Que peut le design pour l'environnement ?
Antonella Tufano, Émilie Flamme, Benjamin Graindorge, Sophie Pène

Séance n°3, mercredi 2 février 2022. Compte-rendu rédigé par Leila Masmoudi Marina Ricci.

Figure 1. Conférence 3, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2021-2022.
Podcast 3

1. Introduction (Antonella Tufano)

Sophie Pène, professeur en science de l'information et de la communication, et Émilie Flamme, chercheuse en géographies légales, entament un débat, sous la modération d'Antonella Tufano, professeure à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le design est confronté, depuis les années 70, à la question de son impact sur l'environnement. Ce point de départ a été l'occasion d'ouvrir le débat sur des problèmes de définition de tout un ensemble de concepts : milieu, écosystème, écologie, umwelt... Le design peut-il exister avec et pour l'environnement ?

1.2 Définitions

Le terme « environnement » est intégré par Paul Vidal de La Blache dans ses Principes de géographie humaine1, publiés en 1921, afin d'identifier tout ce qui nous entoure en tant que personne, et ce dans quoi les personnes sont immergées. À travers cette définition, Vidal de La Blache met en avant une connotation d'extériorité : nous ne faisons que traverser l'environnement.

Dans les années 1970, cette notion prend une dimension opérationnelle chez les géographes, devenant ainsi le fondement de la lecture écologique de l'espace. Devenu omniprésent dans les écrits, l'environnement exprime une prise de conscience collective vis-à-vis de l'impact du monde industriel sur nos espaces quotidiens. Ces événements ont alors provoqué l'émergence d'un ensemble d'autres notions: le milieu, l'écosystème, la biodiversité2...

En parallèle, le design prend un nouvel élan avec l'apparition d'institutions, comme l'école d'Ulm dans les années 1960. À travers cette nouvelle ère naît le besoin de créer des objets chargés de sens, autant du point de vue esthétique qu'utilitaire.

Autour des années 2010, les concepts d'environnement et de design se croisent pour ainsi former de nouvelles pratiques, telles que le design environnemental ou l'éco-design. Une prise de conscience semble s'être affirmée : le design(er), qui a exercé une autorité sans partage sur l'environnement depuis la révolution industrielle3, semble vouloir inverser la tendance. Nos invitées ont fait le choix de prendre parti dans ce renversement, avec pour cœur de réflexion de regarder ce que peut le design pour l'environnement. Il ne s'agit plus seulement de concevoir pour, mais avec l'environnement.

2. Émilie Flamme

Chercheuse à l'institut Jean Nicod (Paris), Émilie Flamme s'intéresse au changement climatique et aux questions environnementales à travers l'urbanisme, le design et les politiques publiques.

2.1 Un parcours interdisciplinaire

Aujourd'hui, Émilie Flamme travaille à l'institut Jean Nicod au sein de l'équipe « Environnement : concepts et normes4 ». Cette équipe, dirigée par Sacha Bourgeois-Gironde, allie philosophie, économie, droit, sciences cognitives et comportementales, écologie théorique ou appliquée.

Durant cette conférence, Émilie Flamme revient sur son travail qui pourrait sembler être étranger au domaine du design, de l'esthétique et des arts. En effet, étant issue d'une pratique créative de conception aux État-Unis, cette jeune chercheuse tente de faire le pont entre design et enjeux politiques et juridiques profonds, parfois méconnus. Pour cela, Émilie Flamme perçoit le design comme un traducteur graphique, un positionnement qu'elle qualifie actuellement de « praxis5 ». Son travail consiste à recontextualiser et repenser des cadres d'idées vis-à-vis de l'environnement. Son objectif premier est de trouver des solutions alternatives à des problématiques socio-politiques par le design.

