Quelle place pour la recherche en design française au sein de la communauté internationale ?
Béatrice Gisclard, Armand Béhar, Estelle Berger, Brigitte Borja de Mozota

Séance n°2, Mercredi 1er février 2023. Compte-rendu rédigé par Audrey Japaud-Garcia et Éléna Luzio.


Figure 1. Conférence 2, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2022-2023.

Podcast 1

La table-ronde intitulée « Quelle place pour la recherche en design française au sein de la communauté internationale ? » réunit quatre intervenants venant d'horizons différents. À cette occasion, nous avons rencontré : Béatrice Gisclard, maîtresse de conférence, professeure associée, co-responsable du master Design Innovation Société à l’Université de Nîmes et membre du comité exécutif de la European Academy of Design et Docteure en Géographie ; Estelle Berger, professeure associée à Strate - École de design, responsable du Reset Design Lab et Mastère Innovation x Design à Strate, designer et Docteure en Arts Appliqués ; Brigitte Borja de Mozota, directrice de Designence, chercheuse associée à l’Université du Québec à Montréal et co-fondatrice de la European Academy of Design et des Ateliers de la Recherche en Design et Armand Behar, co-directeur du Centre de recherche en design ENSCI-Les Ateliers ENS Paris-Saclay.

La communauté de recherche en design a pleinement assis sa notoriété et a fait reconnaître la discipline au sein de la recherche internationale grâce à des réseaux comme DRS1 , IASDR2 ou EAD3 . Les ARD4 ont permis de faire reconnaître la recherche francophone et de tisser des liens avec l’international. Quel bilan et quelles perspectives aujourd’hui ? Quels sont les freins et les opportunités pour le développement de la recherche internationale en France ?
Ainsi, le but de cette rencontre au sein du Centre Saint-Charles était d'interroger la dimension internationale du design aujourd'hui et de sa prise en charge d'un point de vue français.

1. L'existence de groupes de recherches inclusifs

En se focalisant sur deux communautés de recherche, Estelle Berger montre à travers une de leur conférence ce à quoi peut tenir le design inclusif. La première mentionnée est aussi la première société savante fondée en 1966 au Royaume-Uni : Design Research Society. Originellement, son apparition a été motivée par la nécessité de vouloir distinguer le design de l'ingénierie, mais aussi de repenser les méthodes et les processus de la pratique du design et de définir ce sur quoi il repose. Ainsi une réflexion transsectorielle s'est développée afin de dessiner un horizon plus ouvert et plus spécifique au champ du design.
Afin de partager et d'élargir leur cadre d'échange, la DRS édite un journal baptisé Design Studies. Fondée sur des articles comme Designerly ways of knowing, elle dirige des conférences biennales et itinérantes en étant accueillie par diverses universités à travers le monde. De ce fait, elle parvient à rassembler entre 500 et 600 personnes, et donne lieu à la création de groupes de travail, appelés Special Interest Group dont l'axe de recherche correspond à des champs de pratique ou des domaines précis, mais aussi des croisements, créant des sous-branches plus spécifiques.
La deuxième communauté mentionnée est celle d'International Association of Societies of Design Research, association créée en 2005 dans le but de fédérer l'ensemble des sociétés savantes à l'international, dont la DRS. Leur objectif est d'accueillir et d'ouvrir leur terrain de recherche au monde et notamment aux pays « du sud ». En effet, la majorité de leurs intervenants proviennent de pays « développés » – dits « du nord » – il est donc important d'élargir le regard et les profils des intervenants car il est question de décoloniser les pratiques et les théories du design. Le travail de recherche commence donc par l'inclusion des personnes qui maîtrisent les codes culturels de ces sociétés ou communautés, voire celles qui proviennent localement du contexte culturel en question.

2. Mise à l’épreuve de sa recherche par l’évaluation et les rencontres éclaircissantes

Selon notre intervenante, il est important d'aller voir différentes conférences car la recherche en design ne se fonde pas uniquement sur les connaissances fondamentales et théoriques : elle se trouve toujours connectée à des enjeux de terrains, que ce soit pour les enseignants et les designers. En effet, comme l'a souligné Estelle Berger, assister en tant qu'auditeur libre à ces événements est un bon moyen de se tenir au courant de l'actualité des recherches, de l’émergence de pensées ainsi que des tendances qui arrivent et de leur relation avec la pratique et l’enseignement. Ces sessions durent souvent entre 3 et 4 jours avec des tracks – sessions thématiques ponctuelles ou permanentes durant toute la conférence – qui permettent de faire une sélection plus pointue sur ce qui nous intéresse.
Il en résulte différents formats : des articles rédigés, mais aussi des workshops qui débouchent sur des discussions plus approfondies avec une participation plus active et ouverte.

