Séance nº5, mercredi 22 fèvrier 2023. Compte-rendu rédigé par Ana Victoria González et Yibo Li.
Figure 1. Conférence 5, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2022-2023.
Pour la cinquième conférence, nous avons eu le plaisir de rencontrer Nicolas Brosseau, artiste et designer plastique ; Thierry Boutonnier, artiste arboriculteur1, qui mêle les arts et les sciences du vivant durant son parcours académique et à travers ses expérimentations collectives ; Karen Brunel-Lafargue, enseignante et chercheuse à l’Université de Nîmes, elle fonde le studio pluridisciplinaire & Georges2, en tant que photographe et directrice artistique, auteure3 et docteure4 en Arts et Sciences de l’art ; et Samuel Béguin, Designer.
1. La transformation de la conception de jouets : de la production économique à la créativité durable
Nicolas Brosseau a commencé sa carrière dans le design de mode pendant deux ans puis a évolué en tant que directeur artistique. Il a développé différents types de projets en tant que créateur et fabricant d'objets dans le domaine des jouets pour enfants ainsi que des figurines de collection en résine. Après six ans dans le domaine de la mode, il s'est rendu compte que la conception ne correspondait pas vraiment aux besoins des utilisateurs, mais tournait autour d'un objectif économique : « On nous demande de concevoir un objet qui mène au déblocage d'un achat, le but est de générer de l'argent à partir de l'objet ».
Finalement, la tâche de conception devient une activité génératrice de revenus pour l'entreprise et, pour le concepteur, il s'agit de pouvoir gagner un salaire.
Nicolas Brosseau décide de se retirer de l'industrie et commence à travailler de manière indépendante en tant que plasticien et créateur de jouets de collection. À travers les matériaux qu'il utilise pour réaliser ses créations, il se pose les questions suivantes : que veut communiquer l'objet ? Quelle est sa fonction ?
Dans son atelier, Nicolas Brosseau essaie de reproduire ce qu'il a vu lors de ses visites dans des usines de jouets en Chine, en ustilisant de la résine de polyuréthane pour créer ses projets. Il se rend compte qu'il doit changer sa matière première, car bien que ce soit un matériau plus facile à modeler et plus rapide pour produire ses pièces, ce matériau n'est pas recyclé, il est nocif pour la santé et a un impact sur l'environnement.
Après un développement dont l'objectif est de sensibiliser et d'inviter à la récupération et à la réutilisation des matériaux, Nicolas Brosseau montre comment il change sa façon de créer : il s’agit de recycler et de réutiliser les déchets.
C'est là qu'il commence à travailler à partir de déchets et à donner une tournure à sa façon de créer, en utilisant des matériaux de récupération, en réalisant des sculptures et des jouets de collection.
Les matériaux qu'il utilise sont récoltés dans les décharges de la ville, où il trouve une grande variété d'objets auxquels il donne une nouvelle forme. Après avoir collecté tant de pièces et de matériaux et les avoir organisés, il parvient à transformer ces déchets en matière première. Un point très intéressant qu'il aborde est de laisser les préjugés de côté : « Faire naître la créativité à partir de ce qu'on trouve ». Une déconstruction de l'objet et de ses composants est en effet nécessaire pour le voir sous un autre angle. Nous avons l'habitude d'étiqueter un objet et de lui donner une fonction spécifique, sans penser qu'il peut faire partie d'une nouvelle solution, d'une nouvelle création. Il est nécessaire de s’ouvrir et de laisser de côté ces étiquettes.
Ne plus voir l'objet dans sa globalité et le démonter pour laisser place à la créativité. Si nous restons dans l'idée que cet objet a déjà une utilité, il sera difficile de le voir autrement. En revanche, si nous le démontons, nous aurons une série de pièces qui pourront être utilisées pour créer une infinité d'objets.
En montrant des photographies de son travail, on se rend compte qu'il y a des pièces qui se ressemblent, elles proviennent du même objet. Mais il y a aussi des pièces totalement différentes, qui appartiennent à un autre objet. En d'autres termes, l'origine des objets peut être complètement différente, mais on peut leur donner l'impression qu'ils proviennent de la même origine s'ils sont peints de la même couleur, par exemple. À partir des matériaux disponibles, nous pouvons les utiliser pour créer de nouveaux objets.
