Philippe Franck portant le Schizophone (prototype de casque de désorientation) de Pierre-Laurent Cassière, City Sonic, 2006, photo Transcultures
Claire Azéma : En parallèle du numéro 5 de la revue DAM, consacré aux Médialités du paysage, nous avons souhaité ouvrir la réflexion à la question des pratiques artistiques audio au travers d'une rencontre avec Philippe Franck spécialiste de l'art sonore. Une des questions à laquelle notre équipe de recherche s’intéresse à propos du paysage touche à la manière dont il s’adresse à nos sens. Ainsi le paysage n’est-il pas simplement une image visuelle, il est aussi constitué de sonorités qui modulent et intègrent notre vécu du paysage.
Philippe Franck, vous êtes directeur/fondateur du centre des cultures sonores et numériques Transcultures1 et du festival des arts sonores City Sonic2 tous deux basés en Fédération Wallonie-Bruxelles, ainsi que directeur des Pépinières européennes de Création (pepinieres.eu), également chercheur, critique3 et créateur en art sonore, et c’est en cette qualité multiple que votre point de vue nous intéresse.
Tout d’abord, vous êtes vous-même créateur d’art audio et intermédiatique, depuis une bonne trentaine d'années, cela signifie que vous créez des pièces sonores pour elles-mêmes mais aussi pour des environnements physiques ou virtuels, réels ou imaginaires, pour les autres. Lors de la préparation de cet entretien, vous avez évoqué l’idée de « paysage sonore », pourriez-vous nous l’expliquer ?
Philippe Franck : Cette notion a été conceptualisée par le compositeur et théoricien canadien Raymond Murray Schafer qui est aussi le père de la notion d’ « écologie sonore » et ce dans son ouvrage fondateur The tuning of the world (littéralement l’accordage du monde) publié en 1977 et traduit en français par « le paysage sonore ». Il y étudie l’environnement audio en mêlant les aspects artistiques mais aussi scientifiques et sociaux avec dans sa conception de l’écologie sonore une visée à la fois descriptive (répertorier et décrire des sons du monde bien au-delà de la musique et de ses agencements) et prescriptive (alerter et lutter contre les méfaits - et ce déjà dans les années 70 - d’une pollution sonore grandissante). Cette notion de paysage — sonore ou pas d’ailleurs - est évidemment subjective car c’est notre perception qui le définit mais Schafer nous ouvre à intégrer dans notre grammaire sonique, toute une série d’autres sons à la fois naturels et urbains et participe à l’élargissement du langage sonore (aux bruits et cette notion de bruit étant bien sûr toute relative et aussi culturelle, au-delà de ce qui nous dérange physiquement) qui avait déjà débuté avec le fameux essai du futuriste italien Luigi Russolo, L’arte dei rumori » (l’art des bruits) publié en 1913 et qui continue de nous titiller. La notion de « soundscape » a été essentiel pour nombre d’artistes sonores (qui se distinguent de la pratique musicale traditionnelle) qui ont enregistré des sons dans différents milieux (permettant aussi parfois d’écouter des sons très particuliers comme celui de glaciers ou encore de forêts reculées jusqu’ici inaccessibles) pour les monter et en faire une sorte de « cinéma pour les oreilles » de manière plus ou moins naturaliste, ou encore partir de ces sources pour les incorporer dans une série de traitements électroniques et en faire la base ou des ingrédients d’une pièce sonore. C’est plutôt mon choix et ce avec beaucoup de respect pour les remarquables audio documentaristes et chasseurs de sons (parmi lesquels on peut citer en Angleterre, Chris Watson, en France, le défunt Yann Parathoen, en Allemagne, la pionnière Hildegard Westerkamp ou encore en Norvège, la très talentueuse Jana Winderen).