2.2 Les géographies légales, penser le design pour l'environnement

Pour nous faire pénétrer au cœur de son travail, Émilie Flamme introduit le concept de « géographie légale ». La géographie légale caractérise les relations faites entre la/les géographies et le droit. Cette association permet de mettre en place une « approche spécifique pour analyser les questions environnementales au prisme des discours juridiques6. » Pour cela, Émilie Flamme évoque la création de « nouveaux récits » ouvrant à des compréhensions inattendues par le biais d'analyses de terrains et de problématiques environnementales. Cela lui permet ainsi de donner une nouvelle valeur à des éléments jugés insignifiants.

2.3 La géographie légale peut être amenée et exploitée de deux manières différentes

Émilie Flamme nous présente un exemple classique dans la littérature où le terme de « gated communities » engage des narrations qui vont au-delà des lois. Les « gated communities » sont très communes en Afrique du sud et sont apparues en 1948 à l'époque de l'« apartheid7 ». Elles forment un espace renforcé par une sécurisation mise en place par les individus, ou les citoyens. Cette sécurisation maintient des limites entre les communautés et permet aux « nantis le choix de se retirer, par peur de l'autre et désir exacerbé de sécurité8. »

Cette barrière est l'objet par lequel on peut décrire une situation de géographie légale et la confronter à la réalité. En effet, après l'interdiction de l'apartheid en 1965, cet objet nous permet de raconter que la loi diffère du vécu quotidien.

En géographie légale, on emploie donc cette visualisation pour chercher un savoir-faire, mais aussi pour dire pourquoi il est important de se saisir du matériel pour raconter un récit.

2.3.2 La seconde approche propose d'utiliser des objets (image, narration...) pour pouvoir questionner une vision du droit: remettre en narration des idées conçues comme légales.

Pour répondre à la question que peut le design pour l'environnement, Émilie Flamme donne l'exemple de l'iceberg. À travers sa variabilité de définition, elle explique que l'iceberg est un objet particulier. Un objet qui passe les frontières, n'ayant pas de définition géographique figée, et qui est constamment soumis au changement climatique. Il est parfois considéré comme de la terre, de la mer, une ressource minérale. Ces statuts changeants font de l'iceberg un objet sujet à des problématiques de territoires et de revendications de ces territoires.

2.4 Praxis, la capacité d'agir en tant que designer

Émilie Flamme travaille aujourd'hui sur les représentations graphiques qui permettent de développer de nouveaux récits. Elle propose un vocabulaire visuel pour repenser les hiérarchies des objets grâce à des références philosophiques. Son travail de designer permet de créer des liens avec des domaines très pointus tels que le droit ou la politique, et pourrait s'apparenter à un travail de vulgarisation par l'image.

Ce « design praxis » est un outil de réflexion qui utilise « des activités et des extrants tangibles et intangibles pour décrire les comportements et les résultats conceptuels menés dans les défis d'apprentissage basés sur des projets. Ceux-ci incluent le cadrage, la fabrication, l'action et la définition9 ».

Ce service peut s'inscrire dans le cadre du design fiction, qui à travers sa culture permet de se projeter dans une nouvelle dimension du futur pour décider de nouvelles orientations pour agir. « Les innovations, prises dans leur hétérogénéité, sont autant de preuves de la possibilité de choisir différents futurs et de les associer ensemble, afin de créer une réalité nouvelle qui se démarque du présent10. »

Cette pratique, apparue dans les années 2000 sous la plume de Bruce Sterling, reste relativement nouvelle pour sa capacité d'immersion et de présentations de futurs possibles facilitant le débat sur les choix d'usages, de consommation, les problématiques de société, etc.

3. Sophie Pène

Professeure en sciences de l'information et de la communication, Centre de recherches interdisciplinaires, Université de Paris et commissaire de l'exposition Le monde sinon rien.