2. « Le design entre fonctionnalité et consumérisme : la responsabilité du designer en question"
Pour Samuel Béguin, le design se cache derrière une idée de fonctionnalité, rendant les objets plus désirables même si l'utilisateur n'en a pas besoin. Aujourd'hui, le designer est accusé d'encourager le consumérisme et la création de faux besoins. On demande au designer de créer un produit uniquement pour que l'entreprise génère des revenus par l'achat d’un produit. Dans ce cas, le designer doit gagner sa vie en concevant et en produisant ce type de produits qui n'ont pas de but utilitaire, mais qui visent à faire croire au client qu'il en a besoin et ainsi générer une vente.
Samuel Béguin, donne comme exemple le manifeste First things first5 de Ken Garland6, qui propose la création de campagnes publicitaires éthiques et durables.
Il reprend également la position de Victor Papanek dans laquelle celui-ci parle de la responsabilité du designer envers la société, en faisant la différence entre les vrais et les faux besoins. Samuel Béguin évoque l'exemple du projet One laptop per child, qui proposait de donner des ordinateurs aux enfants des communautés des pays en développement. Bien que l'intention du projet soit bonne, il ne s'est pas déroulé comme prévu, car les enfants n'avaient pas accès à l'électricité. Les ordinateurs ont fini dans des écoles aux États-Unis, car le produit avait été conçu pour les besoins américains et non pour les pays en développement.
3. La conscience morale et la responsabilité des designers dans le design graphique : perspectives et défis
Karen Brunel-Lafargue est une Américano-française, professeure de design à l'université de Nîmes, qui a commencé sa carrière en se faisant des illusions sur la possibilité de devenir une auteure de design graphique spécialisée dans les questions sociales et culturelles. Cependant, elle a rapidement découvert que les réalités de l'industrie étaient différentes de ses attentes.
Karen Brunel-Lafargue reconnaît que les théoriciens et les praticiens ont beaucoup débattu des responsabilités sociales et morales des designers. Cependant, elle note qu'une grande partie de ce discours a été menée sans tenir compte des contraintes pratiques auxquelles sont confrontés les designers, telles que la nécessité de gagner leur vie grâce à leur travail. Elle soutient que le corpus théorique historique du design graphique a eu tendance à considérer le praticien comme un agent de communication qui assume une part importante des conséquences sociales, culturelles et économiques de son travail en raison de sa maîtrise des codes de communication à grande échelle.
Dans son discours, elle met en avant le concept de « conscience du designer » comme une injonction paradoxale, qui pose un défi à la conscience morale et à la responsabilité du designer. Elle souligne l'importance de contextualiser la conscience morale des designers, en considérant l'organisation et l'évolution historique de leur rôle en tant que praticiens.
Karen Brunel présente les trois catégories d'un bon design. Tout d'abord, nous avons le design social, en tant que facteur de changement positif dans la société. Dans ce cadre, le design doit prendre le contre-pied de l'aspect économique et devenir une source de reconstruction. Ensuite, elle nous présente la notion de Design-beautility, où se situe la responsabilité esthétique, où le designer doit faire rejoindre la beauté et l'utilité à l’objet. La troisième catégorie est l’Human Centered Design : « Le design centré sur l’humain offre aux personnes chargées de résoudre les problèmes la possibilité de chercher des solutions de concert avec les collectivités, de vraiment comprendre les gens qu’elles cherchent à servir, d’imaginer une multitude d’idées et de parvenir à des solutions innovantes, ancrées dans les besoins réels des gens7 ». En d'autres termes, le designer doit concevoir l'objet en fonction de la nature, des besoins et du comportement de l'utilisateur.
Le design doit se concevoir pour rendre service à l’utilisateur. Le designer a pour mission de communiquer, c'est là que réside sa responsabilité. Par sa pratique professionnelle, il a le devoir de donner la possibilité d'améliorer le monde. Par ses choix, il engendre des conséquences culturelles, sociales et économiques qui ont un impact sur la société. C'est pourquoi le designer doit être conscient de sa responsabilité.
4. « Transformer un parking en un espace de convivialité : la pratique de l'aménagement paysager utilisant la nature confrontée aux normes symboliques et aux considérations de coûts ».
Thierry Boutonnier est un artiste arboriculteur qui, avec ses élèves de l’ENSA Dijon8, réfléchit à la transformation d’un parking de 1200m^2^ et de 1460m^2^ pour les résidences et l’administration du CROUS, questionnant ainsi la pratique de l'aménagement paysager, résolvant les problèmes en utilisant la nature. Inspiré par la production naturelle de pétrole et de goudron, il s'agit d'un remède végétal.