Raymond Delepierre, X BELL X-1, City Sonic, Charleroi 2017
C. A. : Dans vos créations comment faites-vous dialoguer le paysage sonore et le « reste4 » du paysage sensible ?
P. F. : De la même manière que je revendique une approche hybride dans mon projet Paradise Now (que j’ai lancé en solo, après des expériences plus post-rock dans les années 80, au milieu des années 90 et qui est régulièrement nourri par une série de collaborations avec d’autres créateurs sonores mais aussi visuels, chorégraphes, littéraires ou numériques), cette intégration du sensible et plus largement l’envie de solliciter les sens (activer l’écoute bien sûr mais pas seulement) est pour moi « es-sens-tiel ».
C’est ainsi que j’aime travailler avec des vidéastes comme, depuis plusieurs années, avec Régis Cotentin, chantre de l’illusionnisme qui développe un monde onirique et luxuriant (en novembre dernier, j’ai joué en live au Festival d’art vidéo de Casablanca sur ses images pour la performance audio-visuelle « Sonic Dreams ») mais aussi des poétesses qui ont une écriture et une parole très singulière et chacune à sa manière engagée, sans pour autant brandir tel ou tel drapeau. Je pense à mes complices montréalaise Catrine Godin5 et libano-américaine Biba Sheikh6 ; je prépare avec ces deux-là des sorties sonopoétiques en lien avec des publications papier et e-book (à sortir aux éditions Europia en 2023) qui réunissant des textes et échanges réalisés pendant la période du confinement — sachant que, avant d’y être contraint, cette méthode de « ping pong » créatif - dans une semi-distance car nous sommes parfois très éloignés géographiquement mais aussi très connectés, est récurrente chez moi). J’ai aussi commencé une collaboration avec la vocaliste multilingue d’origine polonaise Maja Jantar (avec laquelle j’ai sorti un premier EP sur le bandcamp du label Transonic intitulé Transonic Delta7). Toutes ces expériences collaboratives fructueuses sont autant de « partages du sensible8 » et dans ce processus s’échangent aussi nos « paysages » — pas seulement environnementaux mais aussi émotionnels — respectifs ; ils se déterritorialisent d’une certaine manière pour se reterritorialiser dans une sorte d’espace commun, un ailleurs du sensible exploré poétiquement.
VOID Automatic Soundscape, City Sonic 2015, gare SNCB, Mons, photo Zoé Tabourdiot
C. A. : En plus de votre activité, vous avez initié avec Transcultures, en 2003 d’abord à Mons puis dans plusieurs autres villes de la Fédération Wallonie-Bruxelles City Sonic. Ce festival devenu une référence internationale dans le champ des arts sonores, fait le lien entre une ville et des créations sonores qui y sont diffusées et présentées. Comment procédez-vous pour articuler sa programmation artistique à son implantation dans la ville ? Cherchez-vous à créer un rapport spécifique entre le paysage urbain et l’art sonore ? (Mettez-vous, par exemple en rapport les qualités des créations avec celles des espaces ? Ou bien pensez-vous les implantations en rapport avec les conditions d’écoute nécessaires à chaque création ?)
P. F. : City Sonic part toujours d’un territoire donné : celui de la cité avec ses caractéristiques architecturales (Mons — ville patrimoniale, Charleroi — ville post industrielle, Louvain-la-Neuve — ville nouvelle universitaire, Bruxelles — capitale cosmopolite) mais aussi ses imaginaires, ses lieux historiques, culturelles (au sens large) ses lieux de transport comme les gares mais aussi ses « non-lieux », ses passages oubliés, ses jardins privés, ses magasins et ses galeries désertés… Une fois ce territoire arpenté, à l’occasion de divers repérages, complétés par les informations recueillies auprès de nos partenaires locaux, nous pouvons tracer un parcours, majoritairement au centre-ville, afin de pouvoir le découvrir à pied facilement. City Sonic, c’est donc avant tout un parcours d’installations qui relient environ une quinzaine de lieux dans la ville (avec aussi des projets entre ces lieux comme par exemple des balades géolocalisées avec des sons ou des fragments poétiques qui se déclenchent à certains points de l’itinéraire) invitant le visiteur à devenir un « promeneur écoutant9 ». Cet itinéraire que j’aime aussi appelé une « Zone d’autonomie (audio) temporaire » (empruntant ce concept de TAZ-Temporary autonomous zone au philosophe anarchiste nomade Hakim Bey) qui dure environ deux semaines, est ponctué de performances, de rencontres (« les partages d’écoute » invitant des critiques/artistes/directeurs de labels à commenter leur choix dans un salon d’écoute), d’événements particuliers (comme les « Sonic Garden Parties » où des créations live ont lieu dans des jardins privés ouverts au public pour l’occasion) et d’ateliers d’initiation ludique à diverses pratiques sonores (y compris pour les jeunes publics avec les « Sonic Kids ») mais c’est bien l’itinérance qui est ici au centre du projet.