Là où l'échange et le partage de connaissances apparaît comme un enrichissement pour la conférence et la communauté, elle est aussi pour nous, en tant que chercheur-designer, une source de compréhension et d'éclaircissement sur nos démarches : en plus des débats constructifs, il y a des échanges de références ou encore des critiques sur sa propre démarche et ses méthodes.

Pour la soumission d'articles, les propositions suivent le fil directeur de la conférence et font l'objet d'une lecture des responsables scientifiques globaux et des évaluateurs. Une fois leur transmission faite, deux avis sont émis : si l'article se voit refusé par le conseil de la communauté, l’auteur en ressort toutefois avec leurs conseils. Si, au contraire il est accepté, les relecteurs lui accordent une quinzaine de minutes de présentation poursuivies d’un temps d’échanges et de questions. D'une autre manière, les workshops permettent de développer un travail à travers des retours et des idées et, par ailleurs, les colloques doctoraux sont spécifiquement destinés aux jeunes doctorants où il est intéressant d'observer les divergences entre les pratiques doctorales des différents pays : en France, chaque université à son processus et ses critères d’évaluation tandis que, dans d’autres pays, il semblerait que les méthodologies soient partagées.

3. Conversations pour une ouverture et une protection de la recherche à l’international

L’intervention de Brigitte Borja de Mozota a été intéressante car, grâce à l’expérience d’un parcours de 40 ans dans le domaine du design, elle a apporté une mise en perspective historique et a rappelé le contexte international dans lequel se sont créées ces communautés internationales. En tant que chercheuse attachée à sa culture française, elle a partagé avec nous les problématiques de recherche et relatives à la recherche auxquelles elle a dû se confronter depuis qu’elle a réalisé sa thèse, en sciences de gestion, à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne en 1985. Ses préoccupations l'ont motivée à faire dialoguer les sciences de gestion et d’économie et les sciences du design, en pleine construction.

Elle appelle à une responsabilité collective française en termes de recherche en design : s’ouvrir et converser avec le réseau des communautés à l’international – « regarder ailleurs et ne pas se contenter de nos savoirs, nos références, nos concepts, notre regard etc. » – car les échanges construisent nos questions de recherche. La science – scientia en latin, c’est-à-dire la connaissance, le savoir – se construit par consensus et, par conséquent, travailler sur un terrain de recherche à l’échelle international va faire consensus sur ce qui fait référence. Elle fait le constat que le regard de la recherche française, ou plus largement européenne, s'est déplacé de l’Amérique vers l’Asie, produisant aussi un retournement et une remise en question totale des modes de recherche sur le design. Si la langue anglaise paraît importante, elle devient indispensable pour créer des ponts de relations entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique (les langues latines) : c’est le moyen le plus facile afin de commencer à dialoguer, de comprendre et de travailler avec les cultures locales, et d’élargir davantage le champ de nos consensus.

Qu'est-ce que la recherche française à l'international ? Nous pouvons l’appliquer au champ du design. Il faut être pédagogue afin de transmettre les responsabilités qui nous incombent en matière de recherche, mais nous pouvons ajouter ici qu’il y va aussi de redonner une place utile à la recherche au sein de nos sociétés, de la montrer de manière visible dans la réalité de tous, au plan de nos besoins quotidiens. Quand bien même la démarche du chercheur demande une certaine modestie, elle doit davantage être reconnue comme une méthode positive et une démarche optimiste et exploratrice. De ce fait, selon Brigitte Borja de Mozota, la recherche française en design repose sur l’exercice d’une très grande rigueur intellectuelle et parvient à être sur les premières marches du podium de la recherche au sein du design. Mais des points négatifs subsistent : la recherche en France, c’est, dans un premier temps, une méconnaissance et un manque d’analyse de la recherche en dehors de ses frontières, voire un refus de partager à l’international (peut-être un moyen de préserver notre place sur podium justement ?) et, dans un deuxième temps, elle refuse une corrélation réciproque entre les sciences de gestion et les sciences du design, alors qu’en regardant justement à l’étranger, en Corée du Sud par exemple, on ne les oppose même pas.