Les membres de l’équipe de l’Atelier de Recherche et de Création9 sont invités à participer à la conception des futurs espaces de convivialité pour les nouveaux habitants de Science Po Dijon et l’École Supérieure de Musique et de Science.
Mais des problèmes sont apparus lors des discussions avec le client. L'équipe de conception est partie de l'idée que le projet était respectueux de l'environnement et sain pour le corps humain, et a donc ciblé la conception en termes de matériaux et de méthodes. Cependant, le client n'a pas écouté ces conseils et les a rejetés pour plusieurs raisons, comme le fait que les outils n'étaient pas conformes aux normes, ou pour des raisons de prix.
5.Conclusion
Le concept de design éthique reste encore vague et relève du questionnement philosophique, politique et social. En effet, le design éthique invite à s’interroger sur la manière d’appréhender le design en prenant en compte l’impact social, humain, voire environnemental des interfaces numériques et des produits. Aujourd'hui, le designer est confronté à une grande responsabilité : la conscience morale du design. La décision de savoir où et comment l'objet sera fabriqué, les matériaux qui le composeront, la publicité qui lui sera faite, tout cela a un impact sur la décision de l'utilisateur. Il faut également tenir compte de l'impact que la décision de l'utilisateur aura sur la société et l'environnement : le produit sera-t-il conçu dans quel but, sera-t-il conçu pour répondre à des besoins réels ou sera-t-il conçu pour le capitalisme de masse ? De la diabolisation des designers numériques à la culpabilisation des utilisateurs, une prise de conscience collective et un appel à la vigilance s’opèrent. Comment articuler impératif économique des entreprises, responsabilité éthique du designer, et conception numérique responsable ? De plus en plus de professionnels du design et de nouvelles entreprises voient, dans l’éthique, une boussole nécessaire pour guider le design d’innovation.
-
Artiste arboriculteur, il met en œuvre des alternatives pour affronter l’exploitation et poser la question de notre responsabilité. Adossé à la puissance du végétal, Thierry Boutonnier s’emploie à développer des projets collectifs s’ancrant dans des territoires spécifiques. Ses œuvres sont en effet conçues et co-construites sur un temps long afin de tisser des liens avec les populations locales. Il réalise ainsi des œuvres collectivement et en interdépendance avec des écosystèmes comme pour Lausanne Jardin (2009), la Biennale d’art contemporain de Lyon (2017), le Grand Paris (depuis 2016) ou la Fabrique des Arts Vivants à Nyon (Depuis 2019). ↩
-
& Georges est un studio de création pluridisciplinaire basé à Bordeaux, spécialisé dans la direction artistique et la photographie. ↩
-
Elle écrit de manière professionnelle depuis 2011, dans le cadre de publications généralistes mais également dans le domaine universitaire. Ses recherches portent sur une approche sémiotique et systémique du design graphique et s’inscrivent dans le domaine plus large des design studies et des cultural studies. Son intérêt se porte tout particulièrement sur l’interaction entre l’image et l’urbain. ↩
-
En 2018, elle soutien avec succès sa thèse de doctorat en Philosophie, mention Esthétique et Sciences de l’Art, spécialité design et environnement à l’Université Paris 1, « Le designer graphique et les sens de la responsabilité : étude descriptive de la modélisation morale du praticien ». ↩
-
First things first, Rédigé en 1963 et publié en 1964 par Ken Garland et 20 autres designers, photographes et étudiants, le manifeste était une réaction à la société rigide de la Grande-Bretagne des années 1960 et appelait à un retour à un aspect humaniste du design. Il dénonçait les productions rapides et souvent triviales de la publicité grand public, les qualifiant d'insignifiantes et de chronophages. Sa solution consistait à concentrer les efforts du design sur l'éducation et les tâches de service public qui favorisent l'amélioration de la société. ↩
-
Ken Garland (19 février 1929 - 20 mai 2021) est un graphiste, photographe, écrivain et éducateur britannique. Garland est connu pour ses écrits sur le design et le travail prolifique de son studio Ken Garland & Associates. ↩
-
IDEO, Guide pratique du design centré sur l’humain, Canada, IDEO.org, 1e édition, 2015, p. 9 ↩
-
École nationale supérieure d'art de Dijon ↩
-
L'ARC – L’Atelier de Recherche et de Création, créé en 1964 au sein du Mobilier national, l'ARC a pour vocation de promouvoir le design français en meublant et décorant les lieux de pouvoir de la République française dans le cadre d'une politique de commande publique. ↩