De quoi le care est-il le nom ?
Marine Royer, Jérôme Denis, Denis Pellerin

Séance n°4, mercredi 9 février 2022. Compte-rendu rédigé par Lauriane Girard et Camille Stolpner.


Figure 1. Conférence 4, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2021-2022.
Podcast

1. Présentation

Jérôme Denis, sociologue, professeur et enseignant chercheur au Centre de sociologie de l'innovation aux Mines ParisTech, Denis Pellerin, designer, directeur et fondateur de Care&Co de l'agence d'innovation par le design de service User Studio et Marine Royer, designer, maîtresse de conférences en design et sciences sociales à l'Université de Nîmes et directrice adjointe du laboratoire Projeckt, nous ont éclairés sur la question du care. Venant d'horizons et de spécialités différents, ils nous ont fourni des exemples pratiques et théoriques pour nous transmettre leur vision du care et le(s) sens qu'ils lui donnent afin de nous aider à comprendre et à nous questionner sur cette philosophie du design.

2. Préambule

Pour mieux appréhender la notion de care, Marine Royer nous fait part d'une courte introduction. Absent du dictionnaire courant, le care est un terme anglais non traduit, en raison de sa multiplicité de sens et d'usages en sciences sociales. En effet, si en français « care » est égal à « soin », il implique plutôt une activité liée aux personnes vulnérables et donc à l'espace médical. Si nous le traduisons par « sollicitude » il a tout de suite une connotation sentimentale et renvoie donc au personnel, à l'intime. Toujours associée à un verbe d'action en français — prendre soin, manifester de l'attention — la multiplicité des traductions prouve la richesse sémantique de la notion pour reconnaître des actions humaines explicites.

L'éthique du care s'inscrit d'abord dans les théories féministes et est introduite dans les années 80 par la psychologue sociale Carol Gilligan qui voulait faire entendre les différentes voix des femmes et leur moralité dite « féminine ». Moralité décrite par Carol Gilligan comme une vision du monde sensible, attentionnée et qui est contestée par Joan Tronto. En effet, pour cette dernière, les femmes ne sont pas les seules concernées et revendique une autre forme de moralité qui est présente en chacun d'entre nous mais négligée parce qu'elle concerne des activités principalement réalisées par des femmes, activités qui consistent à s'occuper des autres, de services. Joan Tronto élargit cette éthique du care, qui, pour elle, est à la fois une disposition et une pratique qui nécessite des compétences, ce n'est pas seulement une affaire de morale.

La notion du care fait son apparition en France 30 ans plus tard, et connaît une politisation rapide mais critique. Néanmoins le design, lui, a su s'en emparer à un moment crucial puisque depuis quelques années nous pouvons constater un changement de regard dans la discipline de la conception, les méthodes d'industrialisation questionnées et l'éco-conception démocratisée, par exemple. En réponse à la crise du design (il s'inscrit dans l'économie de la croissance) celui-ci est invité à changer et le care fait partie intégrante de cette réflexion. Marine Royer met un point d'honneur à rappeler que plusieurs approches sont possibles avec les théories du care dans le design notamment par le biais de différentes thématiques qui renvoient à différents niveaux d'analyses et donc divers champs du design.

Malgré cela, le design du care est appelé à « prendre soin » ; ses approches concernent la santé, la fragilité et la vulnérabilité, la politique et enfin la réparation et le maintien.

3. « La Maintenance »

Comme première approche du care, Jérôme Denis dresse un parallèle entre le soin des personnes et la maintenance, soin apporté aux objets et aux systèmes, en prenant comme exemple la maintenance du métro parisien et sa signalétique. Réputée comme une des plus performantes, elle est régie par une série de normes de standardisations et répond à une charte graphique spécifique, notamment via des couleurs et des lieux d'affichages bien définis. Jérôme Denis nous propose comme définition du soin, le fait d'avoir le souci de, de prendre soin de quelqu'un ou de quelque chose. Dans cette perspective, la maintenance de la signalétique du métro parisien est primordiale pour pérenniser son efficacité. Les agents de maintenance sont donc les travailleurs invisibles qui vont œuvrer à prendre soin de tous les objets et systèmes qui composent la signalétique. Considérer que la maintenance est un soin, c'est prendre en compte la fragilité des choses. La maintenance ce n'est pas la réparation. La réparation consiste à faire en sorte que ça re-fonctionne. Tandis que la maintenance est l'ensemble des actions qui permettent aux systèmes dans sa globalité de fonctionner plus longtemps et de manière efficace sans avoir justement recours à la réparation. C'est un ensemble de tâches simples mais répétées pour garantir la bonne santé de l'équipement. Les mainteneurs connaissent leurs systèmes et entretiennent une relation particulière avec les objets dont ils connaissent tous les rouages, ils ont un rapport presque animé avec leurs machines, sont à l'écoute de leurs maux et savent parler leur langage.

