont toujours un point de référence important en Italie et à l'étranger. De quoi s'agissait-il et quel était l'objectif de Global Tools ? Que vouliez-vous changer dans la conception des projets de ces années-là ?

F.R. : Lorsque j'ai obtenu mon diplôme en 1969, la faculté d'architecture de Milan était très politisée, ce furent des années de révision des modèles mondiaux et d'un choc idéologique très fort. Le rôle de l'architecture dans cette tension refondatrice était alors incertain. En Italie, dans la pratique professionnelle s'imposait une sorte d'International style technocratique et au niveau philosophique s'affrontaient deux visions radicales et opposées, à savoir : la « Tendenza » Aldo Rossi et l'Architecture Radicale. Sans oublier l'existence des figures alternatives et non alignées comme Giancarlo De Carlo, apôtre d'un projet social partagé, basé sur une architecture participative, elle-même véritable utopie technique socialement engagée.

J'ai donc tenté une médiation, peut-être impossible, entre ces hypothèses radicales. En 1973, alors que je participais en tant que rédacteur en chef de la revue Casabella au travail de l'avant-garde radicale, j'ai également accepté de collaborer avec Aldo Rossi à l'exposition internationale d'architecture de la 15ème Triennale de Milan8. Je dois dire que la proximité avec les groupes radicaux et la collaboration simultanée avec Aldo Rossi à la Triennale peuvent apparaître comme contradictoires. J'ai écrit à ce sujet afin de préparer mon intervention pour « Maratona Radical »9 afin de le bien comprendre moi-même également. Je crois que la « Tendenza » de Aldo Rossi et l'Architecture Radicale étaient toutes les deux des attitudes d'opposition « radicales », avec des fondements très intéressants et des façons différentes de s'opposer à la dérive technocratique, ne s'agissant pas seulement d'une dérive technocratique de l'architecture mais plutôt d'une dérive de l'économie et de la société elle-même. J'ai cependant choisi d'appartenir au mouvement du Design Radical qui ne me demandait ni le militantisme, ni la rigueur formelle, ni la fidélité au Maître, mais plutôt exigeait un regard critique, une disponibilité à l'expérimentation et aussi un nomadisme culturel.

M.D. : Pourquoi penses-tu que le Design Radical et les Global Tools continuent à inspirer les jeunes designers encore aujourd'hui ?

F.R. : Nous devrions demander cela aux jeunes designers, je peux en tout cas hasarder une réponse. Le design se débat aujourd'hui, d'une part entre les hypothèses de rédemption planétaire par l'idéologie écologiste et, d'autre part, par les involutions formelles cultivées, banales et superficielles, destinées au scénario domestique. Entre ces positions d'aller-retour, nous devons prendre conscience du « sens » profond du design. Les expériences « rétrogrades » telles que Global Tools présentent la fascination de la remise à zéro et de la provocation comme moteurs de la pensée plutôt que comme modèles de conception : les Global Tools agissaient par la provocation, le détournement, la remise en question des codes disciplinaires, la proposition de l'architecture en tant que modèle de remise en question et non pas pour trouver à tout prix des solutions. En d'autres termes, l'absence « d'hypothèses linguistiques » renvoyant à un style ou un langage projectuel favorise les réflexions existentielles et les méthodologies primaires du projet en design comme acte critique de changement. Global Tools, en tant que projet théorique et concret, réévalue fondamentalement les comportements artistiques qui proposent des synthèses cinglantes et prémonitoires ainsi que des paradoxes personnels audacieux et déstabilisants afin de trouver de nouveaux équilibres et de révéler ce que nous ressentons tous mais, pourtant, que nous ne voyons pas. Après tout, même si Global Tools a produit très peu sur le plan matériel mais beaucoup plus le plan conceptuel, ces approches sont aujourd'hui le point de départ de nouvelles réflexions sur le destin du projet.

M.D. : Tu es un designer et un architecte réputé ainsi qu'un enseignant. Tu consacres beaucoup de temps à la didactique, donc l'enseignement te tient à cœur. Que souhaites-tu transmettre du design et de la culture du projet aujourd'hui ?

