« Passe-corps ». Le vêtement virtuel dans l’iconographie populaire récréative
Karim Allain

Designer, diplômé du Master 2 « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, 2022

Résumé
Aujourd’hui, le vêtement virtuel se présente comme une forme tout à fait inédite dans le système de la mode. Il s’agit alors d’en faire l’étude afin de ne pas se laisser dépasser par l’euphorie provoquée par le virtuel et l’effet de nouveauté. Pour définir la nature du vêtement virtuel, cet article propose un retour au réel en passant par l’habit, le costume, le déguisement ; un regard panoramique sur l’environnement des réseaux sociaux, plateformes auxquelles est destiné le vêtement virtuel ; un positionnement face à l’histoire de la photographie récréative. Entre captation de l’identité, exhibition, jeu de rôle et mascarade, cet article démontre que le vêtement virtuel s’inscrit dans la lignée des principes récréatifs de la photographie. D’une façon plus générale, une filiation entre photographie, photographie récréative, jeu vidéo et vêtement virtuel révèle une iconographie du jeu de rôle trans-technique et trans-historique qui constitue aujourd’hui une forme de folklore.

Abstract

Nowadays, virtual clothes are brand-new objects in the fashion world. The purpose is to surpass the euphoria generated by the adjective virtual and novelty effect. To define virtual clothing's essence, this article proposes a return to reality through real clothes, costumes and dressing-up clothes ; an overview of social networks, platforms where virtual garments are dedicated ; a positioning regarding the history of recreational photography. Among the capture of identity, exposure, masquerade and role-play, this article demonstrates that virtual clothing is in line with the recreational principles of photography. More generally, a filiation between photography, recreational photography, video games and virtual clothing reveals a sort of folklore about a transhistorical and transtechnical iconography of role play.

Introduction

C'est grâce à la puissance de l'algorithme d'Instagram, que mon pouce arrête de scroller1 machinalement pour liker2 une publication de Carlings. En 2018, la marque scandinave partage un spot publicitaire3 dont le leitmotiv, balise, à mon sens, un tournant dans le système de la mode. Sur un montage « glitché » de photographies et vidéos provenant d'influenceurs, de catastrophes naturelles, d'usines de confection de vêtements et de modélisations d'avatars, une voix à l'accent numérique confronte deux besoins antithétiques : changer constamment de vêtements afin de paraître sur les réseaux sociaux et minimiser notre impact environnemental. Carlings propose alors le vêtement virtuel dont l'utilisation consiste à envoyer une photographie de soi à la marque afin que le vêtement virtuel soit ajouté sur l'image en post-production puis publié sur les réseaux sociaux. Une nouvelle typologie du vêtement, dont les enjeux ne semblent pas avoir été mesurés, fait son entrée dans la mode.
Selon Roland Barthes, « la structure technologique [apparaît] comme une langue-mère4 » pour le vêtement, alors qu'elle semble de structure iconique pour le vêtement virtuel. En effet, le vêtement virtuel est avant tout une image qui résulte d'un montage entre : une photographie d'un corps et un vêtement numériquement simulé. Ce changement de structure première induit donc un nouveau rapport à la nature du vêtement, car il s'agit de s'habiller d'une image, et donc de créer l'illusion d'être habillé. Tout d'abord, cette expérience du vêtement, de l'ordre du « faire comme si », se vit à travers un type de vêtement dont Roland Barthes ne fait pas l'étude : le déguisement. Puis, l'histoire de la photographie révèle que le principe du passe-tête repose sur l'habillement par l'image. Afin de ne pas se laisser séduire par l'effet inédit du vêtement virtuel provoqué, notamment, par sa nature numérique, nous répondrons à la question suivante : le vêtement virtuel participe-t-il à une forme de folklore ?
Tout d'abord, par un bref tour d'horizon de la presse de mode, nous ferons l'analyse comparée des fonctions et usages du vêtement virtuel et réel dans sa pluralité : habillement, costume et déguisement. Puis, nous démontrerons que le caractère folklorique du vêtement virtuel réside dans son imitation du vêtement en tant que déguisement. Pour finir, nous envisagerons que, malgré son apparente singularité, le vêtement virtuel provoque en réalité des fonctions et usages du déguisement et qu'il s'intègre au sein d'une iconographie récréative folklorique5.