On note par ailleurs que ces travailleurs sont rendus invisibles, peu considérés, alors qu'ils rendent l'espace vivable et s'assurent du maintien de l'endroit.
Leur travail n'est ainsi pas valorisé car ils n'accordent pas un soin à la personne, malgré le fait qu'il soit tout de même primordial parce qu'ils sont à l'écoute des objets et sont attentifs à leurs signes de faiblesses et de fragilités. Un autre parallèle intéressant à faire entre la maintenance et les métiers de soins à la personne est la gestion de la fin de vie des objets. Dans les deux cas on retrouve le dilemme de choisir quand il est nécessaire de ne plus essayer de soigner, de choisir d'accompagner l'objet vers l'arrêt de son usage.

4. Les quatre faces du care

Marine Royer et Denis Pellerin se connaissent depuis longtemps, ils ont de nombreux points communs dans leur travail. D'ailleurs ils travaillent ensemble depuis septembre 2021 à l'unité de réanimation de Nîmes et cherchent à améliorer la qualité de vie des patients, des proches et des soignants. En ce qui concerne cette conférence, ils l'ont pensée comme un travail d'équipe où le questionnement est perpétuel à l'image de leur domaine d'expertise. Il s'agit d'une discussion mêlant théorie et exemples d\'expérimentations. Le but de leurs travaux est de montrer comment les théories du care peuvent transformer les manières de faire un design, et ainsi interroger comment se positionner en tant que designer.
Selon l'autrice Joan Tronto sur laquelle Marine Royer et Denis Pellerin s'appuient, le care est un un processus actif, composé de quatre faces qui permettent de prodiguer un bon soin. Ces quatre faces sont autonomes mais pour autant liées entre elles.

Marine Royer et Denis Pellerin reprennent ces faces et les re-thématisent en 2 types d'actions indissociables au design au sens large du terme : d'une part prêter attention, c'est-à-dire comment en tant que designer on doit prêter attention aux choses ; et d'autre part prendre soin de nos environnements, des situations, des personnes, des usagers, des bénéficiaires.

Dans la première partie « prêter attention », il s'agit d'interroger la disposition du design à prêter attention aux situations et aux modalités relationnelles entre humains et non-humains à l'aide des deux premières faces du care.
La première étape de cette partie, « se soucier de » (ou "caring about"), implique de reconnaître la nécessité du care, c'est-à-dire constater la présence d'un besoin et évaluer la possibilité d'y apporter une solution via un artefact, serviciel ou industriel.

La deuxième étape du processus de care, se charger de (taking care of) implique d'assumer une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié, mais également de déterminer la nature de la réponse à apporter. Cette étape implique une certaine conception de l'agir et de la responsabilité dans le processus de soins. Cela implique que le care est à la fois une pensée et une action et que l'une et l'autre sont étroitement liées et dirigées vers une finalité. Cette étape participe à questionner le privilège de l'ignorance du designer. Prendre conscience de ces privilèges peut transformer nos manières de faire du design.

Dans le deuxième chapitre intitulé « prendre soin », Marine Royer et Denis Pellerin comprennent les deux dernières étapes du care. La troisième face du care consiste à accorder des soins (care giving), et suppose une rencontre directe avec le bénéficiaire du care, ainsi qu'un travail matériel. Celui qui donne des soins doit venir au contact des objets du care. Il existe cependant une différence notable entre «prendre soin », qui concerne ceux qui donnent directement les soins, et « dispenser les soins », qui concerne ceux qui ne fournissent pas directement les soins.

Enfin, la quatrième et dernière face du care intitulée « Recevoir des soins » (care receiving) consiste en une reconnaissance de la façon dont l'objet de la sollicitude réagit au soin qu'il reçoit. Cette face est importante car c'est la seule manière de savoir si une réponse au besoin « supposé » a été apportée, et pose la question de ce qui est préférable. On note qu'il existe souvent des conflits par rapport aux différents besoins et qu'en tant que concepteur d\'idées il est nécessaire de gérer et négocier tous ces conflits et ces besoins qui sont contrariés. Cette question de l'évaluation de cette reconnaissance ou non de la façon dont le soin a été prodigué permet au designer d'avoir un retour réflexif sur le travail qu'il fournit.

Le point de départ des théories du care est que nous sommes tous fondamentalement vulnérables, et que le développement de nos activités et de notre subjectivité dépendent des personnes qui prennent soin de nous, de leur présence attentive, et des efforts qu'elles déploient pour répondre à nos besoins. Joan Tronto note que généralement le care revient aux plus vulnérables et est assigné où est délégué ce qu'elle appelle le fardeau du care notamment parce qu'il est rendu invisilble.

5. Pour aller plus loin

Suite à ces analyses des faces du care selon Joan Tronto et de ces illustrations, nous pouvons nous interroger, tout comme Marine Royer, sur l'avenir du care dans le design. Comment mieux prendre en considération les besoins des humains et des non-humains ? Où en est et jusqu'où va la responsabilité du design ? Comment intégrer les usagers dans le processus de conception ? A qui appartient le projet, aux usagers, aux concepteurs ? Le design du renoncement, comment l'enseigner, renoncer à quoi, sous quelles formes ?