Dans son essai Walkscapes, Francesco Careri (co-fondateur du laboratoire d’art urbain Stalker) parle de « la marche comme pratique esthétique ». Il remarque que « de tout temps, la marche a produit de l’architecture et du paysage et que cette pratique, presque totalement oubliée par les architectes eux-mêmes, a été réactivée par les poètes, les philosophes et les artistes capables précisément de voir ce qu’il n’y a pas pour faire surgir quelque chose10 ».
C’est donc parmi les propositions artistiques qu’on nous propose ou que nous suscitons, ce « quelque chose » d’autre, cette qualité émergente, cet ouvroir de rencontres autres, révélatrice à la fois d’altérité et de singularité (du lieu mais aussi de son histoire ou de ses usages et la démarche créative qui s’en empare pour le métamorphoser pendant un temps donné) qui nous intéresse particulièrement. L’ensemble de cette « manifestason » et chacune de ses composantes sont le résultat d’une équation souvent complexe qui se résout — ou pas — entre les possibilités offertes par l’espace envisagé, les capacités techniques, financières mais aussi d’adaptation du projet artistique, son accessibilité à l’écoute du visiteur et au niveau plus global, de l’intérêt de ce point par rapport aux autres du parcours et sa cohérence, car c’est l’ensemble de ce territoire dans la cité, à arpenter, qui devient sonique et qui doit pouvoir vivre comme un organisme vibrant pendant le temps de l’événement. Il faut donc aussi y préparer les futurs participants-auditeurs mais aussi les habitants qui à force ne font plus qu’entendre leur environnement quotidien et ne s’arrêtent plus pour véritablement écouter.
Gilles Malatray, PAS, Parcours Audio Sensible, City Sonic, Mons 2016
Dans cette perspective aussi éco audio militante, nous nourrissons depuis de nombreuses années une collaboration avec Gilles Malatray, paysagiste et créateur sonore, « lobe trotter invétéré» et animateur/fondateur du blog de référence desartsonnants11 que nous invitons lors de chaque édition de City Sonic ou autre manifestation sonore associée, à emmener un groupe de curieux dans son PAS (Paysage Audio Sensible) pour écouter attentivement avec lui, la ville investie dans ses différents recoins (il a effectué auparavant un repérage minutieux) à la faveur d’une promenade où seules les oreilles ont la parole. Une « soundwalk » qui est aussi une manière de sensibiliser à la production (et parfois pollution) des sons dans la cité et ce dans diverses acoustiques (d’un jardin public à un parking souterrain, d’une église à un pont) s’inscrivant dans les traces du pionnier Max Neuhaus qui, à partir de 1966, a proposé avec ses Listen (titre tamponné sur les mains des participants et parfois affiché sur certains lieux visités) des « voyages-explorations » d’écoute dans New York.