1. Le vêtement virtuel face au réel

1.1 La singularité du vêtement virtuel

D'après la presse de mode, qui a un impact non négligeable dans cette industrie, le vêtement virtuel se résume à trois thématiques : l'écologie, la liberté d'expression et l'inclusivité. Même si ces articles permettent de prendre conscience de la façon dont le vêtement virtuel est majoritairement reçu, cette presse n'aborde pas en profondeur les fonctions et usages du vêtement virtuel, ses techniques de conception et processus de consommation, qu'il convient alors d'analyser.
Au regard de la définition du vêtement, le vêtement virtuel correspond à l'ensemble des pièces numériquement simulées composant l'habillement à l'exclusion des chaussures, et servant à couvrir et protéger le corps humain. Même si les qualités techniques ne le laissent pas transparaître, Iridescence — robe6 virtuelle conçue par The Fabricant — n'est pas un vêtement, car elle ne se soumet pas à notre conception de la réalité régie par le tangible et la matière. N'étant fait que de pixels, le vêtement virtuel ne remplit pas la fonction de protection nécessaire à sa définition. Là où le vêtement se comporte comme un habitat, le vêtement virtuel est lui impénétrable, il agit comme un filtre posé sur le corps. Il prive d'une relation physique et n'œuvre alors que dans un but ornemental. Cependant, il semble pour la première fois nous offrir l'occasion de nous habiller en ayant que pour unique souci l'esthétique. Par ailleurs, sa nature numérique et virtuelle lui suffit pour être perçu comme inédit, car la tendance est à considérer comme nouveau tout ce qui provient de nos innovations numériques. Le vêtement virtuel semble alors être en rupture totale avec les rapports traditionnels que nous entretenons avec le vêtement.

Figure. 1. Gauthier, Romain, AR runway hacking, Instagram, 23/08/2021 : captures d'écran d'une vidéo présentant une robe virtuelle.

1.2 L'incompatibilité entre virtuel et folklore

Pour définir le folklore, Édith-Anne Pageot cite le dictionnaire : « le "folklore" [...] désigne les "sciences des traditions, des usages et de l'art populaire d'un pays d'une région, d'un groupe humain7" [...] » Le folklore rend donc compte des pratiques que des individus ont en commun, formant alors un groupe au regard de ces dernières. Tradition et folklore vont de pair, car ce dernier est fortement rattaché au concept du temps étant donné qu'il désigne des pratiques transmises de génération en génération et qui ont donc, un certain vécu. Sébastien Charléty définit le folklore comme « [...] la science de la tradition chez les peuples civilisés et principalement dans les milieux populaires8. » L'auteur affirme qu'il s'agit de la « culture du plus grand nombre », celle qui ne provient pas des institutions mais qui émane du peuple. Cette définition justifie en partie le caractère péjoratif du folklore. Édith-Anne Pageot l'associe au kitsch, le catégorisant alors comme désuet et le rendant incompatible avec l'idée d'innovation. Plus radical, Jean Cuisenier affirme que le folklore a disparu et évoque une « tradition populaire représentée9 » plutôt qu'une tradition populaire, car cette dernière n'est plus vécue, incarnée et vivante, mais plutôt évoquée, la plaçant alors au rang de vestige. Le folklore n'aurait donc rien à voir avec le vêtement virtuel, car son média est numérique et relève de l'innovation. Le folklore est lui tourné vers un passé, vers des pratiques habituelles tandis que le numérique tend vers un futur pour changer nos habitudes et les améliorer.