3.1 « Bifurcations » - Biennale de design 2022

Pour sa douzième édition, la Biennale internationale de design de Saint-Étienne annonce comme intitulé « Bifurcations ». Cette appellation, riche de sens, fait écho aux nombreuses mutations engendrées par un contexte sociétal mouvant, tel que la pandémie. Gaël Perdriau déclare « Bifurcations nous plonge dans l'actualité de ces mutations extrêmement violentes qui viennent percuter nos vies, comme la Covid, mais également celles du travail avec le numérique qui modifie l'organisation et la manière de former les travailleurs de demain, afin que personne ne se retrouve abandonné au bord d'une route11. »

En 2022, la Biennale de design de Saint-Étienne adopte un nouveau positionnement. Il n'est plus seulement question de constater ces changements sociétaux, il faut rendre visible. Comment le design peut aider à changer les comportements ?

La biennale souligne le fait que l'environnement impose maintenant un remplacement de l'espèce humaine aux milieux des autres espèces ; l'environnement tend à inviter vers des comportements différents, plus modestes, respectueux et sensibles. Nonobstant, nous sommes toujours pris dans des discours politiques modérés par un attachement à l'économie de la croissance qui propose cette transformation seulement par le biais de l'innovation technique et industrielle.

Le design permet donc d'éclairer cette confrontation en donnant de nouveaux horizons à travers le récit, l'accompagnement du comportement humain et en s'intéressant au vivant et à la nature.

3.2 L'exposition des écoles : une prise de parole engagée

Comme chaque année, un espace de la biennale est dédié aux écoles, aux nouveaux et futurs designers. Dans cette ébullition sociétale, Sophie Pène décide de fonder un nouvel environnement de travail pour l'exposition des écoles en collaboration avec Benjamin Graindorge, commissaire et scénographe.

Cette exposition des élèves devait présenter le thème de la transformation des pédagogies de projets. Mais face aux débats imminents formulés par les étudiants tel que l'intersectionnalité des luttes, la résistance au patriarcat dans les écoles, les questions de genre... Sophie Pène, sur une idée de bifurcation de lieux et la capacité des étudiants à exposer leur propre apprentissage, a proposé de faire graviter l'exposition autour du thème « les étudiants, une nouvelle espèce, une mutation ».

En effet, les élèves qui animent les écoles de design aujourd'hui sont les premiers à vivre dans un monde décrit comme « radicalement fini ». Un positionnement générationnel nouveau qui ne peut être ignoré. Cette nouvelle posture entraîne une recherche de qualités de créativité, de solidarité, de relation à autrui, de recherche de bien-être d'une autre façon pour prendre soin de soi, des autres et du monde. C'est ainsi que grâce à une sensibilité mélancolique, naît « Le monde sinon rien ». Un monde qui présente une grammaire de forme différente entre les générations et qui met en exergue la perspective des étudiants à travers leurs projets (le sens caché des lieux, les dialogues entre science et art...)

Les projets des étudiants abordent donc une traversée de l'Anthropocène et proposent ainsi un nouveau langage.

3.3 Un monde avec des références

Cependant, Sophie Pène explique à quel point les écoles d'art et de design constituent des abris face aux problématiques de patriarcat et d'oppression. Le langage ancien de la transmission semble poser problèmes aux nouveaux étudiants.

Le travail ethnographique d'Anna Lowenhaupt Tsing dans son livre Le champignon de la fin du monde12 fut le point de départ de ce nouveau monde. Dans cet ouvrage, Lowenhaupt Tsing se munit des champignons précieux qui poussent dans les forêts stériles des pays en ruines et cueillis par des communautés exclues du capitalisme néolibéral pour déconstruire notre vision du monde contemporain. Les professeurs prirent ainsi cette image de la vie dans les ruines pour développer l'exposition autour de l'idée selon laquelle les étudiants artistes et/ou chercheurs seraient des explorateurs de l'Anthropocène.

De plus, sur les pas de Noémie Sauve dans son projet Tara Pacific13, artiste scientifique et écologique, les étudiants adoptèrent la posture de créateurs scientifiques avec un objectif d'idée-création qui propose de voir les objets de l'art autrement, pour ouvrir des horizons et trouver des nouvelles façons de vivre autrement.