Max Neuhaus, installation Times Square, 1977
En ce qui concerne mon travail curatorial, je privilégie, dans ma sélection qui désire, dans City Sonic, ouvrir toutes les portes des arts sonores et donc différentes pratiques et croisements sans chapelle, un projet qui joue, d’une manière ou d’une autre, sur le sensoriel à un autre plus conceptuel (même si nous en avons accueilli plusieurs dans la longue histoire du festival, comme nous présentons autant des artistes de dimension internationale que des émergences). En effet, je pense que notre perception occidentale du sonore a trop souvent privilégié l’aspect cérébral (dans l’évolution de la musique classique jusqu’au contemporain, on en a moult exemples et ils ont parfois fait avancer les choses et favoriser des brèches mais quand cela resserre et exclue, cela arrive vite à une impasse). De ce fait, cette perception a délaissé le rapport au corps12, cette physicalité du son susceptible de s’adresser — intimement — à tous. Le son est un phénomène vibratoire qui se diffuse, via un émetteur, dans un certain milieu (on n’entend pas de la même manière dans un espace urbain agité la journée que dans une chambre le soir) vers un récepteur qui a lui aussi des particularités physiques données. Par exemple, les fréquences aigues — les ultrasons - perçues par un dauphin sont dix fois supérieurs à celle d’un humain. Et pour revenir à votre question, c’est un rapport d’intimité, d’intériorité, sensible et poétique au sens général que nous privilégions dans City Sonic à l’encontre des trop nombreux événements hérauts de la société de l’hyper spectacle aux décibels et aux projecteurs foudroyants qui me paraissent aussi anesthésiants.
C. A. : Dans notre numéro consacré à la médialité du paysage, c’est-à-dire, la manière dont l’art élabore notre relation au milieu sensible et symbolique au sein duquel nous vivons, la notion d’ambiance apparaît comme partie intégrante de ce qui influe sur notre vécu du paysage. Bruce Bégout, auteur d’un ouvrage récent intitulé Le concept d’ambiance, la présente comme, je cite : « cette atmosphère affective aux contours souvent mal définis, que l’on ressent tout d’abord lorsqu’on découvre un nouveau lieu13 ». Que vous inspire la notion d’ambiance ? L’art sonore participe-t-il, selon vous à l’ambiance des lieux ?
P. F. : J’ai beaucoup apprécié le petit essai de Bruce Bégout Dériville — les situationnistes et la question urbaine (2017) qui revient sur cette notion de dérive (mais aussi de psychogéographie, d’espace trop codifié, détourné et réinventé en suscitant librement sa re-découverte) qui a aussi été une des sources de réflexion et d’inspiration pour le projet City Sonic (sans pour autant se calquer sur les aspects les plus politiques des situationnistes) qui s’inscrit dans l’itinérance.
J’aime parler dans mes présentations de « in situationnisme » en référence bien sûr au mouvement dirigé par Debord que je continue de relire et d’évoquer à mes étudiants aujourd’hui, mais aussi aux spécificités de l’art contextuel14 — un « réel autrement esthétisé » comme dit le critique Paul Ardenne - qui est le plus souvent pratiqué dans City Sonic mais aussi d’autres manifestations conçus par Transcultures. Pour Debord, la dérive comme il la définit, en 1956, dans le numéro 9 de la revue surréaliste belge Les lèvres nues, n’est pas une théorie mais un « procédé », une manière d’être au monde, qui revêt l’allure d’une d’une « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées » (c’est nous qui soulignons). Cette notion — un peu floue jusqu’ici - d’ambiance que Bruce Bégout aborde dans l’essai que vous mentionnez et qui ouvre la voie à une « échophénoménologie » est intéressante. Le philosophe définit l’ambiance comme le « dôme invisible sous lequel se déroulent toutes nos expériences » ; on serait donc dans un phénomène englobant à la fois spatial mais aussi affectif. Il remarque que « les ambiances sont plutôt passagères et fluctuent en fonction des moments, des lieux et aussi des personnes avec lesquelles nous sommes. Car les personnes peuvent elles-mêmes porter une ambiance, voire créer une ambiance : c’est ce qu’on appelle communément l’aura. Il y a des ambiances qui n’ont pas de point source, tandis que d’autres ambiances émanent d’un objet, d’une personne, d’un individu, que l’on peut repérer. Ça peut tout à fait être un être humain, mais ça peut être aussi une chose, un lieu, un tableau, ou même un mot15… ». Le son est un flux qui a un pouvoir à la fois dispersif et immersif ; il peut donc participer, interagir ou installer une « ambiance » autre dans un tel ou tel espace,milieu ou environnement. C’est ce que l’œuvre de Max Neuhaus « Times Square » a bien révélé. Il s’agissait de diffuser, de manière continue16, un son électronique « ambiant » à partir d’une bouche de métro entre Broadway et la septième avenue, ce qui suffisait pour modifier l’environnement sonore et ce, même au milieu de cet endroit particulièrement fréquenté. Mais, chaque œuvre sonore diffusée dans un lieu intérieur ou extérieur (et cette dimension espace public est souvent techniquement difficile et nécessite aussi une forte médiation préalable à l’événement pour être bien intégrée par les riverains) modifie l’ambiance de celui-ci et apporte cet « autre chose » souvent indéfinissable qui touche le passant devenu écoutant malgré lui.