1.3 Folklore, habit, costume et déguisement

Néanmoins ne nous pouvons pas nous laisser séduire par l'effet nouveau des médias numériques, car nouveau média n'est pas synonyme de nouveau contenu. C'est à ce propos que Christine Browaeys fait la différence entre l'information et sa représentation en affirmant que : « la matérialité du numérique relève le plus souvent d'une "traduction", du passage d'une représentation à une autre. Bien souvent, on néglige l'aspect matériel de ces transformations, alors qu'elles sont importantes10. » De fait, l'information « être habillé », du vêtement réel et virtuel, passerait d'une représentation matérielle et textile pour le premier, à une représentation immatérielle et iconographique pour le second. Il faut donc déterminer si ce changement de représentation impacte notre relation à l'habillement, en déconstruisant le couple numérique/nouveauté et la connotation archaïque du folklore. Dans cette idée, Edith-Anne Pageot affirme que : « [...] les nouvelles technologies associées à la modernisation ont plutôt tendance à favoriser la création d'un folklore sans cesse renouvelé, tout en puisant dans des formes plus anciennes11. » Le folklore n'est donc pas aussi statique qu'on se le représente, il faut donc à la fois, penser un folklore du présent et un folklore mutant.
Pour en revenir à la distinction entre information et représentation, l'information « être habillé » peut être représentée par le costume ou le déguisement. Le costume n'est pas nécessairement l'assemblage d'un pantalon et d'une veste de tailleur. Ces différentes pièces font costume aujourd'hui et sont synonymes d'élégance, d'autorité, de rigueur et de pouvoir. Porter un costume c'est alors être « bien habillé », Roland Barthes affirme que « on a même voulu réserver le terme vêtement aux faits de protection et le terme costume aux faits de parure12. » Seulement, un vêtement dont la seule fonction est de parer n'est pas nécessairement un costume. Ce qui fait costume, ce sont des éléments qui ont une « valeur sociologique13 ». Un costume est un vêtement ou accessoire réglementé, consciemment ou inconsciemment, par un groupe d'individus. Comme le folklore, si le costume est décontextualisé de son époque et qu'il n'est pas en usage au regard de ses propres normes sociales, il perd de sa valeur et devient, entre autres, déguisement. C'est pour cette raison que les reconstitueurs historiques interrogés par Audrey Tuaillon Demésy affirme que « des costumes qui ne "vivent" pas sont perçus comme des éléments permettant de "tromper l'apparence14" [...] » Se déguiser c'est transgresser des normes le temps d'un instant, en utilisant des signes sociologiques par le vêtement qui ne sont pas les nôtres. Le déguisement s'envisage comme une vulgarisation du costume, il ne reprend que des éléments à valeurs sociologiques représentés et non incarnés. Pour reprendre le propos de Jean Cuisenier, il y aurait des valeurs sociologiques dans le cas du costume et des valeurs sociologiques représentées dans le cas du déguisement.
Étant donné que, selon Yvonne Deslandres, folklore et déguisement sont liés et que, Édith-Anne Pageot affirme que le couple nouvelles technologies et modernisation est un déclencheur dans la création de folklore, il convient alors d'envisager la participation du vêtement virtuel à une forme de folklore par le prisme du déguisement.

2. La mimicry, un concept transversal à la mode et au virtuel

2.1 L'imitation dans le cycle de la mode

D'après Marc-Alain Descamps, la mode est par essence instable car, pour qu'il y ait mode, les tendances doivent apparaître, disparaître et réapparaître. De fait, la mode semble incompatible avec la tradition qui concerne ce qui est installé et perpétué. Seulement, la mode ne se réinvente jamais totalement, elle repose sur ce que le philosophe nomme un fond d'ancien15. La mode ne proposerait donc que des déclinaisons d'elle-même et rejoindrait, sur ce point, l'approche du folklore proposée par Édith-Anne Pageot qui note combien « il se répète et varie constamment ; la répétition entraînant inévitablement la création de nouvelles variations16. » Il y aurait donc des éléments stables de la mode qu'il serait courant de faire réapparaître périodiquement, de répéter et c'est en cela que la mode aurait un caractère traditionnel. L'imitation, au-delà d'être au cœur des tendances, est un moteur dans l'adoption de ces dernières par les usagers. Comme l'explique Alexandre Gofman, « après la promotion et (ou) l'acceptation d'une certaine mode par une faible minorité d'individus s'ensuit sa reconnaissance par une majorité17. » Le processus inverse est aussi valable, dans les deux cas, dès qu’une mode est adoptée par la minorité ou la majorité et que la distinction tend à disparaître, une nouvelle apparaît en recréant une fracture. La consommation de la mode se fait alors par imitation et « dés-imitation ». D’après George Simmel, l’imitation permettrait d’éviter une vulnérabilité qui passerait par l’affirmation de notre identité. Alors que le fait d’habillement et le fait de costume semblent s’inscrire dans cette dualité imitation/« dés-imitation », le fait de déguisement ne semble pas s’intégrer dans des tendances de mode, et pour cause : il ne s’inscrit pas dans une temporalité quotidienne. De plus, à l’inverse de ce qu’affirme Georg Simmel, l’imitation par le canal du déguisement permet, elle, le temps d’un instant, d’assumer la singularité de sa personnalité.

