L’accent fantôme et autres impressions séfarades
Marie Peretti-Ndiaye, Aurélie Mosse

Séance n°4, mercredi 21 février 2024. Compte-rendu rédigé par Alice L’Hotte et Angéline Rodrigues

Podcast 4

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Introduction

Troisième recueil de la collection « Singulières Migrations1 » L’accent fantôme et autres impressions séfarades2 d’Aurélie Mosse est le point de départ des échanges de cette quatrième conférence. Accompagnée de Marie Peretti-Ndiaye3, l’autrice revient sur cette enquête entre petite et grande histoire.

Entre fiction et expression artistique, la déconstruction des images en matière de migration est le fil conducteur de la collection « Singulières Migrations », interrogeant ainsi rapports de pouvoir, expériences intimes, catégorisation, territoires et ancrages ainsi que la recherche et la narration.

1. De voix à projet

Pour Aurélie Mosse, être à l’écoute des signes est d’une grande importance. En effet, un détail administratif, se jouant sur un accent, pousse la chercheuse dans ses retranchements. Vécue d’abord comme une attaque à son identité, cette expérience lui permet ensuite de convoquer ses racines hispaniques et séfarades. S'ensuit alors une aventure familiale, prenant d’abord la forme d’une série d’entretiens menés conjointement avec son frère et son grand-père, dont l’accent longtemps passé inaperçu, devient à son tour marquant puis semble prendre une place centrale. L’oralité devient alors le témoin d’un lien historique, social et musical. En tricotant les différents fragments d’une histoire mise sous silence depuis des générations, Aurélie Mosse invoque la mémoire de ceux qui sont partis, déportés et assassinés dans les camps d’extermination nazis pour certains d’entre eux. Son écriture devient viscérale : moteur d'une quête qui se joue en navigation entre les frontières.

2. Un lien étroit entre actes, pratiques et mémoires

Comment évoquer la mémoire d’aïeuls dont on ne sait rien ? C’est dans ce questionnement que l’ouvrage trouve sa genèse. D’abord dans une démarche réflexive autour de la transmission, c’est dans un second temps que la mémoire se construira à travers les résonances entre textes et images, positionnant ainsi l’ouvrage comme un acte de mémoire d’art et design. Loin d’une dimension illustrative, l’image est ici moteur convoquant avec conscience le sensible et son intuition. L’introspection prenant place au cœur de ses projets, Aurélie Mosse structure son propos à travers l’exploration de mémoires éparses, en écho avec ses origines juives. En consonance avec de nombreuses coïncidences, les matériaux s’activent au fil de l’enquête, sans réelle dimension chronologique mais laissant apparaître la narration finale. « Le fil du récit d’Aurélie Mosse se tisse par esquisse », nous dit Marie Peretti-Ndiaye.

On retrouve ainsi au fil des pages les différents projets de l’autrice, qui en regard de son histoire vient raconter une démarche de plasticienne entre voile, ombres, papiers peints et table. Les objets de ses travaux s’animent à travers les notions de dévoilement, de contours du passé, et poésie du quotidien.

Le projet La Table en est l’exemple parfait. Pensé comme un puzzle dont on peut rassembler les morceaux éparses, ce projet devient symbole du partage. Aurélie Mosse dont la formation initiale est le design textile, travaille le motif dans un mille-feuille modulable. Le patchwork coloré de ce projet fait réminiscence d'une vie où on se met joyeusement à table, et où on échange ensemble, tout en offrant aux arts de la table, cœur de l’activité familiale commerciale, la possibilité de reprendre leur place centrale dans ces moments de convivialité. D'un projet naît la coïncidence d'un intérêt commun entre les générations : un fil se déroule d'une histoire à une autre pour tisser un motif commun qui fait sens.

La mémoire se révèle alors vivante surgissant au sein même de la pratique d'écriture et de création.

3. De l’imperceptible à l’universel

C’est ainsi à partir d’une relecture de projets passés, qu’elle travaille la résonance dans une narration au rôle ésotérique: retrouver les énergies déterminantes d’une histoire, la sienne.

Le fil que brode Aurélie Mosse trace les contours d’une mémoire transgénérationnelle dont la connaissance lui offre, enfin, l’occasion de sortir du silence pour retravailler les assignations et ascendances d’une matrice familiale tissée de traumatismes. La déportation de ses arrière-grands-parents se révèle fondatrice dans son parcours. Elle plante le décor d’impressions séfarades qui ornent sa sensibilité et animent son travail.

Les enveloppes culturelles effritées par le passage des générations et par la migration sont reprisées : une manière d’habiter le changement et d’évoluer dans ces appartenances multiples. « J’aime beaucoup habiter les frontières », déclare Aurélie Mosse.

C’est avec beaucoup d’humilité que l’autrice évoque sa matrice familiale créant au sein même de cette conférence une dimension très intimiste. Si dans un premier temps elle décrit une réelle difficulté à se saisir du parcours migratoire de ses ancêtres, la notion de frontière est très rapidement abordée et définie ici comme une zone dans laquelle le changement advient. Les enjeux de cette transmission apparaissent lorsqu’Aurélie Mosse requestionne son cheminement, affichant une nette résistance aux logiques, préjugés et normes sociétales.

Conclusion

En cette 4^ème^ conférence, la discussion de Marie Peretti-Ndiaye et Aurélie Mosse esquisse la découverte d’une identité construite de failles, terreau du déplacement et de la multiplicité, rappelant ainsi son importance et sa richesse. Dans la narration intime de son histoire, Aurélie nous amène sensiblement à questionner la nôtre : d’une généalogie vers la résilience créative.

Cette expérience toute aussi intime qu’universelle semble s’être transformée pour l’autrice un réel terrain de jeu, lui offrant ainsi une grande liberté dans cet espace même. En partant de son expérience personnelle Aurélie Mosse insuffle d’elle-même pour créer la rencontre. Dans l’indicible, le collectif prend racine.

Si la nature exacte de ce projet n’a pas vocation à être définie, son intérêt réside dans son appropriation, et dans la possibilité de tout à chacun de lui faire prendre vie.

Dans ce format livresque, Marie Peretti-Ndiaye et Aurélie Mosse n’hésitent pas à décloisonner la conférence pour démontrer un réel intérêt pour l’échange. Réponses et questions naviguent entre les bouches et les rôles se déplacent. Le dialogue s’étend, et nourrit la pièce d’une atmosphère de partage par laquelle éclot une expérience collective de l’intime.


  1. Sous la direction de Delphine Leroy, Marie Peretti-Ndiaye et Amandine Spire, pour les Presses universitaires de Vincennes. 

  2. Aurélie MOSSE, L’accent fantôme et autres impressions séfarades, Paris, Presses universitaires de Vincennes, coll. Singulières migrations, 2023. Aurélie Mosse est docteure, designer, co-coordonnatrice du groupe de recherche Soft Matters. 

  3. Docteure en sociologie et membre associée au Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques (CADIS, CNRS-EHESS) et codirectrice de la collection Singulières Migrations (Presses Universitaires de Vincennes).