Tommy Lawson, Sonic Narratives, Timisoara, 2021, Photo Transcultures
C’est aussi ce que j’ai pu constater, non seulement à travers les éditions de City Sonic qui a présenté au total des centaines de projets et d’artistes dans des contextes très différents mais aussi lors d’autres manifestations dans divers pays et situations, auxquelles j’ai participé comme récemment Sonic Narratives17 à Timisoara (Roumanie) invité par l’association Simultan en tant que curateur à imaginer un parcours le long de la rivière Bega où une quinzaine d’artistes internationaux ont créé sur place, pendant une semaine, des œuvres audio de différentes natures (installations, performances et une balade géolocalisée au casque sur une douzaine de points — Bega Tales18 — du créateur français Tommy Lawson) et ce en pleine restriction sanitaire s’adressant aux passants et aux habitants mais aussi aux migrants afghans qui squattent dans des bâtiments abandonnés, comme auditeurs de leur environnement quotidien revisité. Ici il s’agissait d’audio habiter ce territoire, pendant ces quelques jours de création intenses, de recomposer son paysage, mais aussi de lui redonner une autre vie et ce malgré des mesures pour le moins contraignantes que nous avons tenté de contourner positivement.
RHIZOMatics@LLN, parcours audio géolocatif dans Louvain-la-Neuve, 2017-18, image Transcultures
C. A. : En tant que créateur, abordez-vous différemment la création pour un paysage urbain physique et pour un environnement virtuel ? L’ambiance de ces espaces influencent-elles vos créations sonores ?
P. F. : Dans mes propres créations, je me pose d’abord la question du sens, de la perception et de l’environnement. Quand je travaille, par exemple, pour une balade géolocalisée comme je l’ai fait pour l’expérience déambulatoire RHIZOMatics19 à Louvain-la-Neuve conçue en 1998 par le collectif art2network (le projet de l’artiste multimédiatique, metteur en scène et complice dans Transcultures, Jacques Urbanska en complicité avec le programmeur Franck Soudan qui a conçu une application pour smartphones) en partenariat avec l’Université de Louvain-la-Neuve et des étudiants de la Faculté de lettres qui ont suivi un workshop avec l’autrice française Belinda Cannone pour concevoir des commentaires sur différents lieux qu’ils avaient identifiés sur le site de cette ville universitaire, je me mets au service du projet. Je regarde en premier lieu ce qui manque. Les créations peuvent être des paysages sonores (et j’aime mêler des sons électroniques à d’autres, issus de guitare, de basse ou divers objets sonores…toujours avec une certaine organicité) autonomes qui résonnent avec un certain lieu et moment du parcours, ou se mêlent à des voix, des textes enregistrés ou encore des « field recordings » (enregistrements de terrain, ambiances de la vie de la cité) ou au contraire je joue sur le décalage.