2.2 Le déguisement, vêtement de la mimicry et de l'exposition

Pour être costume, le vêtement doit être adopté avec le contexte dans lequel il fait costume, il doit être incarné par l’usager. Roger Caillois place les conditions de cette incarnation sous le concept de mimicry : « la règle du jeu est unique : elle consiste pour l’acteur à fasciner le spectateur, en évitant qu’une faute conduise celui-ci à refuser l’illusion18 [...] » Le costume nécessite de quitter son identité pour en incarner une autre. Le déguisement, lui, n’a pas le souci du contexte, l’individu n’a pour seule préoccupation que d’imiter l’apparence d’un autre. La seule illusion en jeu est celle de l’apparence, l’usager conserve son identité sur laquelle il en superpose une autre, deux identités cohabitent. C’est de cette façon que résonne le « nous » utilisé par Michel Agier pour définir le carnaval : « le carnaval est le lieu par excellence du masque, du déguisement, le lieu où l’on peut mettre en scène des images de soi, ou des images d’un "nous"19 [...] » Le carnaval et le déguisement créent alors un temps où chacun se sent libre d'explorer un autre soi quotidiennement inhibé. Paradoxalement, comme le remarque Roger Caillois, le déguisement dissimule : « il est clair, d'une part, qu'on se déguise ou qu'on se masque pour les autres20. » Déguisement et vêtement virtuel sont donc de l'ordre de la mimicry, car celui qui se déguise « imagine qu'il est un autre que lui, et il invente un univers fictif21. » Ces deux n'ont qu'une fonction de parure, ils impliquent tous deux un « faire comme si ». Le caractère folklorique du vêtement virtuel résiderait donc dans le fait que son usage est similaire à celui du déguisement, car ce dernier est un « matériel symbolique22 » du carnaval, événement du folklore. Seulement, le vêtement virtuel semble permettre quelque chose de plus, car il appartient à un monde purement fictif.

2.3 Le virtuel, environnement de la mimicry et de l'exposition

Selon Guy Parmentier et Sylvie Rolland, les mondes virtuels permettent de : « dépasser les limites comportementales et physiques imposées par le monde réel. Dans cette posture, le monde virtuel est utilisé comme une plate-forme d'invention de soi, pour se reconstruire ou poursuivre l'exploration de sa personnalité23. » L'avatar permet alors de mener à bien cette exploration, notamment dans le cadre du jeu vidéo. Seulement ce vêtement virtuel y repose sur une modélisation tridimensionnelle numérique manifestant notre présence dans un monde numériquement simulé. François Perea cite Serge Tisseron qui dit à propos des mondes virtuels qu'ils « [...] renouent en quelque sorte avec la tradition du carnaval, en s'autorisant à dire des choses que l'on ne s'autorise pas habituellement, parce qu'on est masqué24 ». Par le déguisement, les mondes virtuels imitent un contexte occasionnel du réel, pour en faire une réalité quotidienne. Le jeu de rôle, qui est alors commun au déguisement, à l'avatar et au vêtement virtuel, relève d'une démonstration de soi où il s'agit de se cacher derrière un écran, pour se montrer et se voir autrement en ayant la maîtrise de son apparence. Celia Pearce utilise l'expression « seeing and being seen25 » pour qualifier le phénomène durant lequel les joueurs des mondes virtuels peuvent voir une représentation d'eux-mêmes d'un point de vue omniscient. Phénomène observable avec le vêtement virtuel, car son expérience se fait que d'un point de vue omniscient, étant donné qu'il n'existe qu'une fois la photographie prise.

2.4 Le vêtement virtuel comme déguisement, une analogie à dépasser

Certes, le vêtement virtuel et l’avatar s’apparentent au déguisement, mais le vêtement virtuel n’est pas exactement un déguisement, c’est l’interaction avec ce dernier qui a valeur de déguisement. Les mondes virtuels créent une distance entre notre avatar et nous-même alors que le vêtement virtuel réduit cette distance, car il s’applique directement sur une représentation photographique de notre corps. De plus, résumer le caractère folklorique du vêtement virtuel par son analogie avec le déguisement utilisé dans le carnaval est une approche qui réduit le concept de folklore à un seul évènement populaire et traditionnel. Pour finir, à travers toutes ces approches où nous avons analysés notre relation au vêtement virtuel ainsi que ses usages, la photographie, qui est le média de ce dernier, reste dans l’ombre.