Ainsi, nous pouvons soumettre l’analyse que, dans la recherche, il y a pu y avoir aussi une dimension politique : partant, des réseaux français comme l’ARD peuvent être une solution intermédiaire entre le désir d’ouverture et de conversation avec l’International mais aussi la protection d’une certaine méthodologie et de la recherche plurielle.

4. Des exemples historiques sur la recherche et sujets d’un intérêt commun

Suite aux questions pédagogiques que nous avons soulevées en matière de doctorat, Armand Behar évoque les acteurs de l’écosystème de l’enseignement supérieur en France. Plus précisément, il traite de la recherche en création et de la recherche-création en art et en design. En effet, l'université Paris I Panthéon-Sorbonne est le point de démarrage de la recherche-création et l’ESAD5 , en partenariat avec Paris VIII a pris le relais sur des questions de recherche liées au numérique. Néanmoins, la question de la recherche par la pratique ou le projet se met difficilement en place en France à cause de la dualité entre théorie et pratique.

L’intervenant ajoute à la description historique sur les conférences qu’il y a d’autres types d’entrées dans la recherche que celle de la soumission d’articles, à savoir celle de l’exposition des propos, celle des workshops qui est chère aux designers mais aussi celle des expositions. Certaines thématiques sont fortement présentes lors de récentes conférences, telles que celles du care et de la sécurité sociale, de l'alimentation et de l’éducation. Armand Behar mentionne ainsi le fait que la recherche en design a une puissance méthodologique qui permet d’enseigner ; il ajoute que les expériences menées par des designers participent à ce questionnement sur l’éducation. Il en est ainsi du sound-design6 où la France est assez présente grâce à des institutions telles que l’Ircam7. Il interpelle ainsi sur le fait que l’on a potentiellement des choses à apprendre des musiciens puisqu’ils ont éclairci de nombreux points pouvant servir en design car l’Ircam est formé par trois grands axes : le langage, la forme produite et les instruments.

5. Les revues de recherche en design

Béatrice Gisclard a présenté un panorama des revues internationales de recherche en/par/sur le design. Ce panorama chronologique des revues ayant contribué à l’enrichissement des savoirs dans le champ du design et de la recherche en design, s’étend de la première revue Ergonomic qui, créée en 1967 permet d’ancrer les sciences du design dans un premier temps dans des domaines tourné vers l’ingénierie, jusqu’à aujourd’hui, avec la revue « Design, Arts, Médias » fondée en 2019, dans notre université.
Au total, il y a plus de 20 revues essentielles qui ont contribué et qui contribuent au développement de la recherche en design, celles-ci étant classées selon un facteur d’impact qui, souligne notre intervenante, est un indicateur parmi d’autres.

6. Conclusion

L’intérêt de la recherche en design à l’international est de pouvoir partager et échanger les savoirs entre différentes zones géographiques ou pays : cela participe à l’inclusion des pratiques culturelles et peut s’appliquer plus largement à un regard pluriel sur la complexité des contextes sociaux.
Ouvrir son champ de recherche au reste du monde permet un éveil pour les designers et les chercheurs. Afin de poursuivre cet enrichissement, c’est aux prochaines générations de maintenir ces échanges et de tisser de nouvelles relations.
Ce compte-rendu ne cherche pas, on l’aura compris, l’exhaustivité. Nous avons mis en lumière les points qui nous ont paru importants ou, tout simplement, qui nous ont étonnées. Nous espérons qu’il motivera nos lecteurs en faveur de cette nécessaire ouverture à l’International de la recherche en design.


  1. DRS : Design Research Society. 

  2. IASDR : International Association of Societies of Design Research. 

  3. EAD : European Design Academy. 

  4. ARD : Ateliers de la Recherche en Design. 

  5. ESAD : École Supérieure d’Art Dramatique. 

  6. Traduction : Design sonore. 

  7. Ircam : Institut de recherche et coordination acoustique/musique.