Marc Veyrat, i-REAL, Monde 4 Alice, 2021
Je collabore activement depuis un an avec le créateur-chercheur Marc Veyrat (également professeur à l’Université de Savoie-Mont blanc et membre du laboratoire hypermédia CiTU-Paragraphe à l’Université Paris 8 que j’ai aussi rejoint récemment aussi pour entamer une thèse en recherche-création autour de l’itinérance et de l’intermédialité des arts sonores ainsi qu’une série de partenariats interstructurels et intermédiatiques passionnants). Activiste de la connexion prospective, Marc Veyrat est l’initiateur de la Société i Matériel et de plusieurs projets numériques et réseau, pour créer les environnements sonores pour des dispositifs VR (réalité virtuelle) ou XR (réalité augmentée) comme l’est son projet multiforme/multiplateau/multimonde i-REAL20, je constitue une banque de séquences ou interventions audio qui sont toutes potentiellement compatibles afin que selon le déplacement de l’utilisateur dans le dispositif, celui-ci puisse expérimenter des environnements sonores contrastés et changeants mais aussi cohérents et qui participent d’un même univers poétique immersif. J’avoue que c’est pour moi un peu comme une boîte noire mais cette dose d’inconnu et d’aléatoire peut aussi être intéressante et apparemment ça fonctionne. Nous allons prochainement travailler vers une expérience XR live avec le son en live sous forme de performance susceptible d’intégrer aussi des performers21.
Entre ces deux pôles aujourd’hui de plus en plus flottants - espace urbain et espace virtuel (qui sont aussi des lieux de et en transition) — il y a d’autres espaces jugés parfois un peu rapidement « traditionnels » mais qui peuvent être différemment explorer/revisiter/hybrider/augmenter : ceux de la performance scénique que j’aime aussi partager avec des complices, comme récemment avec l’artiste visuel bruxellois Jean-François Octave, à partir de ses journaux fragments textuels, dessins et collages et qui fait suite à une première collaboration pour deux expositions — encore un autre type d’espace — pour lesquels j’avais fait la bande-son et qui est sortie sur disque avec un livret réalisé par Jean-François22. La confrontation avec d’autres médiums est pour moi aussi le moyen de créer un espace hybride dont le son est un élément dynamique qui nourrit les autres composantes mais s’en nourrit également, le tout participant d’une expérience « trans genre » (hybridité revendiquée non seulement au sein d’une même discipline/pratique mais entre elles aussi) qui me paraît susceptible, si chacun se met au service d’une expérience commune, de générer une multitude d’« affectivités ambiancielles » (pour citer Bégout et boucler la boucle) émergeant d’un trans espace esthétique.
Philippe Franck, photo Transcultures
Biographie de Philippe Franck : Philippe Franck est historien de l’art, concepteur et critique culturel, créateur/producteur sonore et intermédiatique, il est directeur de Transcultures, Centre des cultures numériques et sonores qu’il a fondé en 1996. Il est également le fondateur et directeur artistique du festival international des arts sonores City Sonic (depuis 2003) et des Transnumériques, biennale des cultures numériques (depuis 2005) en Fédération Wallonie-Bruxelles. Depuis 2021, il est doctorant au sein de l’équipe de recherche CiTu Paragraphe en Sciences de l’Information et de la Communication et humanités numériques de l’Université Paris 8.
Par ailleurs, il a été commissaire artistique de nombreuses autres manifestations d’arts contemporains, sonores, hybrides et numériques en Europe et à l’international. Il enseigne à l’Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc (Bruxelles), la création sonore à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles et à Arts2 (Mons).
Il a produit ou participé à de nombreux disques, dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur les musiques contemporaines/électroniques, la création interdisciplinaire, numérique et/ou sonore.
Sur le plan artistique, il développe parallèlement, depuis le début des années 80, un trajet multiforme entre musiques pour chorégraphies, performance interdisciplinaires et dispositifs multimédia. En 2014, il a co-réalisé le film Bernard Heidsieck, la poésie en action. Sous le nom de Paradise Now, il travaille en collaboration avec différents artistes sonores internationaux.