3. Vêtement virtuel et photographie récréative, un rapport de filiation

3.1 Vêtement image et passe-tête

Les vêtements virtuels sont des images à trous dans l'attente d'être comblés par des parties photographiées de notre corps. Sur ce point, le vêtement virtuel reprend le principe du passe-tête qu' Hervé Jézéquel décrit ainsi : « on y glissait sa tête dans l'ouverture destinée à cet effet afin d'avoir l'allure d'un boxeur, d'un haltérophile ou d'une mariée. On changeait de peau26. » Dans les deux cas, c'est la photographie qui fait la synthèse du corps et du vêtement en donnant l'illusion que le premier habite le second. En 1850, suite à une popularisation de la photographie, les photographes ambulants et forains proposent alors « de nouvelles activités, spécifiques aux foires et aux fêtes foraines, qui changent radicalement des images habituelles, si sérieuses, si strictes27 » afin de reconquérir un public familiarisé à la photographie. Toutes ces images appartiennent au champs fantaisiste de la photographie que Maria Da Luz Correia définit comme : « [l']ensemble de procédés photographiques [...] qui se servaient des décors peints, miroirs, poses, objectifs et chambre noire pour insérer des visages familiers dans un monde onirique, mystérieux, exubérant, risible28. » Au-delà de reprendre le principe du passe-tête, le vêtement virtuel semble donc appartenir au registre de la photographie fantaisiste.

3.2 Le vêtement virtuel comme principe de la photographie fantaisiste

Maria Da Luz Correia affirme à propos de la photographie fantaisiste que « [...] l'exercice de retouche se donne souvent comme la première finalité de ces clichés29. » Comme pour le vêtement virtuel, la photographie est un outil de fabrication d'une autre réalité par le photomontage, ce sont des « images à monter30 » pour reprendre Maria Da Luz Correia. Le vêtement virtuel est une version augmentée du passe-tête car il concerne tout le corps, c'est un « passe-corps ». Vêtement virtuel et passe-tête sont de l'ordre du jeu de rôle, car il s'agit de « faire comme si » l'attitude et les vêtements du personnage représenté sont les nôtres. Tous deux sont des déguisements, car leur performance réside dans le fait d'imiter une apparence ; il n'habille pas, ne protège pas, leur fonction se résume à celle de parure. Le vêtement du passe-tête est aussi virtuel, car dans les deux cas, il s'agit d'une image simulée qui implique un rapport à un vêtement immatériel, impénétrable et dont seule la partie visible et qui sert à la représentation est générée. Le passe-tête et le vêtement virtuel résultent, comme dans le cas du déguisement, de la cohabitation de deux identités et reprennent le paradoxe du déguisement qui cache pour montrer. Hervé Jézéquel affirme que le rôle de la photographie foraine est de « voir et faire voir31 », ce qui s'apparente au principe de seeing and being seen en jeu à travers le vêtement virtuel. La photographie fantaisiste, le passe-tête et le vêtement virtuel font partie d'une souche que Clément Chéroux nomme la photographie récréative. D'après lui, « cette souche est constituée par un vaste répertoire de formes photographiques dont le dénominateur commun est d'être récréatives32 [...] » D'après la généalogie différentielle que l'historien élabore, la photographie récréative serait une pratique d'amateur, une pratique libérée de l'autorité artistique, qui se veut donc plus populaire. Elle appartient donc à la culture « du plus grand nombre », devenant alors une pratique folklorique. Mais pour qu'il y ait folklore, il faut qu'il y ait tradition, ce n'est donc qu'au regard d'aujourd'hui, par la persistance des principes récréatifs de la photographie à travers le vêtement virtuel, qu'elle s'avère être un fait de folklore. Cependant, le caractère folklorique du vêtement virtuel n'est pas à déceler dans une parfaite ressemblance avec les principes de la photographie récréative car, à la suite d'Édith-Anne Pageot, nous défendons l'idée d'un folklore instable et mutant. C'est-à-dire des pratiques et des usages qui se perpétuent en s'adaptant aux nouvelles sociétés dans lesquelles ils transitent. Le vêtement virtuel participe à une forme de folklore car il y a une filiation entre le passe-tête et le vêtement virtuel. Seulement, lorsque que nous nous attardons sur les applications de la photographie récréative, il semblerait qu'il y ait d'autres enjeux de filiation.