4. Ouverture : naissance d'une nouvelle ère

Ainsi, se dessine une nouvelle approche de design et de l'environnement. Il semble s'y affirmer le besoin d'un design plus à l'écoute, plus attentif aux questionnements sociétaux. À travers cette discussion, il n'est pas question de trouver des solutions mais de mettre en lumière un nouveau comportement de la part des designers.

Pour ouvrir de nouvelles réflexions de conception, Antonella Tufano invite à revenir vers le concept du monde fini, devenu ouvert aujourd'hui. Le terme environnement reste complexe. Selon elle, il faut explorer ce qui est microscopique pour réapprendre à comprendre l'importance du proche, dans une compréhension plus profonde. Aujourd'hui, notre vision élargie s'oppose à une vision pointue, en profondeur, pour comprendre les petits mondes. Nous ne sommes plus dans la scalabilité absolue de l'innovation. Une nouvelle ère se dessine, une ère de l'expérimentation où nous, designers, devons changer nos façons de penser et de créer.


  1. Vidal de La Blache, Principes de géographie humaine, Lyon, ENS  Éditions, préface d'Isabelle Lefort, publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne, 2015. 

  2. L'expression « biodiversité » est la contraction du terme « diversité biologique » mis en place par Thomas Lovejoy, biologiste américain en 1980. Le concept de « biodiversité » a été proposé par Walter Rosen en 1986. 

  3. Voir Heidegger, Martin, « La Question de la technique », dans Essais et conférences [1954], Gallimard, coll. « Tel », trad. de l'allemand par A. Préau, 1980, p. 20-21. Extrait : « Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poièsis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. » 

  4. Institut NICOD, « Environnement : Concepts et Normes », Consulté le 10 février 2022.
    URL: http://www.institutnicod.org/recherche/equipes/environnement-concepts-et-normes/ 

  5. Nous développerons cette posture plus tard, dans le point 2.3. 

  6. Belaidi, Nadia et Koubi, Geneviève « Droit et Géographie », Développement durable et territoires [En ligne], Vol.6, n°1 | Mars 2015, mis en ligne le 31 mars 2015, consulté le 14 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/10798 

  7. Amnesty France, « Qu'est-ce que l'apartheid ? », Consulté le 13 février 2022. URL : https://www.amnesty.fr/focus/apartheid

  8. Charmes, Éric, « Les Gated Communities : des ghettos de riches ? » La Vie des idées, mis en ligne le 29 mars 2011, consulté le 13 février 2022. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Gated-Communities-des-ghettos.html

  9. Chung, Wayne C., « The Praxis of Design: Framing, Making, Doing, and Defining » In The Praxis of Product Design in Collaboration with Engineering, édité par Wayne C. Chung, Cham: Springer International Publishing, p. 37‑53. 

  10. Klap, L'équipe. « Design Fiction : quand l'innovation emprunte à la science-fiction». Klap - INTÉGREZ LE DESIGN THINKING ET STIMULEZ L'INTELLIGENCE COLLECTIVE [En ligne], 30 septembre 2019. URL : https://www.klap.io/design-fiction-innovation/

  11. Dozala, Dolores, « Les "bifurcations" au cœur de la 12e Biennale internationale de design de Saint-Etienne », Franceinfo: [En ligne], mis en ligne le 02 février 2022, consulté le 10 février 2022. URL : https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/loire/saint-etienne/les-bifurcations-au-coeur-de-la-12e-biennale-internationale-de-design-de-saint-etienne-2444415.html 

  12. Keck, Frédéric, « Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme », Gradhiva. Revue d'anthropologie et d'histoire des arts, n° 27, 23 mai 2018, p. 258‑259. 

  13. « Embarcation à bord du Tara Pacific à travers les œuvres de Noémie Sauve | VIVANT 2020 ». Consulté le 13 février 2022. URL : https://www.vivant2020.com/embarcation-a-bord-du-tara-pacific-a-travers-les-oeuvres-de-noemie-sauve/