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Philippe Franck a publié de nombreux d’articles et essais dont City Sonic-les arts sonores dans la cité, éditions La Lettre Volée, 2015. ↩
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C’est-à-dire la part du paysage ou le paysage constitué par les autres sens. ↩
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Voir Entouré d’oiseaux de Catrine Godin + Paradise Now - extrait de l’album No Lockdown Sonopoetics https://transonic-records.bandcamp.com/track/entoure-doiseaux ↩
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Voir Give recompense de Biba Sheikh + Paradise Now — extrait de l’album No Lockdown Sonopoetics https://transonic-records.bandcamp.com/track/give-recompense ↩
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[https://transonic-records.bandcamp.com/album/maja-jantar-paradise-now-transonic-delta-ep ↩
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Dans un entretien donné à la revue Multitudes de l’été 1999 intitulé La fabrique du sensible publié sur Internet, Jacques Rancière en donne cette définition éclairante : « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. » ↩
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Expression empruntée à Michel Chion, auteur du Promeneur écoutant — essais d’acoulogie paru en 1993 aux éditions Plume/Sacem. ↩
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Careri, Francesco, Walkscapes — la marche comme pratique esthétique, Actes Sud, 2013, p. 9 ↩
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https://desartsonnantsbis.com/gilles-malatray-desartsonnants-cest-qui-cest-quoi/ ↩
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Ainsi les Tibétains pratiquaient déjà depuis des siècles, les massages sonores en mode thérapeutique avec un effet tantôt dynamisant tantôt réharmonisant, un enseignement qu’a adapté l’artiste corps/son Isa Belle sous forme de performances proposées à différents publics dans City Sonic et d’autres manifestations sonores, jouant de bols chantants sur et autour du corps allongé. ↩
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Bruce Bégout, Le Concept d’ambiance, Seuil, 2020, p. 7 ↩
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Sous le label d'art « contextuel », on entendra l'ensemble des formes d'expression artistique qui diffèrent de l'œuvre d'art traditionnellement comprise : art d'intervention et art engagé de caractère activiste (happenings en espace public, « manœuvres »), art investissant le paysage ou l'espace urbain (land art, street art, performance…), esthétiques dites participatives ou actives dans le champ de l'économie, de la mode et des médias — Ardenne, Paul, dans Art et politique : ce que change l’art contextuel, revue L’Art Même, n°14, 2000. ↩
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Bruce Bégout interviewé dans l’émission de Pascal Claude « Et Dieu dans tout ça », RTBF, 10 décembre 2020. ↩
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Listen a été diffusé sans interruption de 1977 jusqu’en 1992 puis de 2002 à 2009, année de la mort de Max Neuhaus. ↩
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https://sonicnarratives.simultan.org/en/editions/2021/programme ↩
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Certaines pièces sont en écoute dans Bega [Sonic Scapes], un nouveau mini album, (sur le bandcamp du label Transonic), sélection de paysages sonores réalisés pour des projets déambulatoires dans différentes villes par Tommy Lawson. ↩
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https://transonic-records.bandcamp.com/album/rhizomatics-lln ↩
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Sur le projet évolutif i-REAL de la Société i Matériel/Marc Veyrat, voir les vidéosprésentant le monde 4 — Alice (d’après Alice au pays des merveilles), https://www.youtube.com/watch?v=Sisqkz7BKm8&ab_channel=MarcVeyrat ↩
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Voir la présentation de d-E+E-p_d-i+V-E experience au récent Computer Art Congress (HEAD-Genève), https://www.youtube.com/watch?v=GCgmO5aDJFs&ab_channel=MarcVeyrat ↩
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Paradise Now, Soundscapes for JFO (Transonic label) et également décliné sur bandcamp, https://transonic-records.bandcamp.com/album/soundtracks-for-jfo ↩