3.3 Le vêtement virtuel, un acteur d'une iconographie populaire récréative

La photographie récréative était destinée à être partagée. Elle a donc rapidement fait partie des illustrations de la carte postale. Cette dernière s'apparente à Instagram — réseau social auquel est destiné le vêtement virtuel — car les deux impliquent une relation entre un expéditeur et un destinataire, leur rapport texte et image est proche et leur vocabulaire est identique : poster, envoyer, répondre. Tous deux sont soumis au principe tacite de la nouveauté : ne jamais proposer la même image, ne jamais porter le même vêtement. Pour satisfaire ce désir de nouveauté, les manuels de photographie et les réseaux sociaux reposent sur les mêmes « trucs et astuces » : déformation, hybridation, multiphotographie et passe-tête. Le vêtement virtuel, qui repose sur le principe populaire du passe-tête, côtoie alors tous ces procédés récréatifs qui constituent un vocabulaire iconographique populaire et récréatif des réseaux sociaux. Pour reprendre Marc-Alain Descamp, cette iconographie constituerait un fond d'ancien, c'est-à-dire des principes photographiques populaires et stables. La nouveauté du vêtement virtuel se fait sur un fond d'ancien, rajeuni par son média : le numérique. Le vêtement virtuel participe alors à une forme de folklore car il provoque un fait de déguisement et qu'il repose sur des principes de la photographie récréative, s'intégrant de fait au sein d'une iconographie populaire récréative.

Cette thèse permet de considérer à la fois les fonctions et les usages du vêtement virtuel, c'est-à-dire de ne pas prendre pour acquis sa qualification de vêtement, mais d'interroger ce qui fait vêtement ou non au regard de sa nature. Elle permet de considérer sa matérialité, car avant d'être un vêtement, le vêtement virtuel est une image qui résulte d'un photomontage entre une photographie et un vêtement numériquement simulé. Il est donc nécessaire de considérer les fonctions et usages de la photographie ainsi que les phénomènes qu'elle provoque mais aussi de prendre en considération les enjeux des environnements virtuels. Au-delà de s'affranchir des multiples connotations du folklore, cette thèse permet de ne pas se laisser séduire par la mécanique qui consiste à considérer tout ce qui est virtuel et numérique comme inédit, signe de progrès et futuriste. Elle propose d'abord un regard sur l'existant avant de se positionner sur le caractère inédit de cette typologie de vêtement. Cette thèse révèle alors le phénomène principal en jeu à travers le vêtement virtuel qui est celui du jeu de rôle. Cette approche folklorique du vêtement virtuel s'envisage par la considération du folklore en tant que pratiques et usages émanants du peuple, faisant la singularité d'un groupe d'individus et qui survivent par leur transmission (consciente ou inconsciente) et leur adaptation. De plus, cette approche permet d'envisager le vêtement virtuel dans son écosystème, c'est-à-dire ce avec quoi il existe pour se saisir au mieux de sa nature.

Figure 2. De gauche à droite : Karim Allain, OhMyFace, Shiba Inu TF, Duplicate,Peekaboo Portraits*, Instagram, 2022, Eloïse Hans (modèle) : photographies réalisées à partir des filtres proposés par Instagram.

3.4 Déguisement déguisé

Le projet « Déguisement déguisé » consiste à penser une société par le design fiction où le vêtement virtuel fait partie d'un usage quotidien. L'intention est de produire une réalité parallèle où le rapport au déguisement et à l'habillement est inversé, tout en considérant que ce déguisement est virtuel et que sa matérialité est donc l'image. Il s'agit de prospecter sur l'organisation d'un système de la mode virtuelle au sein d'une société virtuelle où le fait d'habillement devient fait de déguisement. Cela passe par la remise en cause de tout notre rapport au vêtement et à la mode au regard de la nature du vêtement virtuel en traduisant les usages et fonctions du système vestimentaire réel par ceux du système vestimentaire virtuel. La fiction se raconte à la fois par l'écrit et l'image. Ces dernières reposent sur des principes récréatifs de la photographie et s'articulent à des narrations fictionnelles en respectant le gabarit d'Instagram.


Figure 3. Karim Allain, IWardrobe, 2022 : recherches d'icônes d'application de rangement pour vêtements virtuels.

