Le design-fiction
Grégoire Charrassin, Adrien Riviere, Bastien Kersper

Séance n°8, mercredi 2 avril 2025. Compte-rendu rédigé par Sophie Montet

Podcast 8
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Dans un monde en constante mutation, le design fiction nous offre une méthode unique pour explorer des futurs possibles. Cette session de séminaire se penche sur les pratiques et les théories du design fiction, qui combine narration, design et spéculation pour imaginer des scénarios alternatifs et innovants. Comment le design fiction peut-il aider à anticiper les défis à venir et inspirer des solutions nouvelles ? En mêlant prospective et créativité, nous comprenons comment cet outil permet de « prototyper » des futurs, d’ouvrir des débats sur l’éthique et l’impact de nos choix technologiques, de stimuler des stratégies audacieuses pour l’innovation.

La conférence a été animée par Grégoire Charrassin, designer d'interface, et Adrien Riviere, spécialiste de la narration et de l'accompagnement stratégique. Tous deux co-fondateurs du Design Fiction Studio, ils collaborent avec des institutions publiques et privées pour explorer les futurs possibles à travers des dispositifs créatifs, critiques et participatifs. Leur approche mêle design, sciences sociales, prospective et création artistique. Ils ont également été rejoints par Bastien Kerspern, co-fondateur du studio Design Friction et designer d'interaction. Bastien Kerspern a présenté une réflexion spécifique sur certaines particularités du design fiction, notamment en abordant ses limites par rapport aux autres formes de design.

1. Définitions croisées du design fiction

Les trois intervenants s’accordent pour définir le design fiction comme une démarche visant à produire des représentations tangibles de futurs possibles, dans le but de stimuler la réflexion, le débat et l’action. Cette pratique s’appuie sur des récits, des objets et des dispositifs immersifs qui projettent des hypothèses crédibles sur l’avenir. Elle se distingue de la science-fiction par son ancrage réaliste et critique.

2. Objectifs et apports du design fiction

Les objectifs du design fiction sont variés et visent à stimuler l'imagination collective, à repousser les limites de la pensée en rendant possibles des idées aujourd'hui jugées impensables, à explorer les conséquences inattendues d'innovations techniques ou de choix politiques, ainsi qu'à anticiper les controverses éthiques et sociétales.

Parmi les projets concrets, on peut citer « Protopolicy » (Design Friction, 2015), réalisé en collaboration avec le Parlement britannique, qui aborde la question du vieillissement à domicile et a permis de faire émerger la question de l’euthanasie à travers un artefact fictionnel, une montre d’euthanasie, visant à interroger les députés sur les limites des lois proposées et à amorcer un débat officiel. Un autre exemple est celui de « Swile et Palais de Tokyo » (Design Fiction Studio), qui explore la place du travail et la transformation des institutions culturelles à l’horizon 2050 à travers des récits futuristes. Le projet « Manguet 4D » (Design Friction, 2018) se penche sur l'impression alimentaire en 3D, avec des scénarios innovants tels que le microdosage ou des plats nostalgiques adaptés à une société végane, et interroge les impacts éthiques de ces nouvelles pratiques. La « Boîte au futur » (Design Friction, 2022), conçue avec un collectif d’économie solidaire, contient des objets, scénarios et outils permettant de débattre d’un futur désirable fondé sur la production locale et soutenable. Enfin, le projet « Etalab » (Design Friction) réfléchit aux limites de la numérisation des services publics, illustré par l’idée des « jetons d’humanité », permettant de choisir entre une interaction humaine ou une IA dans un parcours administratif.

4. Une pratique critique, engagée et participative

Le design fiction s’ancre dans une logique d’engagement et de démocratisation de la prospective. Les intervenants insistent sur l’importance de faire participer des publics non experts dans la conception des futurs. Cela permet d’intégrer des visions diversifiées, souvent absentes des processus traditionnels de décision. Des ateliers de co-création, du prototypage low-tech (collage, objets bricolés), ou encore des kits de cartes scénariques sont utilisés pour rendre ces futurs tangibles et accessibles. La dimension participative du design fiction a aussi une portée éthique : elle permet d’associer les citoyens à des questions de long terme qui les concernent, mais auxquelles ils sont rarement conviés. Elle joue ainsi un rôle dans la revalorisation de la parole citoyenne et l’exploration d’alternatives à la gouvernance technocratique.

5. Fonctions du design fiction

Bastien Kerspern identifie trois fonctions complémentaires qui constituent les piliers de la démarche du design fiction. La première, l'anticipation critique, permet de simuler des scénarios de rupture, qu'ils soient sanitaires, technologiques ou écologiques, afin de se confronter à ces crises en amont. Cela aide les organisations à développer une culture de la résilience et de la complexité, en les préparant à penser l’imprévu et à réagir face à l'inattendu. Le design fiction devient ainsi un entraînement mental, une forme de gymnastique prospective. La deuxième fonction, l'ouverture imaginaire, cherche à renouveler les représentations figées du futur. Souvent dominé par des visions dystopiques ou technocentrées, notre imaginaire peut être réorienté par le design fiction vers des futurs soutenables, poétiques, décroissants ou coopératifs. Il permet de produire des récits alternatifs, d'inspirer des politiques publiques audacieuses et de revitaliser des visions à long terme aujourd’hui marginalisées. Enfin, l'éthique réflexive pousse les organisations à interroger leurs pratiques actuelles : quelles sont les valeurs implicites de leurs décisions ? Quels angles morts orientent leurs stratégies ? Quels imaginaires nourrissent leurs choix ? Le design fiction sert de miroir critique, révélant les biais, les croyances et les normes dominantes, tout en favorisant une prise de recul salutaire. Il devient ainsi un outil d'introspection collective pour toute organisation cherchant à aligner ses pratiques avec ses valeurs.

6. Limites et enjeux éthiques

Les intervenants ont abordé avec lucidité les fragilités de la démarche. Tout d'abord, la transition de la fiction à l'action est souvent difficile. Si les scénarios suscitent la réflexion, ils ne se traduisent pas toujours par des décisions concrètes. Cela peut créer une frustration ou un effet « boîte noire », où les réflexions restent au stade de l'abstraction. Ensuite, le recours excessif aux dystopies peut être contre-productif : en insistant sur les pires scénarios, on risque de décourager l’engagement citoyen, de générer une forme de désillusion ou de fatalisme. Par ailleurs, ce qui est présenté comme une dystopie pour certains peut être une réalité vécue pour d'autres. Il est donc essentiel d'ouvrir la réflexion à des publics variés pour éviter une lecture unique des futurs. Enfin, des enjeux éthiques majeurs sont soulevés par la manipulation des imaginaires. Si la fiction est trop réaliste, il faut indiquer clairement son caractère fictif. Sinon, on court le risque de produire une adhésion involontaire à des visions du monde que l'on souhaitait initialement critiquer. Cette ambivalence demande une grande rigueur dans la conception des dispositifs, et une transparence dans leur usage.

Conclusion

Cette séance a permis de découvrir la richesse du design fiction comme outil critique, stratégique et poétique. En croisant les apports du Design Fiction Studio et de Design Friction, les étudiants ont pu apprécier une grande variété d’applications, ainsi qu’une réelle profondeur de réflexion éthique et politique. Le design fiction se présente comme une pratique à la fois narrative, visuelle, participative, et indisciplinée, au service d’une transformation du présent par l’expérimentation des futurs possibles


Figure 8. Conférence 8