F.R. : Je voudrais susciter des doutes et une prise de conscience. Je voudrais aussi améner à des certitudes sur la relativité des langages, mais aussi porter l'attention sur leur force communicative lorsque ces mêmes langages concernent des réflexions en dehors de la discipline spécifique du design. Je m'intéresse à la communication et à la narration de procédures personnelles, de modes de la pensée qui conduisent à des façons de concevoir. En d'autres termes, il s'agit de parcours et processus personnels, individuels et mystérieux liés à la créativité : l'origine de ces processus peut concerner des visions, des obsessions ou des pratiques personnelles permettant d'arriver à des solutions formelles dont la valeur plus évidente est pourtant la valeur conceptuelle. Dans mon cas par exemple, des procédures comme « couper », « diviser », séparer », « réunir », « coincer » ont été à l'origine de plusieurs travaux (dessins, objets, espaces).


Figure 4. Vasovasi, dessin, Franco Raggi, 2009.


Figure 5. Vasovasi, Franco Raggi, 2009.


Figure 6. Siège Techint, 1999.


Figure 7. Table Raa, Franco Raggi, 1997.


Figure 8. Etagère On Ice, Franco Raggi, 1988.

Je ne suis pas intéressé par la transmission de modèles formels ou par l'adhésion à des styles spécifiques, je suis plutôt intéressé par la transmission de méthodes d'investigation et par la remise en question constante des modèles acquis, par la transmission d'une curiosité sans préjugés envers le monde réel et ses contradictions, ses apories, ses absurdités apparentes, sa vulgarité envahissante mais aussi ses qualités rares.

Après tout, le sens du design est aussi de découvrir et de faire découvrir aux gens l'inattendu, et tout cela non sans poésie.

C'est pour ces raisons que, en racontant l'aspect narratif des projets, j'introduis souvent des mots-clés qui accompagnent mon travail, dans des modalités, d'intensités et des moments différents. Il s'agit de mots tels que : accumulation, répétition, ironie, déguisement, camouflage, décorum, erreur, juxtaposition des opposés, soustraction, addition, glissement, dysfonctionnement, simulation, mimétisme, mensonge, inauthenticité, kitsch, banalité, rhétorique. Cela dit, je crois que dans le métier de designer, l'attention portée à la matière, aux matériaux, aux techniques de transformation, aux traditions manuelles, à la technologie ainsi qu'à l'expérience sensorielle, représente l'aspect «scientifique » par lequel notre travail se concrétise et communique à travers les résultats de nos projets.

M.D. : Merci beaucoup pour cet entretien Franco ainsi que pour nous avoir tracé ton parcours éclectique qui traverse l'histoire du design en incarnant les « contiguïtés vertueuses ».

Crédits et légendes

Figure 1. Franco Raggi, © Photo : Giovanni Gastel, collection Franco Raggi, 2012.

Figure 2. Franco Raggi et Ettore Sottsass, Scarpe vincolanti Global Tools, studio per allestimento, Archive de Franco Raggi, étude pour exposition © Musée de la Céramique de Savone, 1975.

Figure 3. La Classica Franco Raggi. Production © Alchimia 1977.

Figure 4. Vasovasi, dessin, Franco Raggi © Archive Franco Raggi, 2009.

Figure 5. Vasovasi, Franco Raggi © Catalogue Danese, 2009.

Figure 6. Siège Techint, Milan, Franco Raggi © Photo : Santi Caleca, Techint company, 1999.

Figure 7. Table Raa pour Fontana Arte, Franco Raggi © Catalogue Fontana Arte/Schopenhauer, 1997.

Figure 8. Etagère On Ice. Production Poltronova, Franco Raggi © Catalogue Poltronova, 1988.


  1. Un exemplaire de la lampe La Classica fait partie de la collection permanente du Centre Pompidou. 

  2. Professeure à l'Université de Nîmes en Sémiotique et design, Michela Deni est en outre directrice de l'EA Projekt et co-responsable du Master DIS (Design Innovation Société). 

  3. http://www.isiadesign.fi.it/index.php (site consulté le 7 mars 2021). 

  4. Franco Raggi est architecte, designer, enseignant et co-fondateur de Global Tools, expérience de design radical : https://www.francoraggi.com (site consulté le 7 mars 2021). 

  5. https://it.wikipedia.org/wiki/Marcello_Nizzoli (site consulté le 7 mars 2021). 

  6. https://www.alchimiamilano.it (site consulté le 7 mars 2021). 

  7. https://www.memphis-milano.com/?lang=it (site consulté le 7 mars 2021). 

  8. https://triennale.org (site consulté le 7 mars 2021). 

  9. Journée d'étude sur l'Avant-garde Radicale qui a eu lieu à Palazzo Vecchio à Florence le 23/10/2017 : https://portalegiovani.comune.fi.it/urlnews/webzine/27301.html (Site consulté le 5 avril 2021)