Conclusion

Désormais, il s’avère que le vêtement virtuel cache en réalité un héritage iconographique populaire. Entre vêtement et vêtement virtuel, la nouveauté réside dans le média qu’emprunte l’information « être habillé ». Le vêtement virtuel, passant par la photographie et l’image numériquement simulée, est inhabitable et ne satisfait que le désir de l’œil. C’est une forme augmentée du déguisement dont la performance réside dans l’illusion, l’absence de contraintes matérielles, démultipliant alors les possibilités d’exploration de soi. Étant étranger au corps, il requiert un « faire comme si » de l’ordre du jeu de rôle, pour faire simulacre de vêtement. Le jeu de rôle par la manipulation des images n’est pas propre à notre contemporanéité ou aux mondes virtuels. Il est le résultat d’une démocratisation de l’appareil photographique, qui devient un terrain d’exploration de l’identité alors qu’il n’en produisait que des fac-similés. Le passe-tête, célèbre récréation photographique, se présente par son principe comme le parent éloigné du vêtement virtuel, car tous deux reposent sur la synthèse fictive entre un corps et une représentation d’un vêtement, générée par la photographie. Le vêtement virtuel est alors une version numériquement augmentée du passe-tête dont le vivier iconographique réinvestit, sur un fond d’ancien, des principes populaires de la photographie récréative, qui aujourd’hui, constituent le folklore des usagers d’Instagram.

Bibliographie

Ouvrages

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Articles

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Crédits

Figure 1. Romain Gauthier, AR runway hacking, Instagram, ©romaingauthier, 23/08/2021, consulté le 03/04/2022, ©loicprigent, ©missfamenyc, ©declanchan, ©iliesse_W, ©ssawmag, ©the. liability, ©toniblaze.

Figure 2. De gauche à droite : Karim Allain, OhMyFace, Instagram, 2022, Silichmasha (créateur), Eloïse Hans (modèle) ; Allain, Karim, Shiba Inu TF, Instagram, 2022, Liassur29 (créateur), Eloïse Hans (modèle) ; Allain, Karim, Duplicate, Instagram, 2022, Instagram (créateur), Eloïse Hans (modèle) ; Allain, Karim, Peekaboo Portraits, Instagram, 2022, Milanoartguide (créateur), Eloïse Hans.

Figure. 3. Karim Allain, IWardrobe, 2022, ©Karim Allain.


  1. Anglicisme provenant de « to scroll » signifiant « faire défiler ». 

  2. Anglicisme provenant de « like » signifiant « aimer ». 

  3. Carlings, adDRESS THE FUTURE, Youtube, Carlings official, 14/11/2018, consulté le 02/01/2022, URL : https://www.youtube.com/ watch?v=Sothlpxa6V0 

  4. Barthes, Roland, Système de la mode, Paris, éd. Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1967, p. 16. 

  5. Cet article fait suite à un mémoire soutenu en juin 2022, dans le cadre du Master 2 Design, Arts, Médias, dans l'objectif d'élaborer un système de la mode virtuelle. 

  6. The Fabricant, Iridescence, consulté le 13/09/2022, URL : https://www.thefabricant.com/iridescence 

  7. Pageot, Édith-Anne, « D'un quiproquo à l'autre : mises au point sur la notion de folklore dans son rapport à l'art contemporain », ETC, n° 92, février-mars-avril-mais 2011, p. 19, consulté le 05/01/2022, URL : https://id.erudit.org/iderudit/64262ac 

  8. Saintyves, Pierre, Manuel de folklore, Paris, éd. Librairie Émile Nourry, 1936, p. V. 

  9. Cuisenier Jean, « Repenser aujourd'hui la notion de tradition populaire », Cahiers slaves, Aspect de la vie traditionnelle en Russie et alentour, n° 1, 1997, p. 10, consulté le 23/12/2021, URL : https://doi.org/10.3406/casla.1997.852 

  10. Browaeys, Christine, La matérialité à l'ère digitale. L'humain connecté à la matière, Fontaine, éd. Presses Universitaires de Grenoble, coll. Rien d'impossible, 2019, p. 84. 

  11. Pageot, Édith-Anne, « D'un quiproquo à l'autre : mises au point sur la notion de folklore dans son rapport à l'art contemporain », op. cit., p. 21. 

  12. Barthes, Roland, « Histoire et sociologie du vêtement. Quelques observations méthodologiques », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 12e année, n° 3, 1957, p. 433, consulté le 28/12/2021, URL : https://doi.org/10.3406/ahess.1957.2656 

  13. Barthes, Roland, « Histoire et sociologie du vêtement. Quelques observations méthodologiques », op. cit., p. 436. 

  14. Tuaillon Demésy, Audrey, « "Passer" un costume pour se glisser dans le passé : savoir-faire et apparence corporelle en reconstitution historique », Ethnologies, vol. 40, n° 1, 2018, p. 35-36, consulté le 28/12/2021, URL : https://doi.org/10.7202/1054311ar 

  15. Descamps, Marc-Alain, Psychosociologie de la mode, Paris, éd. Presses Universitaires de France, coll. Le psychologue, 1979, p. 15. 

  16. Pageot, Édith-Anne, « D'un quiproquo à l'autre : mises au point sur la notion de folklore dans son rapport à l'art contemporain », op. cit., p. 21. 

  17. Gofman, Alexandre, « Les éternels retours. Notes sur les cycles de mode », Revue européenne des sciences sociales, XLII-129, 2004, pp. 138-139, consulté le 21/03/2022, URL : http://journals.openedition.org/ress/392 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.39 

  18. Caillois, Roger, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, éd. Gallimard pour l'éd. Revue et augmentée, coll. Folio essais, 1967, p. 67. 

  19. Agier, Michel, « La relation à l'autre dans le rite carnavalesque », dans Ndagano, Biringanine (sous la dir.), Penser le carnaval. Variations, discours et représentations, Paris, éd. Karthala, coll. Hommes et sociétés, 2010, p. 16. 

  20. Caillois, Roger, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, op. cit., p. 98. 

  21. Ibidem, p. 103. 

  22. Agier, Michel, « La relation à l'autre dans le rite carnavalesque », op. cit., p. 16. 

  23. Parmentier, Guy et Rolland, Sylvie, « Les consommateurs des mondes virtuels : construction identitaire et expérience de consommation dans Second Life », Recherches et applications en marketing, vol. 24, n° 3, 2009, p. 18, consulté le 29/12/2021, URL : https://www.researchgate.net/ publication/48445368_Les_consommateurs_des_mondes_virtuels_Construction_identitaire_et_experience_de_consommation_dans_Second_Life ; DOI : http://dx.doi.org/10.1177/076737010902400303 

  24. Perea, François, « L'identité numérique : de la cité à l'écran. Quelques aspects de la représentation de soi dans l'espace numérique », Les enjeux de l'information et de la communication, éd. GRESEC, vol. 2021, n° 1, 2010, p. 155, consulté le 30/12/2021, URL : https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2010-1-page-144.htm 

  25. Pearce, Celia, « Seeing and Being Seen: Presence and Play in Online Virtual Worlds », Online, Offline & The Concept of Presence When Games and VR Collide, USC Centers for Creative Technologies, Los Angeles, California, 2006, consulté le 06/02/2022, URL : http://citeseerx.ist.psu. edu/ viewdoc/download?doi=10.1.1.400.8646&rep=rep1&type=pdf\ « Voir et être vu » (traduit par mes soins). 

  26. Jézéquel, Hervé, « La photographie dans la fête foraine », Ethnologie Française, vol. 25, n° 4, Presses Universitaires de France, 1995, p. 690, consulté de 30/01/2022, URL : http://www.jstor.org/stable/40989581 

  27. Jézéquel, Hervé, « La photographie dans la fête foraine », op. cit., p. 690. 

  28. Da Luz Correia, Maria, « L'image récréative : des photos fantaisistes aux jeux virtuels », Sociétés. L'imaginaire des médias, n°111, 2011, p. 28, consulté le 29/01/2022, DOI : 10.3917/soc.111.0027, URL : https://www.cairn.info/revue-societes-2011-1-page-27.htm 

  29. Da Luz Correia, Maria, « L'image récréative : des photos fantaisistes aux jeux virtuels », op. cit., p. 28. 

  30. Ibidem, p. 32. 

  31. Jézéquel, Hervé, « La photographie dans la fête foraine », op. cit., p. 694. 

  32. Chéroux, Clément, Avant l'avant-garde, du jeu en photographie 1890-1940, Paris, éd. Textuel, coll. Photographie, 2015, p. 14.